CHAPITRE III : La dialectique de l'humain et du
divin
Nous avons déjà mentionné l'idée
que, chez Hegel, la définition de l'homme nécessite la prise en
compte non seulement de la nature des rapports entre le sujet et la nature mais
aussi des types de rapports que les hommes entretiennent entre eux. Mais elle
nécessite également la prise en compte d'un autre type de rapport
aussi essentiel que les deux premiers : c'est celui entre l'homme et Dieu. En
effet, l'une des particularités de l'anthropologie
hégélienne, c'est qu'elle se laisse également
appréhender dans sa philosophie de la religion qui est l'aboutissement
du processus phénoménologique. Par conséquent, pour saisir
la dimension anthropologique de la violence, nous sommes tenus de cerner la
place qu'elle occupe dans la dialectique entre le sujet humain et le sujet
divin.
Pour mieux saisir cette dialectique, il serait opportun de
cerner la présentation que Hegel fait de la nature de Dieu puisque c'est
sur elle que repose toute sa conception des rapports entre l'homme et la
divinité. Dans la première partie des Leçons sur la
philosophie de la religion, Hegel dit ceci : << Quand nous
posons la question : Qu'est ce que Dieu ? Que signifie le terme Dieu ? Nous
réclamons la pensée et on doit nous l'indiquer. [...J En ce cas
la signification c'est la notion, ce que nous désirons savoir c'est
l'Absolu ; la nature divine appréhendée par la pensée, son
essence logique ; ou bien l'idée même de la philosophie et cette
signification, c'est la nature de Dieu comprise. Ainsi ce que nous nommons
l'Absolu a le même sens que le terme Dieu »47.
En d'autres termes, pour Hegel Dieu c'est l'Absolu. Mais cette
identité ne reflète pas à elle seule toute sa conception
de la nature divine. Il est donc possible ici de poser la question portant sur
la nature de cet Absolu. A cette dernière, Hegel répondra
<< De l'absolu il faut dire qu'il est essentiellement
Résultat, c'est-à-dire qu'il est à la fin seulement ce
qu'il est en
47 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, pp.
33-34.
38
vérité »48. Le
résultat dont il est ici question, c'est l'aboutissement du processus
phénoménologique.
En d'autres termes, au début du processus Dieu n'est
pas dans sa vérité, c'est-à-dire qu'il n'est pas conforme
à son concept. Ce qui apparaît étonnant ici c'est que la
présence de Dieu n'ait nullement été mentionnée
durant tout le processus phénoménologique puisque, faudraitil le
rappeler ce dernier est l'histoire de l'affirmation du sujet humain. Comment se
fait-il alors que le processus d'affirmation de l'homme aboutisse à
l'affirmation de la vérité de Dieu ?
La pertinence d'un tel aboutissement est à chercher
dans la présentation que Hegel nous fait du rapport entre la nature
humaine et la nature divine, en disant : << il
[c'est-à-dire Dieu] est un homme qui a l'être-là
spatial et temporel en commun, et ce singulier ce sont tous les singuliers. La
nature divine n'est pas autre chose que la nature humaine »49.
Il faut dire que cette présentation de Hegel est aux antipodes de
la conception qui a dominé toute l'histoire de la philosophie. En effet,
en faisant de Dieu un être spatial et temporel, il s'écarte de la
voie tracée par Platon et que l'histoire de la philosophie a suivie
jusqu'à Kant. Ce dernier considérait d'ailleurs que Dieu n'est
pas objet de connaissance puisqu'il est en dehors des formes a priori de la
sensibilité que sont l'espace et le temps.
Ainsi, chez Kant, il y a un décalage entre l'homme et
Dieu qui se manifeste par le fait que l'homme est dans l'espace et le temps
alors que Dieu est en dehors. C'est justement un tel décalage que
rejette Hegel parce que, pour lui, ce ne serait donc que la manifestation d'une
inadéquation avec leur vérité commune. Cette idée
se trouve clairement exprimée dans ses leçons sur la
philosophie de la religion, où il affirme que << Si l'on
dit : Dieu est infini, je suis fini, ce sont de mauvaises expressions, des
formes inadéquates à l'idée, à la nature de
la
48 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 19
49 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, p. 113.
chose. Le fini n'est pas ce qui est, l'infini non plus
n'est pas fixe »50. La suppression de ce décalage
s'avère nécessaire dans la mesure où les deux êtres
sont tenus de réaliser l'adéquation avec leur propre concept.
Et pour que celle-ci puise être effective il faut que
Dieu renonce à son infinité qu'il accepte de se soumettre
à la limitation de l'espace et du temps. En d'autres termes, Dieu doit
se faire un être historique, et accepter toutes les contradictions de
l'histoire.
Et il apparait clairement chez Hegel qu'une telle soumission
aura nécessairement lieu parce que « Le fini [nous dit-il]
se révèle ainsi comme moment essentiel de l'infini ; et si
nous posons Dieu comme infini, il ne peut, pour être Dieu, se passer du
fini »51. Par conséquent, l'historicité de
la nature divine est la seule condition de sa réalisation, de
l'adéquation à son concept. La conséquence qui
découle nécessairement de cette position de Hegel c'est la mort
de Dieu. La pertinence d'une telle conséquence réside dans le
fait que le temps et l'espace sont synonymes de limitation. Un être
temporel est donc un être qui est appelé à se soumettre
à la limitation du temps et donc à faire l'expérience de
la mort.
Cette mort de Dieu chez Hegel se manifeste par un renoncement
pour Dieu puisqu'il renonce à son être pour se soumettre au
devenir. En d'autres termes, dans sa manifestation première, cette mort
n'est pas l'oeuvre d'un sujet extérieur, mais elle trouve sa source dans
une acceptation volontaire de la part du sujet divin de s'y plier, c'est par
conséquent un suicide. Et en se soumettant à la loi de la mort,
Dieu devient en réalité un être qui possède des
propriétés humaines. Mais cette humanisation de Dieu n'est
cependant pas à comprendre au sens d'une corruption de l'être au
sens ou l'entendrait Aristote. Elle va de pair avec la déification, ou
la génération de l'homme, et elle doit être
considérée comme le pont qui mène à une
région plus vaste, un passage vers une figure plus haute que Hegel
appelle L'Esprit Absolu. C'est ce que note avec clarté Roger
Garaudy en affirmant :
<< L'absolu peut s'incarner, l'absolu doit s'incarner
et par là même, il se soumet à la loi de
la mort.[...]Cette mort de la nature est naissance de l'esprit qui affleure
dans la nature même
50 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de la religion, première partie << Notion de
la religion » traduit par Jean Gibelin Paris Vrin 1971 P. 130.
51 G. W. F. Hegel, op. Cit. p. 129.
40
par la mort, c'est-à-dire dans le mouvement par
lequel chaque être particulier atteint son terme, sa fin, et nous lance
par cette disparition même, au-delà de lui vers le tout plus vaste
qui le fonde et qui le contient qui lui donne son sens et sa
réalité véritable »52 .
Le sens de la mort de Dieu se laisse découvrir dans ce
qu'elle engendre à savoir l'Esprit Absolu. Celui-ci constitue pour Hegel
la vérité commune aux deux êtres à savoir Dieu et
l'homme mais qui ne font qu'un en réalité puisque l'un (l'homme)
est une modalité de l'autre (Dieu).
La mort de Dieu n'est cependant pas, chez Hegel, le
résultat d'un combat identique à celui qui a opposé les
deux consciences dans le cadre de la lutte pour la reconnaissance. D'ailleurs,
un tel rapport ne saurait être possible dans la mesure où il ne
s'agit pas d'un rapport d'extériorité entre deux
réalités distinctes. Il est vrai qu'il y avait une
extériorité entre les deux au début du processus, mais
cette dernière était la preuve de leur inadéquation avec
leur propre concept.
C'est là que se manifeste la particularité de la
philosophie hégélienne de la religion, laquelle
particularité peut être saisie à un double niveau. Le
premier est celui dans lequel Dieu, pour être effectif, doit renoncer
à sa transcendance puisque, pour Hegel, il n'y a qu'une seule
réalité à savoir Dieu ou l'Absolu et il doit s'incarner
dans toutes les autres réalités finies. Il s'agit donc d'une
vision panthéiste de la religion. Il est vrai qu'il n'est pas le premier
panthéiste de l'histoire de la philosophie, puisque nous retrouvons une
telle vision chez Héraclite, Baruch de Spinoza et d'autres. Mais le
panthéisme de Hegel,- et c'est là le deuxième niveau de la
particularité de sa philosophie de la religion- en dehors du fait qu'il
se distingue de celui de Spinoza qui est panthéisme naturaliste, par son
caractère spiritualiste, se manifeste dans et par l'expérience de
la violence, qui est ici la mort de Dieu.
Dieu n'est donc pas synonyme de repos, de fin du mouvement et
de la violence puisqu'il doit se soumettre aux contradictions de l'histoire.
Jaques D'Hondt a donc raison de noter, à propos du Dieu
hégélien, qu'il s'agit d' « un Dieu agité d'une
dialectique intérieure qui se déploie historiquement et n'est
que, dans ce déploiement, un Dieu qui se confond avec l'esprit
52 R. GARAUDY, Dieu est mort. Etude sur Hegel,
Paris, PUF, 1970, P. 102.
de la communauté, un Dieu qui est la conscience en
marche et s'accomplit en cette marche »53.
Cette participation au cours de l'histoire n'est en
réalité possible que dans la mesure où Dieu s'est
humanisé, il s'est fait homme parmi les hommes en la personne du Christ.
La mission du Christ consistait donc, pour Hegel, en la résorption du
décalage entre l'infini et le fini, synthèse qu'il a su
lui-même incarner. Cette synthèse entre le sujet divin et l'homme
se reflète de la nature même de christ. Pour Hegel, le christ
à une double existence et cette idée apparait dans ces mots :
<< Cette apparition du Dieu-homme doit être
aussitôt considérée de deux manières,
premièrement en tant qu'homme selon son état extérieur,
selon sa considération non religieuse, c'est-à-dire tel qu'il
apparaît en tant qu'homme ordinaire. Mais la seconde considération
est celle qui se fait dans l'esprit, avec l'esprit et frayant la route vers sa
vérité parce qu'il a en lui-même cette scission infinie,
cette douleur, qu'il veut la vérité, qu'il veut et doit avoir le
besoin de la vérité et la certitude de la vérité.
C'est seulement avec ce second mode de considération qu'on a le
religieux >>54.
Cette double manifestation du Christ sera le fondement de la
double signification de la violence qu'il va subir pour se réaliser en
tant qu'Esprit Saint. Le premier sens est celui de la violence subie en tant
qu'homme, et ce sont les hommes qui la lui feront subir. Ainsi la
réalité humaine du Christ est celle qui doit emprunter le
chemin de croix qui va aboutir à la crucifixion. Vue sous cet
angle, la mort de Dieu est l'oeuvre d'un meurtrier à savoir l'homme.
Cette crucifixion apparaît aux yeux de Hegel comme une
nécessité puisque la réalité humaine porte en
elle-même la mort. Claude Bruaire notera à ce propos que
« le christ existe comme homme qui doit mourir. [...J La nature
humaine ne peut être assumée par Dieu que si l'être fini
séparé est détruit »55 Il faut alors
dire que cette mort du Christ est à interpréter au sens purement
biologique du terme c'est-à-dire qu'il meurt de son corps.
53 J. d'Hondt, Hegel, Paris, PUF, 1975, p.
54.
54 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de la religion, Troisième partie : << la
religion accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p.
232.
55 C. Bruaire, Logique et religion
chrétienne dans la philosophie de Hegel, Paris, Seuil, 1964, p
129.
42
Mais une telle interprétation ne reflète qu'un
aspect de cette mort, puisque cette violence à une autre signification,
c'est celle qui découle de sa nature spirituelle. Il est esprit qui ne
s'est pas encore réalisé comme Esprit Saint ; et c'est par la
tension vers l'universel, par l'intermédiaire de l'auto négation
du soi comme esprit simple, qui n'est qu'une transition vers la
résurrection, qu'une telle réalisation est possible. Et dans ce
sens, elle prend sa source dans le renoncement, et c'est sous cet aspect
qu'apparaît la véritable valeur de cette mort. C'est pourquoi,
nous dit Hegel, << l'histoire de la résurrection et de
l'élévation du Christ à la droite de Dieu commence
là oil l'histoire acquiert une interprétation spirituelle
»56.
Nous voyons donc que la réalisation du christ comme
Esprit Saint passe forcément par la plus terrible des violences :
l'expérience de la mort. Aussi étonnant que cela puisse
paraître, la mort de Dieu, chez Hegel, est donc la condition de son
accomplissement comme Esprit Absolu. Elle n'est donc pas à comprendre
dans le même sens que celle proclamée par Nietzsche dans le
gai savoir. Il est vrai que tous le deux nient toute idée de
transcendance divine ; mais là où, chez Nietzsche, la mort de
Dieu est synonyme d'une négation absolue, chez Hegel ce renoncement
à sa transcendance n'est qu'une transition vers une nouvelle forme
d'existence. Cette divergence de points de vue se reflète plus
manifestement dans le fait que, pour Nietzsche, la mort de Dieu nous abandonne
à notre propre sort et nous laisse avec un océan d'incertitudes
que nous devons traverser, comme un navigateur qui a perdu sa boussole au beau
milieu de la mer. Autrement dit, chez Nietzsche, le nihilisme constitue la
conséquence de la mort de Dieu.
Par contre, la mort de Dieu chez Hegel est salutaire pour
l'homme, puisque c'est la condition sine qua non pour le rachat du
péché originel, mais pour Dieu également dans la mesure
où elle permet sa synthèse, condition de son effectivité.
Le chemin de croix apparaît donc comme le seul chemin qui mène
à cette réconciliation. Hegel confirme en ces termes : <<
la mort du Christ est d'une part la mort d'un homme, d'un ami qui a
été tué par violence ; mais appréhendé
spirituellement, c'est cette mort même qui devient le salut, le centre de
la
56 56 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la
religion, Troisième partie : << la religion
accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 241.
réconciliation. Avoir l'intuition de la nature de
l'esprit et de la satisfaction de son besoin de façon sensible est alors
une perspective qui n'a été ouverte à ses amis
qu'après la mort du Christ »57.
Par conséquent, à en croire cette
interprétation de Hegel, l'acceptation par le Christ de subir la
violence, constitue la source du salut de l'humanité. Celle-ci trouve
toute son expression dans le fait qu'il ait emprunté volontairement le
chemin de croix pour le rendre effectif. Les raisons du renoncement de Dieu
à sa transcendance pour se soumettre à la violence dont
l'histoire est porteuse sont à chercher dans l'acte d'amour.
Dans la mesure où cette incarnation divine en la
personne du Christ est pour Hegel la condition du salut, il est possible
d'affirmer que ce dernier dépend en dernière instance de l'amour
que les différents sujets se portent les uns envers les autres. Car il
faut bien le dire si l'humain n'est qu'une modalité de l'absolu, l'amour
divin doit se manifester dans les rapports interhumains.
C'est cette double manifestation du sentiment d'amour que
Hegel exprime en ces termes : << la détermination fondamentale
dans ce royaume de Dieu est la présence de Dieu, de sorte que ce n'est
pas seulement l'amour de l'homme qui est recommandé aux membres de ce
royaume, mais la conscience que Dieu est l'amour. Cela revient à dire
que Dieu est présent, c'est-à-dire que cette présence doit
exister en tant que sentiment propre, que sentiment-de-soimême
»58.
Il apparaît trois éléments fondamentaux
dans cette affirmation de Hegel : le premier est que l'amour ne trouve son
expression la plus parfaite et la plus manifeste qu'en tant qu'il est un
sentiment divin. L'amour divin est donc une catégorie fondamentale dans
le rapport de l'homme à Dieu. Le deuxième élément
c'est que l'amour divin n'est pas un sentiment parmi tant d'autres, ce qui en
ferait quelque chose de contingent, mais la nature même du divin :
<< dieu est amour ». Il découle d'une telle
idée que l'amour est le seul type de rapport que Dieu peut entretenir
avec les autres réalités et principalement avec les hommes. Le
troisième élément, non moins important que les deux
autres, réside en ceci que l'amour divin n'est pas un rapport à
une réalité qui lui serait extérieure, mais plutôt
un rapport de soi à soi même,
57 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 241.
58 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion
accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 238.
44
puisqu'il est la seule réalité qui existe. En
d'autres termes, l'amour divin est un amour propre puisque c'est un <<
sentiment-de-soi-même ».
Mais il est quand même opportun de souligner que l'amour
divin trouve son origine et son sens dans une situation de scission originelle,
laquelle scission est une conséquence du péché originel.
Ce qui se manifeste dans la scission originelle, c'est qu'au début,
l'homme et Dieu sont deux réalités extérieures l'une
à l'autre. Cet amour divin est donc à entendre dans le sens d'un
désir de mettre fin à cette scission.
L'amour divin est donc né d'une rupture et va ainsi
s'exprimer dans le drame. En effet, si l'amour est le signe d'une finitude, et
par conséquent d'un décalage, il n'existe que dans la mesure
où celui persiste. Le drame qui apparaît dans l'amour divin ne
relève donc pas de la contingence et par conséquent la nature
divine est forcément dramatique. C'est ce que note Hegel en ces termes :
« la vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l'on
veut, être exprimé comme le jeu de l'amour avec soi-même ;
mais cette idée s'abaisse jusqu'à l'édification et
même jusqu'à la fadeur quand y manque le sérieux, la
douleur, la patience, et le travail du négatif
»59.
Les termes que Hegel utilise dans cette affirmation sont assez
illustratifs de la nature dramatique de l'amour divin, puisque ce dernier ne
peut s'exprimer que dans << le sérieux », « la
douleur », « la patience » et « le travail du
négatif ». Il convient alors de s'arrêter sur le contenu
de ces concepts puisqu'ils sont porteurs de toute la conception
hégélienne. Le travail du négatif qu'implique
l'amour divin trouve sa justification dans la nécessité du
renoncement à soi de Dieu, lequel renoncement est en fait une
négation de son être-là divin. Ce renoncement se fait dans
la douleur, c'est-à-dire dans l'extrême souffrance
puisqu'il est un affrontement avec la mort. L'objectif de ce renoncement
à soi de Dieu n'est atteint qu'au bout d'un processus, elle ne
s'effectue donc pas de manière immédiate, c'est pourquoi l'amour
divin exige de la patience pour pouvoir être effectif. Cette
conception Hégélienne de l'amour divin est pour le moins
antiromantique puisqu'il se manifeste dans le sérieux de
l'histoire universelle.
59 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 18.
L'effectivité de l'amour divin passe donc
nécessairement par la soumission à la violence qui est loin
d'être un fait extérieur, mais un trait de caractère
dominant. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que << le
suprême sacrifice de l'amour est celui par lequel il consent à
n'être plus qu'amour, à se renier dans la violence et
précisément pour que l'amour soit ce qu'il a à être
: universellement concret »60.
Il est évident que ce que dit Hegel de l'amour divin
est valable pour l'amour au sens humain puisque le second est subordonné
au premier. En effet, si la nature humaine est considérée comme
étant identique à la nature divine, les propriétés
attribuées au sujet divin restent applicables au sujet humain, à
la différence que le sujet divin est la manifestation de l'universel et
du coup l'homme en tant qu'être fini n'en est qu'une modalité. Il
est donc clair que la même violence que le sujet divin doit supporter
s'exerce sur l'homme avec la même nécessité.
En d'autres termes, l'amour divin est en même temps un
amour humain et la mort de Dieu qui en est la conséquence, ou plus
l'autre facette, est du même coup une violence sur le sujet humain. Cette
identité entre l'amour et la mort apparaît clairement dans cette
assertion de Hegel : « la mort est l'amour même ; l'amour absolu
y est intuitionné ; l'identité du divin et de l'humain consiste
justement en ce que Dieu est auprès de soi même dans l'humain,
dans le fini, et que ce fini est lui même dans la mort, une
détermination de Dieu. Par la mort Dieu a réconcilié le
monde et se réconcilie éternellement avec soi-même
»61.
Si la mort de Dieu apparaît ici comme une
réconciliation c'est qu'elle ne met pas seulement fin à la
scission entre l'humain et le divin. Elle a une signification plus profonde
puisqu'on ne parle de réconciliation que là ou il y a eu conflit.
Le conflit dont il s'agit ici est celle qu'engendre le péché
originel. Cette scission entre l'humain et le divin n'est donc pas à
entendre au sens d'une scission entre deux réalités
extérieures l'une de l'autre. Il est la conséquence d'un refus
par le sujet humain, en l'occurrence Adam, de se conformer aux exigences du
divin. Le péché originel n'est donc rien d'autre qu'un refus de
soumission à
60 L. Malverne, Signification de l'homme,
Paris, PUF coll. << Initiation philosophique » 1960, P. 82.
61G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie
de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie
», trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 147.
46
Dieu qui est pourtant l'infini, et donc la
réalité qui engloutit l'ensemble des êtres finis, et qui
sont donc sensés s'écraser et se fondre en lui.
Pourtant, ce n'est pas celui qui est fautif,
c'est-à-dire l'homme, qui a racheté sa faute mais plutôt
celui contre qui la faute à été commise,
c'est-à-dire Dieu. Ce que monter une telle réconciliation c'est
que dans l'être divin se côtoient, ou plus deviennent identiques,
les choses qui sont considérées comme contradictoires par
l'homme, et c'est justement dans cette opposition que se situe la scission.
C'est pourquoi << si cette réconciliation,
selon son concept est exprimée ainsi, [précise Hegel]
c'est parce que le mal est en soi le bien, ou alors parce que l'essence
divine est la même chose que la nature dans toute son ampleur ; de
même que la nature séparée de l'essence divine est
seulement le rien »62
La raison d'un tel phénomène doit être
cherchée dans le rapport d'amour qui lie le divin aux hommes. Il a tant
aimé les hommes qu'il accepte de racheter la faute à leur place.
Par conséquent, l'amour divin engendre le drame. Nous retrouvons les
échos d'une telle idée chez Nietzsche qui affirme : <<
Ainsi me dit un jour le diable « Dieu même a son enfer ; c'est
son amour des hommes». Et j'ouïs tout récemment de lui cette
parole «Dieu est mort ; de sa compassion pour les hommes Dieu est
mort» >>63.
Et ce sacrifice suprême s'exprime dans la personne du
Christ. La mission du christ consistait, en fin de compte, au rachat du
péché originel. Sa mort est donc, pour Hegel, synonyme de
délivrance pour l'humanité toute entière puisqu'en
réalité le péché originel la touche dans son
intégralité. Hegel dira a ce propos que << «le
christ est mort pour tous» ce n'est pas là quelque chose de
singulier, mais l'éternelle histoire divine, c'est là un moment
de la nature de Dieu même, cela s'est passé en Dieu lui-même
>>64.
La mort de Dieu rend du coup nécessaire
l'édification de la communauté universelle puisqu'elle doit avoir
la même signification pour toute l'humanité. Elle est la preuve
que tous les hommes doivent être concernés par la même
histoire qui est l'histoire universelle dont la marche s'effectue, selon Hegel,
par une rupture.
62 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 282.
63 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
Trad. Maurice de Gadillac, Paris, Gallimard, 1971, p116.
64 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion
accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 243.
DEUXIEME PARTIE :
L'HISTOIRE
UNIVERSELLE OU LE
REGNE DE LA
TERREUR
48
La question du rôle des Etats dans l'histoire
universelle, est l'une des plus fondamentales dans la pensée de Hegel.
Cette place de la question politique dans la marche de l'histoire se justifie
par la place qu'elle occupe dans l'affirmation de notre humanité. En
effet, pour Hegel, l'individu ne saurait être imaginé en dehors
d'un cadre social. Il rejette toute idée d'un état de nature
primitif dans lequel l'homme ignorerait toute culture et tout rapport à
autrui. Hegel reprend ici la fameuse thèse d'Aristote selon laquelle
l'homme serait un animal politique. Il affirme dans ce sens que « tout
ce que l'homme est il le doit à l'Etat, c'est là que
réside son être »65.
Mais il va s'opérer une radicalisation de la position
aristotélicienne. La où Aristote considère l'Etat comme
une entité autonome, Hegel estime que la participation du sujet
individuel à une organisation étatique qui le dépasse en
grandeur et en pouvoir, n'est qu'un moment de l'évolution de l'Esprit
Universel. Ainsi, le passage de la famille à la société
civile et puis à l'Etat devient une nécessité. Mais la
mise en terme des contradictions de la société civile, avec
l'instauration de l'Etat, est loin de coïncider avec la fin de la marche
de l'histoire, puisque celle-ci prend toute son importance dans les rapports
entres les Etats. L'histoire universelle prend donc toute son ampleur et sa
signification dans la nature des rapports entre Etats.
Si le sujet individuel ne peut s'affirmer que dans une
organisation étatique, il n'en demeure pas moins que l'Etat
lui-même ne se définit que dans son rapport aux autres Etats.
C'est pourquoi une prise en charge de la dimension anthropologique de la
violence chez Hegel ne saurait écarter la question des relations
internationales. Il s'agira dans cette partie d'étudier les rapports
entre les Etats selon la même optique que celle entre les consciences en
analysant la valeur de la guerre chez Hegel, avant de pouvoir en tirer le sens
global pour la violence dans la marche de l'esprit universel.
65 G. W. F. Hegel, la raison dans l'histoire,
Trad. Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 2006, p. 136.
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