CHAPITRE II : La lutte pour la reconnaissance
Après avoir anéanti l'objet extérieur, la
conscience passe à un autre stade, celui de la conscience de
soi. Ce stade est celui de la prise de conscience de sa propre existence
comme sujet libre et autonome par rapport à la nature. Mais Une telle
liberté s'avère incomplète puisqu'elle sera vite remise en
cause. En effet, la conscience de soi découvre vite qu'elle est loin
d'être seule, elle à en face d'elle, une autre conscience de soi
qui a les mêmes propriétés qu'elle, et qui est donc
passée par les mêmes péripéties et la même
expérience. Le premier type de rapport que les deux consciences vont
tenter d'établir entre elles c'est celui d'une tentative de soumettre
l'autre à ses propres exigences, comme dans le rapport à la
nature.
Le même type de rapports que le moi entretenait avec la
nature refait surface avec la présence de l'autre moi. En effet, autant
la nature constituait un obstacle qu'il fallait nier, autant l'existence de
l'autre moi constitue une forme de limitation pour l'affirmation de la
conscience de soi. L'affirmation de la conscience de soi se trouve donc
être remise en cause par l'existence de l'autre conscience de soi. Hegel
nous dit à ce propos que << le moi, mon pur et simple vouloir
n'est pas séparé de mon être-là ; les deux sont
égaux. Et c'est justement ce que contredit la contrainte et la violence
car dans mon être là l'autre me lèse
»21. Autrement dit, le moi retombe dans une
situation de décadence alors qu'il croyait s'être pleinement
affirmé en niant son immédiateté. Et pourtant cette
apparition de l'autre conscience de soi demeure salutaire pour les deux
consciences dans la mesure où, comme l'affirme Hegel, << La
conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience
de soi »22.
Comment se fait-il qu'une réalité qui limite mon
champ d'action puisse être en même temps la source de ma
satisfaction ? En réalité pour qu'une telle satisfaction puisse
être atteinte il faut donc que chaque conscience tende vers l'autre ce
qui fait naître le désir. C'est du moins ce qui apparaît
dans ces mots de Hegel : « le moi simple est ce genre oil l'universel
simple pour lequel les différences sont néant ; mais il l'est
seulement quand il est l'essence négative
21 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 28
22 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 153.
des moments qui se sont formés. Ainsi, la
conscience de soi est certaine de soi même, seulement par la suppression
de cet autre qui se présente à elle comme vie indépendant
; elle est désir. >>23. Mais ce désir est
à distinguer du désir destructeur qui pousse le sujet vers
l'objet naturel. Cela s'explique par le fait que l'objet du désir est
ici une autre conscience et donc, du fait qu'il a les mêmes aptitudes que
la conscience, il est un être désirant. Une telle situation
conduit le moi à changer de mode d'expression puisque son alter ego est
hors de portée du désir immédiat et animal. Le
désir ne porte plus alors sur une réalité quelconque mais
sur le désir de l'autre ; c'est un désir du désir de
l'autre. Et celui-ci n'est rien d'autre qu'un désir d'être
désiré et donc un désir d'être reconnu.
Il apparaît donc ici que toutes les deux consciences
désirent la même chose c'est-à-dire être reconnue ce
qu'elles ne peuvent pas obtenir toutes les deux en même temps. La
satisfaction de ce désir exige alors un combat parce qu'aucune des
consciences n'acceptera que son désir soit anéanti. Hobbes
à eu donc raison de dire que << si deux hommes désirent
la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les
deux, ils deviennent des ennemies ; et dans leur poursuite de cette fin [...J
chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre
>>24. C'est ce conflit ou, plus
précisément, ce combat pour la satisfaction de ce désir du
désir de l'autre, et par conséquent pour la domination de
l'autre, que Hegel nomme La lutte pour la reconnaissance. Le concept
de << reconnaissance » comporte un sens inédit dans
la philosophie de Hegel, et il est structurant de toute sa conception des
rapports entre sujets. C'est pourquoi, il convient ici de préciser le
sens où il l'entend lui-même.
Dans le sens courant, la reconnaissance a une acception
plutôt psychologique. C'est l'acceptation par le sujet de la situation
d'existant d'une réalité quelconque. Dans ce cas, la
reconnaissance d'un être ne nécessite aucun effort de sa part ;
elle est donc immédiate. Mais Hegel donne plus de valeur à la
<< reconnaissance >> : il ne s'agit pas pour la conscience
d'obtenir une simple acceptation de la part des autres << moi >> de
sa situation d'existant, parce qu'une telle reconnaissance même la nature
peut y prétendre, mais d'être accepté comme un moi libre
agissant et capable de transformer le cours de l'histoire. On comprend alors
pourquoi la reconnaissance chez Hegel exige la lutte puisque c'est
l'acceptation de la part de l'autre de notre situation d'être
supérieur aux autres et par conséquent elle nous donne le droit
de nous arroger d'une certaine maîtrise sur les réalités
extérieures.
23 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 152.
24 Th. Hobbes, Léviathan. Traité de
la matière de la forme et u pouvoir de la république
ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris,
sirey, 1971, p. 122.
26
Et une telle place nous ne pouvons prétendre y
accéder que lorsqu'on s'est affirmé comme des êtres libres
et donc capables, par ce biais, d'influencer le cours des choses. Nous voyons
donc l'importance que la liberté a dans le processus d'affirmation de la
conscience, qui n'est en fait qu'une des modalités de l'Esprit.
Hegel fera même de la liberté l'essence de
l'esprit ; c'est d'ailleurs ce qui apparait dans ces propos : << La
nature de l'esprit se laisse connaître par son opposé exact. Nous
opposons l'esprit à la matière. De même la substance de la
matière est la pesanteur, de même la substance de l'esprit est la
liberté. Nous sommes tous convaincus qu'une des propriétés
de l'esprit est la liberté ; mais la philosophie nous montre que toutes
les propriétés de l'esprit ne subsistent que grâce à
la liberté, qu'elles ne sont toutes que les moyens de la liberté,
que toutes la recherchent et la produisent. Une des connaissances qu'apporte la
philosophie spéculative c'est que la liberté est l'unique
vérité de l'esprit »25 .
Cette lutte pour la reconnaissance est donc une tentative pour
chaque conscience d'atteindre sa vérité qu'est l'esprit et qui ne
peut être effective que lorsque notre liberté est reconnue par
notre alter ego. La nécessité du passage par l'autre conscience
se justifie par le fait que tant que cette liberté n'est qu'une affaire
individuelle, elle n'a aucune réalité, la conscience a donc
besoin de l'ériger à l'universel. C'est pourquoi Hegel affirme
que : << le voulant veut, c'est-àdire qu'il veut se poser se
faire objet en tant que lui. Il est libre mais cette liberté est le vide
le formel mauvais 26». A travers cette lutte donc, ce que
la conscience cherche c'est l'universalisation de sa liberté.
Il apparaît donc ici le fondement et la principale
raison de la nécessité de cette lutte. Elle est à chercher
dans le fait que celui qui doit le reconnaître est un autre moi, et par
conséquent, il aspire lui aussi à la reconnaissance de sa propre
liberté. En d'autres termes, les deux consciences désirent une
seule et même chose. La conséquence qui en découle, c'est
que seule l'une des deux peut l'obtenir, et dans ce cas il faut aller à
la lutte dans la mesure où il n'y a
25 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire,
trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p 75.
26 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 28.
que deux issues possibles : soit l'une des consciences renonce
à sa prétention à la reconnaissance de sa liberté,
soit l'une d'elle devra être supprimée. Dans tous les cas seule la
lutte peut permettre d'aboutir à l'une ou l'autre de ces deux
conséquences. C'est pourquoi Hegel affirme qu'«Elles doivent
nécessairement engager cette lutte, car elles doivent élever leur
certitude d'être pour soi à la vérité, en l'autre et
en elles-mêmes. »27.
Que faire alors pour qu'autrui renonce à la
prétention à la liberté ? Telle est la question que se
pose chaque conscience. La présence de l'autre moi comme
prétendant à la reconnaissance de sa liberté est donc
source d'inquiétude pour la conscience de soi, dans la mesure où
elle remet en cause son indépendance. Une telle inquiétude trouve
sa source dans l'importance que la liberté a dans l'accession à
la vérité de l'esprit. En effet, si la liberté est
l'essence de l'esprit, et donc la condition sine qua non pour l'affirmation de
notre humanité, il peut sembler à priori absurde de demander
à quelqu'un de renoncer à la sienne. L'homme n'existe que parce
qu'il est libre, s'il ne l'est plus, il n'est qu'un simple
être-là, qui n'a donc pas réalisé
l'adéquation avec son concept.
Toute tentative d'anéantir la liberté du sujet
serait donc une intention de le priver de son humanité, et, du coup, de
le tuer. Tout se passe comme si, pour qu'une des consciences atteigne son
objectif il faille qu'il vise la mort de l'autre. La lutte pour la
reconnaissance s'avère donc être une lutte pour la mort de l'autre
conscience, qui est désormais considérée comme un ennemi
dont il faut se débarrasser. Mais elle est également une lutte
pour la vie, puisque le sujet qui tend vers la mort de l'autre n'a qu'un seul
objectif : la conservation de sa propre vie, même si paradoxalement il
doit tendre en même temps vers sa propre mort. Ces deux aspects de la
lutte pour la reconnaissance apparaissent dans cette assertion de Hegel :
« A lui, «à chaque adversaire» en tant que
conscience, il apparaît que cette «lutte pour la
reconnaissance» a pour but la mort d'un autre, mais elle a pour but la
sienne propre ; c'est un suicide dans la mesure où la conscience
s'expose au danger »28.
27 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 159.
28 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, p. 49.
28
Mais à ce niveau va intervenir un aspect
déterminant dans la conception hégélienne de la violence.
C'est qu'il ne suffit pas, pour chaque conscience, de tendre vers la mort de
l'autre, d'exercer la violence sur lui pour atteindre son objectif qui est la
conservation de sa vie et la reconnaissance de sa liberté. Parce qu'il
faut dire que, si les deux consciences ont les mêmes
propriétés, et qu'ils exercent la même violence l'une sur
l'autre, on devrait se retrouver, en principe, avec un équilibre de la
terreur qui ne peut donner aucune issue au combat.
Il faudra donc l'intervention d'un autre élément
pour arbitrer le combat entre les deux consciences et en déterminer
l'issue. Ce nouvel élément n'est pas extérieur aux deux
consciences, puisqu'en réalité, c'est au fond d'elles mêmes
qu'elles doivent le puiser. Il s'agit ici de la capacité de chaque
conscience à supporter la terrible épreuve de la mort. Le
résultat de cette lutte dépendra de la capacité qu'a
chaque conscience à subir la violence dont l'épreuve de la mort
est porteuse. Autrement dit, vivre c'est risquer consciemment sa vie, car celui
qui n'est pas prêt à mourir ne vivra pas en tant qu'homme libre,
mais en tant qu'être-là. C'est, pour reprendre les termes de
Schelling, << une application particulière du paradoxe suivant
lequel la faculté de contraindre l'adversaire est liée au pouvoir
de se contraindre soi même »29.
Donc il ne s'agit pas simplement, pour gagner le combat, de
mettre la vie de l'autre en danger, mais aussi de risquer la sienne ; parce
qu'en fin de compte, nous dit Hegel, << c'est seulement par le risque
de sa vie qu'on conserve la liberté, qu'on prouve que l'essence de la
conscience de soi n'est pas l'être, n'est pas le mode immédiat
dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n'est pas son enfoncement dans
l'expansion de la vie ; on prouve plutôt par ce risque que dans la
conscience de soi il n ya rien de présent qui ne soi pour elle moment
disparaissant ; on prouve qu'elle est purement être- pour-soi
»30.
.Nous pouvons alors remarquer qu'à ce niveau
aucune considération matérielle extérieure n'entre en
ligne de compte. En d'autres termes, ce ne sont pas les moyens dont dispose
le
29 Th. Schelling, Stratégie du
conflit, Trad. Raymond Manicacci, Paris, PUF, 1986, p. 39.
30 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 159.
sujet qui déterminent l'issue du combat. La perspective
de Engels, selon laquelle << la violence n'est pas un simple acte de
volonté mais exige pour sa mise en oeuvre des conditions
préalables très réelles, notamment des instruments dont le
plus parfait l'emporte sur le moins parfait >>31,
apparaît ici comme une aberration. Car, dans ce cas le mérite du
sujet ne se mesure plus à sa l'effort et au courage dont il à su
faire preuve mais dépend de conditions matérielles
extérieures qui sont il faut le reconnaître, contingentes. C'est
d'ailleurs la raison pour laquelle, Hegel accorde plus de valeur à la
capacité à supporter la violence que l'ennemi exerce sur la
conscience de soi qu'à celle qu'elle exerce elle-même. On comprend
alors pourquoi ce n'est pas le degré de violence exercé sur
l'autre conscience qui fera la différence dans ce combat, mais bien le
degré d'auto violence. Il apparait donc, chez Hegel, une position
très originale à propos de l'idée de courage. Là
où chez des auteurs comme Platon, dans le Lachès, le
courage apparait comme une capacité à ne jamais renoncer à
la difficulté, chez Hegel, il a plus de valeur, dans la mesure où
c'est l'acceptation par le sujet de se mettre soimême dans la
difficulté pour accéder à ses fins. Et d'ailleurs ce n'est
qu'à cette condition que le résultat auquel on parvient devient
digne d'estime et de crédit. Nous pouvons dire alors avec Simone de
Beauvoir que « c'est parce qu'il ya un vrai danger, de vrais
échecs, une vraie damnation terrestre, que les mots de victoire, de
sagesse, et de joie ont un sens >>32.
La lutte pour la reconnaissance est à ce titre la
manifestation la plus éloquente du sens de cette notion de victoire
puisqu'il est obtenu par la manifestation du courage qui consiste ici à
se soumettre à la suprême difficulté qu'est la mort, qui
fait ici office de transition pour l'accession à une humanité
reconnue. Françoise Dastur note fort bien à ce propos que
<< l'accès à l'humanité n'est possible que par
l'affrontement de la mort »33. Justement un tel
affrontement de la mort, tout le monde n'en est pas forcément capable et
c'est là que réside la clef du combat entre les deux consciences.
En effet, l'une des deux sera contrainte de renoncer au combat, par crainte de
la mort et fera ainsi preuve d'un manque de courage.
Mais, en réalité, elle renonce à autre chose
de plus élevée, à savoir sa propre liberté. Ce
renoncement fait suite à un choix que les deux consciences ont
été contraintes de faire. Il
31 F. Engels, Le rôle de la violence dans
l'histoire, Paris, Editions Sociales, 1971, P 17.
32 S.de Beauvoir, pour une morale de
l'ambiguïté, suivi de Pyrrhus et Cinéas,
Paris, Gallimard, 2008, p. 44.
33 F. Dastur, La mort. Essais sur la
finitude, Paris, Hatier, 1982, p. 24.
30
s'agissait de choisir entre la vie et la liberté. Mais
il convient de préciser que ces deux concepts ne font qu'un chez Hegel,
car il n'y a de véritable vie pour l'homme que lorsque celle-ci
s'exprime dans et par la liberté.
Le renoncement de la conscience à sa liberté et
du coup à sa reconnaissance, non plus comme simple être-là
mais comme un homme accompli et conforme à son concept, permet de ne pas
aboutir à l'issue qui était initialement prévue
c'est-à-dire la mort. Elle est donc un renoncement à un mode
d'existence pour un autre mode d'existence. En effet, en renonçant
à sa liberté, l'une des consciences préfère vivre
en tant qu'esclave et non en tant qu'homme libre. Et du coup, il
reconnaît l'autre comme étant libre, et celle-ci devient la
conscience maîtresse.
Hegel affirme à ce propos que « la vie
étant aussi essentielle que la liberté, la lutte se termine tout
d'abord comme négation exclusive, par cette inégalité que
l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme
conscience de soi individuelle, mais renonce à être reconnu libre,
tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu
par le premier qui lui est soumis ; c'est le rapport de la domination et de la
servitude »34.
La soumission de l'une à l'autre est désormais
le rapport qui lie les deux consciences, soumission qui n'est que la
conséquence de la peur manifestée par l'une des consciences
devant la terrible épreuve de la mort. La conscience soumise n'a donc
pas su faire preuve de courage qui lui aurait permis de vaincre son adversaire
et de le soumettre. Il apparaît donc ici que seul le courage peut
permettre de prétendre à la reconnaissance de sa
liberté.
La conséquence qui découle de ceci est que la
reconnaissance est dénivelée, elle n'obéit pas à la
loi de la réciprocité. En effet, là où l'esclave
reconnait le maître comme être libre, ce dernier n'a pas la
même considération pour lui, il le reconnaît que comme
simple être-là. L'esclave est nié en tant qu'être
libre. C'est ainsi que, nous dit Hegel : « pour la reconnaissance au
sens propre du terme il manque encore un moment, celui dans lequel le
34 G. W. F. Hegel, Précis de
l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Jean Gibelin,
Paris, 1970, p. 242
32
maître fait sur lui-même ce qu'il fait sur
l'autre individu, et celui dans lequel l'esclave fait sur le maître ce
qu'il fait sur soi. A donc pris seulement naissance une reconnaissance
unilatérale et inégale»35.
Mais, du fait même de son caractère
unilatéral, cette reconnaissance est loin de constituer
l'apothéose de l'histoire des deux consciences en lutte. Il est vrai que
l'esclave avait renoncé à la reconnaissance en
préférant la vie, mais ce renoncement n'est que temporaire parce
qu'il va continuer à rechercher la domination sur le réel par
l'intermédiaire du travail. Mais le travail n'apparaît pas ici
comme une simple contingence, il relève de la nécessité
puis qu'il trouve son origine dans le désir.
La nécessité du travail s'explique par le fait
que l'homme est un être de désir et que par conséquent la
tentative de le satisfaire prend le dessus sur toutes ses autres formes
d'activité. S'exprimant sur la nature de ce désir Hegel dira :
« le travail, au contraire, est désir
réfréné, disparition retardée : le travail forme.
Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet
même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à
l'égard du travailleur l'objet a une indépendance ».
36
En d'autres termes, le désir qui est à l'origine
du travail a ceci de particulier qu'il n'appelle pas à une satisfaction
immédiate, comme un désir animal car cela coïnciderait avec
son propre anéantissement. Il s'agit en fait d'une satisfaction
médiatisée par le travail. Sa satisfaction est toujours
reportée ultérieurement ce qui pérennise ce désir
et du coup le travail. Il peut alors sembler curieux, comme on peut le
remarquer dans le rapport entre le maître et l'esclave, que c'est sur ce
dernier que repose tout le fardeau du travail, car le maître en tant que
moi est sujet de désir. En réalité la satisfaction du
désir du maître passe par une médiation, c'est celle du
produit du travail de son esclave.
35 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 163.
36 Op. Cit, p. 165.
Et plus encore, la satisfaction des désirs du
maître passe avant celle de l'esclave travailleur lui-même. La
soumission de l'esclave ne peut alors être effective que dans la mesure
où il soumet ses propres désirs à ceux du maître.
C'est ce que nous dit Hegel en ces termes : « Celui-ci, le serviteur,
réduit, en travaillant au service du maître, sa volonté
individuelle et égoïste, met de coté
l'immédiateté extérieure du désir ; et cet abandon
comme la crainte du
maître, constituent le commencement de la sagesse, le
passage à la conscience de soigénérale
»37.
En d'autres termes, l'acceptation par l'esclave de soumettre
ses propres désirs à ceux du maître, loin d'être une
source de dégradation de son être constitue, pour l'esclave, une
occasion de prendre sa revanche sur le maître. Le mécanisme et le
sens d'une telle revanche sont à chercher dans la nature même du
travail. Le travail apparaît, chez Hegel, comme une activité de
transformation de la nature, et donc d'une réappropriation d'une
réalité après l'avoir nié. Il exige donc une
certaine violence sur la nature puisqu'il est une forme d'actualisation de la
puissance. Or, cette capacité à exercer la violence est
déterminante dans la reconnaissance de l'humanité chez Hegel.
Rappelons que si l'esclave s'est soumis c'est par défaut de violence sur
soi-même et sur le maître. Cette revanche consiste en ceci que,
l'esclave ayant échoué à exercer sa violence sur le
maître, va la transférer sur la nature par son travail.
Cette revanche va s'exprimer avec toute sa force, car il va
exercer autant d'emprise sur la nature que le maître n'en a
exercée sur sa propre personne. Il démontre ainsi sa
capacité à transformer le réel à sa guise, à
lui imprimer toute sa conception du monde et ses intentions. Il acquiert alors
la maîtrise qu'il n'avait pu obtenir à l'issue du combat,
puisqu'il exerce désormais sa maîtrise sur la nature. Mais
au-delà de cette maîtrise de la nature, l'esclave acquiert une
reconnaissance plus grande encore : celle de son humanité.
En effet, la situation de jouissance sans travail est synonyme
d'un défaut d'activité et donc de violence. Or, comme nous
l'avons déjà montré dans le chapitre
précédent, c'est par une violence sur la nature qu'on rompt avec
l'immédiateté. Le travail apparaît donc comme ce qui
définit l'homme dans la mesure où il le différencie des
être-là et l'élève à
l'universalité.
37 G. W. F. Hegel, Précis de
l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris
: Vrin 1970, p. 243.
34
Alexandre Kojève a eu donc raison de dire que <<
c'est par le travail et par le travail seul que l'homme se réalise
en tant qu'homme »38. Par le travail donc, l'esclave
élève sa conscience de soi subjective à une conscience de
soi objective, car le produit de son travail n'apparaît plus comme une
matière inerte sans valeur ni signification, mais il devient porteur de
sa conception des choses.
Tout se passerait alors comme si le produit du travail
était devenu le miroir à travers lequel on peut lire les
intentions du travailleur. En d'autres termes, le travail apparaît comme
une objectivation du sujet. C'est d'ailleurs ce qui apparaît sous la
plume de Kostas Papaioannou qui nous dit que << pour lui
[Hegel], le travail n'est plus une condition matérielle
extérieure à l'homme sans rapport avec sa véritable
destinée, mais l'essence même de son être, la manifestation
spécifiquement humaine de cette négativité qu'il
identifiait avec la vie même de l'absolu ».39
La conséquence qui découle d'une telle
idée c'est que le travail qui était au départ un acte de
soumission est, en réalité, une source d'élévation,
car l'esclave acquiert une certaine identité à travers
l'activité de transformation de la nature, et l'humanité dont le
maître lui avait refusé la reconnaissance. Mais même si le
maître lui refuse une telle reconnaissance, aux yeux de Hegel, l'esclave,
à travers son travail, a atteint une dimension sans commune mesure dans
la marche de l'histoire universelle. En effet, si le travail est source
d'humanisation, et si cette dernière ne peut être effective qu'en
tant qu'elle s'exprime dans l'histoire, alors l'histoire ellemême est
l'oeuvre des travailleurs.
Il découle d'une telle idée deux
conséquences sans précédente dans l'histoire de la
philosophie : la première est celle de la négation de
l'historicité du maître. La pertinence d'une telle
conséquence est à chercher dans le fait que le maître n'est
pas concerné par le travail ; il se contente de jouir du fruit du
travail de l'esclave, comme un Adam qui cueille les fruits du jardin du
paradis. Son rapport à la nature est médiatisé par le
produit travail de
38 A. Kojève, Introduction à la
lecture de Hegel, Paris : Gallimard, 1947, p. 30.
39 K. Papaioannou, << La raison et la croix
du présent », postface de Ecrits Politiques de Hegel,
Paris Champs Libres, 1977 p. 401.
l'esclave. Il n'exerce aucune influence sur la nature puisqu'il
ne maîtrise pas les rouages de sa transformation.
En d'autres termes, il ne transforme en rien le cours des
choses, car rien de ce qu'il fait ne s'accompagne d'un mouvement de
transformation de la nature, et du coup il n'exerce aucune forme de violence
sur la nature. Or, si pour Hegel, la violence est ce qui nous fait entrer dans
l'histoire, puisque c'est par violence que nous nous débarrassons de
notre immédiateté, alors il est évident que l'acteur
principal de l'histoire sera celui dont les actions comportent toujours une
forme de violence. Kojève a eu donc raison de dire que <<
l'avenir et l'histoire appartiennent donc non pas au maître guerrier,
qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans
l'identité avec soi même, mais à l'esclave travailleur
»40. Du coup, le maître se voit exclu de la marche
de l'histoire.
Mais il convient de préciser que cette exclusion du
maître de la scène de l'histoire n'intervient qu'après que
celui-ci y ait joué sa partition, puisque la lutte qu'il à
remportée est une phase essentielle de la marche de l'histoire. Et c'est
grâce à la violence qu'il a su imprimer à l'autre
conscience et à sa capacité à supporter la violence de
l'autre qu'il s'est adjugé le titre de Maître. Cependant, cette
brève apparition du maître dans la scène de l'histoire
porte à croire qu'il est un personnage secondaire du drame et que le
personnage principal est donc l'esclave. Cette place centrale que l'esclave
occupe se justifie par le fait que, contrairement au maître, il continue
à exercer la violence.
La deuxième conséquence qui découle de
cette perpétuation de l'exercice de la violence par l'esclave, c'est
celle du renversement des rapports entre le maître et l'esclave. En
effet, si pour que la maître puisse satisfaire son désir il faut
qu'il attende que l'esclave finisse de travailler, il finit par dépendre
de celui-ci. Du coup c'est l'esclave qui commande toutes ses actions. Jean
Hyppolite note fort bien ce renversement en ces termes : << le
maître assiste à
40 A. Kojève, Introduction à la
lecture de Hegel, Paris : Gallimard, 1947, p. 28.
son asservissement tandis que l'esclave en formant les
choses se forme lui-même ; il devient le maître du
maître »41.
Il apparaît là l'importance de la lutte pour la
reconnaissance dans l'affirmation de l'humanité de l'esclave. Cette
importance s'affiche plus nettement au plan social car l'enjeu est d'abord
d'établir une hiérarchie entre les sujets. Mais il faut dire que,
ce qui est essentiel à retenir dans cette lutte pour la reconnaissance,
c'est moins le triomphe du maître que la nécessité pour
chaque individu de passer par la lutte, et par conséquent de se
soumettre à la violence de l'autre conscience et de la lui imprimer,
afin de s'imposer en tant que conscience libre et autonome.
D'ailleurs, Hegel considère que cette lutte pour la
reconnaissance est à l'origine de toute organisation sociale et
politique et par conséquent de tout Etat. Il affirme à ce propos
que « la lutte pour la reconnaissance et la soumission à un
maître est le phénomène d'oil est sorti la vie sociale des
hommes, en tant que commencement des Etats »42. Mais il
serait contraire à sa position de considérer que la violence est
au coeur de l'ensemble des rapports entre les membres d'un même corps
politique. Il considère simplement que l'affirmation de
l'humanité passe nécessairement par une confrontation au bout de
laquelle chacun porte sa conscience de soi à l'universalité.
Donc cette lutte n'est qu'une transition, un passage
obligé, qui permettra une hiérarchie entre les sujets d'un
même Etat, laquelle hiérarchie demeure la condition de
possibilité du politique. C'est pourquoi il précise que
« la violence qui est le fond de ce phénomène
[c'est-à-dire la lutte pour la reconnaissance] n'est point pour
cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et
légitime dans le passage à l'état oil la conscience de soi
est plongée dans le désir et l'individualité, à
l'état de la générale conscience de soi. C'est là
le commencement plénoménal [sic] des Etats et non leur principe
substantiel »43.
41 J. Hyppolite, Etudes sur Marx et Hegel,
Paris, Marcel Rivière, 1955, p. 29.
42 G. W. F. Hegel, Précis de
l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris
: Vrin 1970, p. 243.
43 G. W. F. Hegel, Op. Cit., Ibidem.
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Il s'écarte donc la position Nietzschéenne
puisque chez ce dernier la violence est ce qui structure l'ensemble des
rapports entre individus. Elle n'est donc pas appelée à cesser.
Il affirme d'ailleurs que << la vie elle-même est
essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est
étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses
propres formes, et tout au moins, exploitation >>44. Chez
Hegel, par contre l'exercice de la violence constitue la simple origine
puisqu'il permet d'établir une hiérarchie. Mais ils convient de
préciser que, << l'origine >> dont parle Hegel
n'est pas une origine chronologique mais plutôt logique. En d'autres
termes, Hegel ne relate pas une scène de l'histoire concrète de
l'humanité, mais il fait appel à une représentation
logique pour exprimer la nature des rapports entre sujets.
C'est donc fort justement que Jean Hyppolite note : <<
la conscience de soi se forme à travers les relations de lutte des
consciences de soi opposées du maître et de l'esclave qui ne sont
pas proprement temporelles bien qu'on les trouve à l'origine de toutes
les civilisations humaines et qu'elles se reproduisent d'ailleurs sous des
formes diverses dans toutes l'histoire de l'humanité
»45.
Autrement dit, le récit de la lutte pour la
reconnaissance est une abstraction logique permettant à Hegel de montrer
la nécessité de passer par le combat pour établir un ordre
social solidement fondé. Elle est donc une des formes de manifestation
de l'insociable sociabilité des hommes ; thèse que nous
retrouvons chez Kant pour qui << l'homme à un penchant
à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par
le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi
une grande propension à se détacher (s'isoler) car il trouve en
lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir
tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer
des résistances de tous cotés, de même qu'il se sait par
lui-même enclin à résister aux autres
>>46. Hegel S'inscrit donc ici dans une logique qui tend
à faire du << vivre avec l'autre >> une
nécessité et non pas le résultat d'un choix des sujets
individuels. Cette nécessité même du passage par le drame
s'exprime également chez lui, dans les rapports entre l'homme et
Dieu.
44 F. Nietzsche, Par delà le bien et le
mal. Prélue d'une philosophie de l'avenir, Trad. Henry Albert,
Paris, Mercure de France, 1963, p. 223.
45 J. Hyppolite, Genèse et structure de la
phénoménologie de l'esprit de Hegel, Paris, Aubier,
coll. << philosophie de l'esprit >>, 1946, p. 39.
46 E. Kant, << Idée d'une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique >>, in : La
philosophie de l'histoire (opuscules), Trad. Stéphane Piobetta
Paris, Ed. Montaigne, 1947, p. 31.
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