CHAPITRE I : La révolte du sujet contre la
nature
Le processus par lequel le moi individuel accède
à sa vérité qu'est l'universel est décrit par Hegel
dans son ouvrage intitulé La Phénoménologie de
l'esprit. Il s'agit donc d'un processus phénoménologique
à travers lequel le moi qui est au centre du processus est tenu de
passer par plusieurs étapes, ou plusieurs modes d'apparaître
(conscience - conscience de soi - Raison) avant d'accéder à
l'affirmation pleine et complète de soi (comme Esprit).
L'originalité de la démarche hégélienne consiste en
ceci que la première étape du processus place le moi dans une
situation de conflit avec lui-même. En effet, le conflit interne que vit
le moi réside dans le décalage entre son mode d'apparaître
et les exigences de sa propre nature. Le moi considère ici la nature
comme étant l'essentiel, il se soumet à sa loi et se contente
d'une connaissance immédiate du monde extérieur qui s'exprime
à travers la certitude sensible. Cette forme de connaissance du
réel ne s'appuie que sur deux modalités de la connaissance :
l'ici et le maintenant. Or, à propos de ce dernier Hegel nous
dit qu' « elle se révèle expressément comme la
plus abstraite et la plus pauvre vérité. De ce qu'elle sait elle
n'exprime que ceci : il est ; et sa vérité contient seulement
l'être de la chose »8.
Un tel comportement fait que le moi est, dans cette
première phase du processus, dans une situation
d'immédiateté, il est un être-là, ou, selon
l'expression allemande, un Dasein. L'apparition du moi sous la forme
du Dasein est solidaire de la situation de confusion entre le moi et
la nature, ce qui est pour Hegel une forme d'aliénation de moi. Il faut
dire ici que, si Hegel considère le moi comme aliéné,
c'est parce qu'il se trouve mêlé à une
réalité dont les propriétés exigent tout le
contraire des siens, à savoir la nature. En effet, le moi est
appelé à s'affirmer en tant qu'être libre pour
accéder à sa vérité alors que la nature est
appelée à rester statique toujours égale à
elle-même. Le moi est donc d'emblée dans l'erreur, d'où
l'urgence de se libérer de la nature pour accéder à sa
vérité.
8 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris Aubier, 1937, p 81.
Si donc, pour Hegel, l'accès à la
vérité de la conscience passe par la négation de son
immédiateté, ou plutôt de son être-là, cette
conscience ne saurait se replier sur elle-même comme dans le cas du
cogito cartésien. Elle doit donc se projeter hors d'elle-même, ce
qui implique un premier rapport extérieur : le rapport à la
nature. Mais il faut dire que le rapport entre le sujet et la nature, chez
Hegel, peut sembler, au premier coup d'oeil, contradictoire. Comment se fait-il
que des êtres aux exigences si opposées se trouvent
mêlés au point que l'un soit englouti par l'autre ?
Dans sa manifestation première, ce rapport ne peut
exister que dans la scission entre les deux réalités, laquelle
scission apparaît comme une forme d'exercice de la violence qu'elles vont
toutes les deux subir. La rupture coïncide avec l'entrée en
scène du moi comme conscience, ce qui ne peut se produire que lorsque le
moi est face au monde. La conscience est donc, d'abord et avant tout, prise de
conscience d'une situation d'existant parmi d'autres. La connaissance de la
nature des deux réalités, qui sont ici le moi et la nature, passe
par une prise en charge de cet état de fait, puisqu'il est fondateur.
Mais en réalité, derrière cette prise de conscience de sa
situation de Dasein se cache un enjeu de taille : l'être du
sujet. En effet, dans la phénoménologie, ce n'est pas seulement
la connaissance du monde que recherche le moi mais sa place dans le monde.
Et en réalité les deux sont indissociables car
cette connaissance affecte le mode d'être du moi. Si le sujet est dans
une situation d'immédiateté, la connaissance qu'il aura du monde
sera forcément une connaissance immédiate. Si la connaissance du
réel change, le sujet connaissant est appelé à changer de
mode d'appréhension du monde et donc de situation. C'est pourquoi la
tâche de la phénoménologie ne consiste pas seulement
à « conduire l'individu de son état inculte jusqu'au
savoir »9, car Hegel précise que «la pure
reconnaissance de soi même dans l'absolu être autre, cet
éther comme tel, est le fondement et le terrain de la science, ou le
savoir dans son universalité »10. Il y a donc
là comme une identité de nature entre la connaissance du sujet et
son être. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, la prise de
conscience de sa situation d'immédiateté sonne comme un appel
à un changement de statut. Désormais le sujet sait qu'il n'est
pas dans son élément et qu'il lui faut changer de mode
d'être.
9 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris Aubier, 1937, p 25.
10 G.W.F. Hegel, op cit. p 23.
16
Pour comprendre la nécessité de ce changement de
statut, il convient de revisiter la conception hégélienne de la
nature et de ses différentes propriétés. La conception que
Hegel se fait de la nature est très négative. Cette
négativité est à entendre dans le sens de ce qui doit
être nié. Ceci trouve sa justification dans le fait que la nature
est statique, elle est incapable de changement. Il est vrai qu'à
observer les comportements des animaux, on serait tenté de croire qu'il
y a, chez eux, des rapports conflictuels, ce qui semble suggérer un
certain dynamisme de leur part.
Mais si nous entendons la notion de mouvement au sens d'une
élévation au-delà de ses propres limites, nous verrons que
la nature en est incapable. En fait, la nature ne livre que ce dont elle est en
possession. Elle est incapable d'aller au-delà des possibilités
qui sont inscrites d'emblée en elle même. Mais il faut dire que
l'homme lui-même, du point de vue purement biologique, fait parti de la
nature puisqu'il est un animal, mais il a ceci de particulier qu'il ne se
soumet pas totalement à toutes les limitations de la nature
contrairement aux autres animaux. La nature reste alors statique, il ne s'y
opère qu'une répétition cyclique, et il en découle
que la nature s'oppose à l'histoire. Cette négation de
l'historicité de la nature se fonde, en réalité, chez
Hegel, sur son incapacité à mettre en acte ce qu'elle a en
puissance, et par conséquent à faire violence. Le jugement que
Hegel fait de la nature est valable pour l'ensemble de ses composantes puis
qu'il n'en fait aucune distinction.
Pour Hegel, si la nature est incapable de se faire violence et
de faire violence au sujet, ce qui l'aurait libéré de son
immédiateté, ceci est dû à deux choses : la
première, c'est que la violence nécessite toujours l'existence de
deux réalités s'exprimant séparément, ou bien
l'existence de deux modalités d'une même réalité par
l'intermédiaire d'un dédoublement. La deuxième, c'est la
possibilité pour l'être chez qui on veut déterminer une
forme de violence de prendre conscience de sa situation d'existant avec
d'autres réalités, donc une prise de conscience de la
nécessité d'entrer en relation avec elles. C'est sur la base de
ces deux critères qu'on pourra déceler une forme de violence chez
telle ou telle autre réalité.
Si nous appliquons ces deux critères à l'analyse
du mode de fonctionnement de la nature, cela nous permet de nous rendre compte
que c'est par l'exercice de la violence à la fois sur soi même et
sur la nature que l'homme marque sa rupture d'avec cette dernière. En
effet, nous avons déjà vue que l'homme faisait parti de la nature
ce qui en fait un animal, mais s'il veut rompre avec cette animalité il
est tenu de se placer face à la nature et d'en faire une cible. Et ceci
ne peut s'opérer qu'après une prise de conscience de la part du
moi. Car, il est vrai qu'il existe dans la nature une multitude d'êtres
dont l'action des uns influe sur les autres, mais il ne s'agit pas d'une action
consciente de leur part, ce qui exclut toute idée de
responsabilité. La notion de rapport social est donc à exclure
chez les animaux. On trouve d'ailleurs les échos d'une telle
thèse chez Marx pour qui, « là oil il existe un rapport
il existe pour moi. L'animal «n'est en rapport» avec rien ne
connait somme toute aucun rapport. Pour l'animal ses rapports avec les autres
n'existent pas en tant que rapport »11.
Il n'y a donc aucune finalité dans les actions des
animaux puisqu'ils agissent par instinct. C'est sans doute une telle
idée qui est à l'origine du rejet par Hegel de
l'historicité de la nature. La capacité de faire l'histoire
réside selon lui dans la possibilité par le sujet de prendre
conscience de sa situation d'être-là et de pouvoir la surmonter ;
autrement dit, de mettre en acte ce qui n'est qu'en puissance, et en
définitive d'être capable de faire violence. La place de choix que
Hegel accorde donc à l'homme réside dans le fait que l'homme est
le seul être historique parce qu'il est le seul être violent.
Mais, Hegel en est conscient, ce déni de toute action
consciente, de responsabilité, et de capacité à aller
au-delà des limites naturelles, et par conséquent de tout
exercice de la violence chez l'animal, est aux antipodes d' une vision qui a
toujours prévalu dans l'histoire de la pensée, et qui veut que la
nature soit le terrain de tous les conflits et de toutes les batailles. Et la
conséquence c'est que l'exercice de la violence apparaît comme le
signe de la décadence
11 K. Marx, Idéologie Allemande,
1ère partie, Trad. René Cartelle & Gilbert Badia,
Paris, Editions Sociales, 1972, p. 63.
18
pour l'humanité, puisque celle-ci était la
manifestation de l'animalité. C'est cette idée qui apparait dans
la fameuse expression << la loi de la jungle >>.
S'il ya un philosophe qui revendique ouvertement une telle
vision des choses, c'est bien Thomas Hobbes dans sa théorie de
l'état de nature. Même si, chez Hobbes, l'état de nature
n'est qu'une hypothèse logique, l'idée que les rapports entre les
êtres dans la nature est de l'ordre du conflictuel se trouve clairement
affirmée. En effet, l'état de nature chez Hobbes est une
situation de dénie de droit, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune
autorité chargée de réguler les rapports entre les
individus sur la base d'une règlementation commune.
Cette situation fait nécessairement naître le
conflit dans la mesure où si deux individus désirent la
même chose, seul le conflit peut déterminer celui qui va se
l'approprier. Ainsi l'état de nature hobbien ne peut être qu'un
état de guerre. La conséquence qui en découle c'est que
les rapports entre les individus sont de même nature que ceux entre les
animaux. C'est ce qui apparait dans la fameuse affirmation << l'homme
est un loup pour l'homme >>. Mais << Cette situation de
guerre de chacun contre chacun [nous dit Hobbes] à une autre
conséquence à savoir que rien ne peut être injuste. Les
notions de légitime ou d'illégitime, de juste et d'injuste n'ont
pas ici leur place >>12. Par conséquent pour
retrouver, une stabilité et une paix durables, ou plus encore une
justice qui serait une des formes de manifestation d'une humanité
authentique, il faut, pour Hobbes, passer à un contrat de
représentation qui permettra de mettre fin au conflit.
Mais, si nous prenons en charge une telle présentation
du cours de la nature du point de vu de la démarche
hégélienne, elle apparaît inopérante et peu
pertinente. En effet, l'analyse que Hegel fait de la réalité
naturelle n'autorise aucunement l'identification de l'exercice de la violence
à l'animalité. Il accorde à l'homme l'exclusivité
de l'exercice de la violence. Et cette position hégélienne
s'appuie sur la fait que << l`animal seul est irresponsable [et
ceci,
12 Th. Hobbes, Léviathan. Traité de
la matière de la forme et u pouvoir de la république
ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris,
sirey, 1971, p. 126.
19
même s'] il faudrait une longue explication, aussi
longue qu'une dissertation complète sur la liberté pour dissiper
tous les malentendus qui se produisent ordinairement à ce sujet
»13.
L'accès à l'histoire nécessite donc une
rupture d'avec l'élément naturel, puisqu'elle exige une
négation de l'immédiateté, laquelle négation est
synonyme de violence. C'est la raison pour laquelle le moi est appelé
à rompre avec la nature pour changer de statut, c'est-à-dire pour
quitter son immédiateté, pour entrer dans un état de
conscience. Une telle rupture n'est en fait possible que par
l'intermédiaire d'une violence sur la nature puisqu'elle
nécessite de la part du moi une certaine puissance pour qu'elle puisse
s'extirper de l'emprise de la nature.
Il faut dire que cette vision hégélienne du
passage de la nature à l'homme constitue une originalité dans
l'histoire de la pensée. Elle rompt avec la conception trop
linéaire que nous retrouvons dans l'origine des espèces
de Charles Darwin. En effet, dans cet ouvrage, Darwin défend la
thèse selon laquelle toutes les espèces animales sont issues
d'une seule cellule et que la diversité des espèces trouve sa
source dans une évolution biologique dictée par les conditions
climatiques. Ainsi ce sont ceux qui résistent le plus aux obstacles
extérieurs qui accèdent au stade suivant. Il n'y a donc pas de
rupture dans le passage d'une espèce à une autre, même dans
le passage du singe à l'homme. Ici tout semble être dicté
par des considérations purement biologiques, l'homme n'est pas
traité comme un être ayant une double dimension à savoir
comme corps et esprit.
Ceci apparait aux yeux de Hegel comme une aberration puisque
ne permettant pas de rendre compte de la nécessité de casser les
limites que la nature impose au moi. Si on ne considère que l'aspect
biologique de l'homme on en fait un animal et non un homme. C'est donc par ce
mouvement, par l'intermédiaire duquel le sujet fait preuve d'un certain
radicalisme dans sa rupture d'avec la nature, qu'il montre qu'il est le seul
à pouvoir rompre avec la nature
13 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire,
trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 131.
20
puisque toutes les espèces qui sont incapables d'aller
au-delà des limites dont la nature est porteuse restent
prisonnières de cette dernière.
C'est ce que exprime Hegel en disant que « ce qui est
limité à une vie naturelle n'a pas, par soi même, le
pouvoir d'aller au-delà de son être-là immédiat ;
mais il est poussé au-delà de cet être-là pare un
autre et cet être arraché à sa position est sa mort
»14. Mais il convient de préciser que cette
situation d'être borné, limité, atteint également la
conscience qui, du fait de sa rupture d'avec la nature, prouve qu'il en a
conscience. La prise de conscience de l'existence de la conscience comme un
être fini, et donc appelé à cohabiter avec d'autres
êtres finis, constitue donc un motif d'insatisfaction, une source de
rébellion contre la nature, qui est désormais une cible qu'il
faudra que la conscience appréhende dans sa marche vers sa
vérité.
C'est donc sa situation d'inquiétude, qui nait de sa
capacité à prendre conscience de son aliénation, qui
l'oblige à vouloir se positionner face à la nature. Le propre de
l'inquiétude c'est qu'elle appelle au dépassement, au
surpassement des limites qui s'imposent à nous. Elle est donc la
première forme de violence, en tant que celle-ci est la manifestation de
la puissance. Dans la mesure où la nature est elle aussi une
réalité bornée, l'appel au dépassement ne concerne
pas seulement le moi. Mais il est le seul à pouvoir y répondre
puis qu'il est le seul à en prendre conscience et à en comprendre
les exigences. Tout se passerait alors comme si l'homme était le seul
être capable d'une telle rébellion à l'égard de la
nature. Hegel rejoint ainsi Rousseau pour qui « la nature commande
à tout animal et la bête obéit. L'homme éprouve la
même impression, mais il se reconnait libre d'acquiescer ou de
résister, et c'est surtout dans la conscience de cette liberté
que se montre la spiritualité de son
14. G. W. F. Hegel,
Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite,
Paris, Aubier, 1937, p. 71.
âme »15. En d'autres termes, si la
bête reste prisonnière de la nature c'est qu'elle est
incapable de faire violence puisqu'incapable de ce mouvement de
dépassement de soi.
Il est vrai, et Hegel lui-même le reconnait, que l'homme
est de par sa constitution biologique une partie de la nature, mais il
découle de tout ceci que sa spiritualité constitue son
caractère dominant. D'ailleurs chez Hegel, l'esprit est partout
présent, la nature elle-même en est une aliénation, c'est
pourquoi il urge, pour que celui-ci se retrouve dans sa vérité,
de le désaliéner. Et cela passe par une opposition farouche,
c'est pourquoi nous dit Hegel :
<< A son premier éveil, l'homme se
présente en face de la nature comme une conscience immédiatement
naturelle. L'homme est nécessairement en rapport avec la nature : toute
évolution implique que l'esprit se dresse contre la nature et se
réfléchisse en lui-même ; elle signifie une
séparation (Besonderung) de l'être spirituel qui se rassemble en
soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est
justement la nature »16.
Cette prise de conscience peut être
interprétée comme étant la source de la liberté.
Car, elle fait naître un sentiment de refus de cette soumission à
la nature primitive dont la conscience veut se débarrasser. Francis
Fukuyama note à ce propos que << Hegel conçoit la
liberté comme l'absence de détermination naturelle,
c'est-à-dire comme capacité de l'homme à dépasser
ou à nier sa nature animale, aussi bien que son environnement naturel,
voire les lois même de la nature >>17. Il lui faut
alors affirmer son humanité en s'opposant à la nature. En
d'autres termes, il ne s'agit plus d'une simple différenciation, mais
plus : d'une opposition. Car ici on ne peut pas faire abstraction de la nature
et de la simple distinction de l'homme d'avec la nature. Hegel se
démarque alors d'une conception stoïcienne qui veut que l'homme ne
puisse exprimer sa liberté qu'en se soumettant à la nature. Pour
Hegel, une telle soumission est synonyme d'une acceptation de sa situation
d'immédiateté. Ainsi, « l'homme en tant qu'homme
[nous dit-il] s'oppose à la nature et c'est ainsi qu'il devient
homme. Mais en tant
15 J. J. Rousseau, Discours sur l'origine et le
fondement de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Larousse,
1972, p. 44.
16 G. W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, Bibliothèque
10/18, 2006, p. 219.
17 F. Fukuyama, << le début de
l'histoire >> in : Le Magazine Littéraire N°
293 Novembre 1991 << Hegel : La phénoménologie de
l'esprit >>, p. 36.
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qu'il se distingue seulement de la nature, il n'en est qu'au
premier stade, et est dominé par les passions. C'est un homme à
l'état brut >>18.
Mais il faut bien se garder de croire que l' <<
opposition >> dont parle Hegel dans ce passage est celle qui
consiste, pour les deux éléments en opposition, à tenter
de se détruire mutuellement. Elle est plutôt une opposition de
perspective et de comportement : la nature est inerte et la conscience est sans
cesse en mouvement. Cette opposition trouve toute son expression dans le
rapport de négation que le sujet entretient avec la nature. Ce rapport
est donc loin d'être contingent puisqu'il est le seul rapport que le
sujet entretient avec la nature. Pour parvenir à ses fins, la conscience
doit se charger de l'appropriation de l'objet comme sien. La nature ne fait pas
de mouvement par conséquent c'est à la conscience de faire
l'effort de l'intégrer dans sa démarche. Cette action est
synonyme d'une suppression de l'objet extérieur qui constitue la
condition sine qua non pour le passage au stade de la conscience de soi.
C'est ce qui apparait dans ces termes de Hegel qui affirme que
<< l'objet extérieur lui-même à été
supprimé précisément, par là, il est devenu un
autre que ce qu'il est ; il est passé sous la domination du soi, il a
perdu la signification d'être immédiat, autonome. Ce n'est pas
seulement une synthèse qui à eu lieu mais aussi l'être de
l'objet a été supprimé ; c'est donc que l'objet n'est pas
ce qu'il est >>19. En d'autres termes, la conscience
soumet alors l'objet à sa violence, puisqu'elle l'oblige non seulement
à quitter sa situation initiale en anéantissant le
décalage qui existait entre elles, plus encore, elle l'anéanti.
Désormais il n'existe plus qu'une seule réalité qui est la
conscience de soi qui intègre l'objet dans sa réalité. Cet
anéantissement ne donne pas naissance à une nouvelle
réalité pure puisqu'elle comporte en elle une contradiction
interne.
Cette contradiction réside dans la
simultanéité entre deux actes : la négation
et l'appropriation. Cette appropriation coïncide avec la
négation de la scission entre les deux réalités. Le moi
s'est ainsi affirmé face à la nature mais il n'a pas encore
atteint la satisfaction
18 G. W.F. Hegel, La raison dans l'histoire,
Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, Bibliothèque
10/18, 2006, p. 251.
19G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la
realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 15.
escomptée puisqu'elle est loin de connaître le
repos avec la négation de l`immédiateté. D'ailleurs
celle-ci est synonyme d'un voyage de la quiétude innocente à
l'inquiétude, du paradis à la souffrance.
S'il ya une certaine part de souffrance dans cette
négation-réappropriation c'est qu'elle conduit non seulement
à la suppression de l'objet extérieur mais également elle
signifie la mort de la conscience immédiate. On le voit donc
l'expérience de la violence commence chez Hegel dans le rapport du sujet
à la nature. A ce titre sa conception s'écarte de la position
marxiste exprimée par Engels et qui veut que l'acte de violence soit un
acte spécifiquement social. Il exprime une telle idée dans son
ouvrage Le rôle de la violence dans l'histoire où,
parlant de l'asservissement de Vendredi per Robinson (il s'agit là du
mythe de Robinson Crusoë), il déclare que « c'est un acte
de violence et donc un acte politique »20.
Mais il convient de préciser que même si chez
Hegel la violence n'est pas spécifiquement de nature politique
(c'est-à-dire sociale), elle est le moyen par lequel l'esprit entre dans
l'histoire, et donc c'est elle qui signe l'acte de naissance des rapports
sociaux. Et cette première forme de violence se manifeste ici par la
mort de la conscience immédiate. Mais cette mort n'est pas à
entendre au sens d'une suppression définitive, mais plutôt d'un
renoncement à une situation, à un mode d'apparaître qu'est
l'immédiateté, vers un autre mode d'apparaître : la
conscience de soi. Ce qui est manifeste ici, c'est que cette
expérience de la mort est le point de départ de la vie de
l'humanité, puisque c'est un passage du monde anhistorique, qui est la
nature, au monde historique. C'est, en réalité, une ouverture
vers une nouvelle forme d'existence où l'homme est face à de
nouvelles exigences et donc à partir de là, l'esprit a
quitté le stade de l'enfance pour celui de la maturité. Et
l'accès à la maturité apparaît comme un drame ;
drame qui ne cessera de se manifester dans les rapports entre les sujets, et
plus précisément à travers la lutte pour la
reconnaissance.
20 F. Engels, Le rôle de la violence dans
l'histoire, Paris, Editions Sociales, 1971, P 8.
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