I.4- LA PROBLEMATIQUE
Hier comme aujourd'hui, l'Afrique connaît des
difficultés économiques et environnementales majeures qui
affectent gravement le quotidien des populations. Elle s'enlise dans des crises
militaires, politiques et socio-économiques sans
précédent. Cette pléiade de crises a pour corollaire, la
paupérisation, l'illettrisme, la dégradation des moeurs,
l'urbanisation galopante, l'accroissement de la pollution et la
détérioration constante des ressources naturelles. Ces situations
exacerbent les conditions d'existence des populations qui éprouvent de
plus en plus de mal à s'alimenter convenablement, à se procurer
de l'eau potable et à se loger dans un cadre sain et agréable.
En Afrique, seuls 55% de la population
bénéficient d'un système d'assainissement et 64% ont
accès à un système d'approvisionnement en eau
potable1. Plus de quinze millions d'enfants meurent chaque
année des suites d'absorption d'eau contaminée, de manque
d'hygiène ou de malnutrition. L'OMS estime qu'environ 80% de tous les
cas de maladie sont en relation directe avec une alimentation en eau et un
assainissement inadéquat2.
Les multiples défis environnementaux auxquels font face
le monde et l'Afrique en particulier, ont amené la communauté
internationale à initier des politiques et stratégies
d'interventions comme la DIEPA (Décennie Internationale pour l'Eau
Potable et l'Assainissement), l'Agenda 21 avec le sommet de Rio en 1992 et
l'Agenda Habitat avec le sommet des villes d'Istanbul en 1996. Ces
différentes politiques ayant amélioré sensiblement
l'existence des populations, n'ont pas atteint les objectifs fixés et
n'ont pu fournir de réponses adéquates aux questions de
développement durable.
1 OMS, 1996, Rapport sur le
développement dans l'aménagement en eau et l'assainissement en
Afrique, 14p.
2 Direction de la Coopération au
Développement et de l'Aide humanitaire, 1994, Politique
sectorielle de l'approvisionnement en eau et de l'assainissement, 45p.
Les populations les plus touchées par les questions
d'accès à l'eau potable et à l'assainissement sont les
populations des quartiers précaires et les populations des zones rurales
(par commodité d'expression, nous désignons cette seconde
catégorie de population sous le vocable de « ruraux »). Les
dernières populations citées en l'occurrence les ruraux,
continuent de souffrir de pénurie d'eau même si ils
bénéficient d'un environnement relativement meilleur à
celui des villes. Elles sont obligées de mettre les terres en valeur
avec des moyens archaïques éprouvants. En plus de cela, elles sont
dépourvues d'infrastructures de base.
En Côte d'Ivoire, le tableau n'est pas meilleur.
L'analyse de la situation de l'assainissement révèle que,
seulement 49% de la population disposent de toilettes adéquates. Cette
proportion est très variable selon le milieu de résidence : 78%
en milieu urbain contre seulement 27% en milieu rural. Elle l'est aussi par
région avec une variation allant de 26% au Nord-Est à 59% au
Centre-Est MICS1. Selon toujours cette même source, le nombre
de personnes qui défèquent dans la nature en zone rurale atteint
un fort taux de 56%.
Les difficultés que la Côte d'Ivoire rencontre,
à l'instar des pays du monde et particulièrement ceux en voie de
développement dans la gestion des déchets organiques et
domestiques, ont été l'objet d'une conférence
internationale à Bellagio en Italie en 2000. Cette rencontre qui a
traité de planification stratégique de l'environnement sanitaire,
préconise de palier aux limites de l'approche classique qui consiste
à rejeter le plus loin possible les déchets. La perspective
nouvelle soutenue par la communauté scientifique à travers un
nouveau paradigme en assainissement, consiste à adopter de nouveaux
principes dits « principes de Bellagio ». Ceux-ci s'attèlent
à régler les questions d'assainissement à la source,
à utiliser très peu d'eau pour le transport des déchets ;
à développer des technologies d'aseptisation et à
exploiter les opportunités économiques de
récupération et de réutilisation des déchets.
1- UNICEF, 2006, Multiple
Indicators Cluster Survey (MICS), p74.
Ce nouveau concept théorique qui a été
élaboré dans le cadre du développement durable est
valorisé par la plupart des organismes internationaux. Pour eux en
effet, la protection de l'environnement doit faire partie intégrante du
processus de développement et ne peut être
considérée isolement pour parvenir à un
développement durable.
Parvenir à mettre en oeuvre ces nouveaux acquis
théoriques, nécessite de repenser intégralement
l'assainissement. Ainsi, est-il question de séparation des urines et des
fèces depuis la production dans les toilettes. Ce type de latrine qui
permet la déviation des urines est appelé : « latrine EcoSan
» de l'anglais Ecological Sanitation.
Cette approche est une possibilité d'assainissement qui
permet de réintégrer les déchets organiques dans le cycle
naturel au profit des communautés humaines. L'assainissement
écologique se propose donc d'assainir les excréta et de les
recycler afin de promouvoir un environnement sain. Il aide aussi les
populations à mettre en valeur des terres cultivables par la
valorisation d'excréta comme fertilisant.
Cette approche nouvelle qui est mise en oeuvre par le
réseau CREPA depuis 2003, marque une rupture d'avec l'approche classique
des théoriciens du développement qui consistaient à
apporter simplement de l'eau potable aux populations et à favoriser un
environnement sain. Cette approche classique en son temps qui guidait la
communauté scientifique et qui avait cours, recevait en 1981, les vives
critiques du sociologue ivoirien Kadja M., spécialiste en
développement. Pour lui en effet, « tout se passe pour ces «
développeurs » comme si apporter de l'eau et un cadre de vie sain
signifiait mieux-être des populations1 ».
1 KADJA M., 1981, « Problématique de
l'eau en milieu rural ivoirien. Aspects méthodologiques et
pédagogiques », in annales de l'Université d'Abidjan.
Série F, Tome IX.
Les critiques du sociologue mettent à nu les actions de
développement qui n'intègrent pas à la fois les questions
d'accès à l'eau potable, à l'assainissement et aux
activités de production agricoles qui sont le ciment de nos
sociétés rurales. Il n'est plus question de s'arrêter au
simple approvisionnement en eau potable et à l'assainissement. Il faut
à présent aider les populations à améliorer leurs
possibilités et leurs potentialités dans le procès du
travail. La maîtrise des techniques de production agricole n'est-elle pas
l'une des conditions sine qua non du développement intégrale de
l'homme ?
Il est question d'assainir les zones rurales et
d'améliorer leur production agricole par des techniques simples,
efficientes et à moindre coût. Pour mener à bien
l'étude, le site pilote de Petit Badien a été choisi.
Petit Badien fait partie des nombreux villages de la
sous-préfecture de Dabou. Il jouxte une lagune polluée par les
excréta humains et les déchets solides. Les alentours des
ménages, de l'école primaire publique et des routes
n'étaient pas épargnés par les mictions et les
défécations sauvages. Pour ces raisons, ce village a
été sélectionné comme site pilote des
activités d'assainissement écologique. A ce jour, le CREPA-CI
dispose de plus de cent vingt bidurs (bidon surmonté d'un entonnoir qui
permet de recueillir et stocker les urines) disposés dans les
ménages et dans les lieux publics où les personnes sont
susceptibles d'uriner, de deux urinoirs publics, de vingt six latrines EcoSan
et de deux sites de valorisation agronomique1.
De 2003 à 2006, le CREPA-CI a mené des campagnes
d'information et de sensibilisation à travers des visites à
domicile et des focus groups.
Cependant, la majorité des chefs de ménage
n'autorisent toujours pas les enfants à déféquer dans les
latrines familiales ; plus de 50% de cette population continuent de
déféquer sur les dépotoirs familiaux et sur les terrains
vagues et enfin
1 GNAGNE T., 2005, CREPA-CI,
Op.Cit.
plus de 90% n'éprouvent pas la nécessité
de fertiliser leurs espaces agricoles. En somme, les vieilles habitudes de
miction et de défécation sauvages tendent à
disparaître mais lentement. Hormis cela, les produits issus des champs
fertilisés aux excréta sont consommés1.
En dépit de ces réactions et comportement, 90% de
la population marquent un intérêt pour les retombées
socioéconomiques de l'approche EcoSan2.
Les résultats mitigés soulèvent à
la fois, le problème des obstacles socioculturels et celui des
fondements de l'approche EcoSan. De là, découle la question
centrale suivante :
L'approche EcoSan a-t-elle un ancrage endogène suffisant
pour stimuler les ruraux à l'utilisation des ouvrages EcoSan et des
excréta comme fertilisant ?
A la suite de cette question fondamentale, une série
d'interrogations mérite d'être posée afin de mieux
appréhender le problème.
Quels sont les déterminants socioculturels qui freinent
l'adoption d'EcoSan ?
L'assainissement écologique peut-il durablement contribuer
au décollage socio-économique du milieu rural ?
Ce type d'assainissement est il une solution viable pour les
ruraux qui n'arrivent pas à assurer et à maintenir un cadre de
vie sain?
Ne permet-il pas de régler l'épineuse question du
conflit foncier par la sédentarisation des populations sur les terres
cultivables ?
L'assainissement écologique peut-il favoriser la pratique
des cultures intensives qui règle du coup l'accès de la femme
à la terre en pays Odzukru ?
1 N'DA C. Op.Cit
2 Enquête du 14 au 19 avril 2008.
Voilà autant de questions autour desquelles s'articule
la présente recherche. Les réponses qui émanent de ces
différentes questions, permettent de soutenir le projet de thèse
suivant : L'assainissement écologique peut durablement favoriser
l'amélioration du cadre de vie et la situation socio-économique
des ruraux, si l'on tient compte de leurs représentations
socioculturelles et de leurs attentes économiques.
La problématique ci-dessus énoncée permet de
situer le noeud du problème et d'aborder plus aisément la
séquence des hypothèses de travail.
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