III- Les Fleurs du Mal et les Animaux Mythiques :
A travers le bestiaire baudelairien de Les Fleurs du
Mal, il possible de supposer l'existence d'une origine commune qui soit
mythique. En effet, un grand nombre des animaux évoqués dans le
recueil, qu'ils soient antiques, bibliques ou autres, connaissent un riche
destin littéraire et se transforment, pour la plupart, en de
véritables mythes qui influencent l'imaginaire à travers les
différentes connotations qui leur sont attribuées.
Marqué par son éducation catholique et par ses
nombreuses et différentes lectures, Baudelaire a été
influencé par des images animales que l'on retrouve dans
différentes mythologies ainsi que chez d'autres écrivains,
songeons, entre autres, au Chat Noir d'A. E. Poe.
En se basant sur les caractéristiques de classification
proposées par Siganos dans son Bestiaire Mythique, il s'agira
dans cette troisième partie de tenter une classification du bestiaire
baudelairien de Les Fleurs du Mal en supposant une origine commune aux
images animales qui y sont évoquées.
Avant d'évoquer Le Mythe de l'animal,
L'animal mythique ou L'animal mythique littéraire,
commençons par reprendre les animaux proposées par Siganos qui se
trouvent dans le bestiaire baudelairien et qui sont au nombre de neuf.
1- Animaux cités par A. Siganos :
Siganos propose dans son article les noms de quatorze
animaux (1) qu'il qualifie de
______________________________________________________________________________
(1) Les animaux que cite Siganos dans son article sont :
l'abeille, l'aigle, l'âne, l'araignée, le chat, le cheval, la
cigale, le dauphin, le monstre, la mouche, le scarabée, le serpent, le
taureau et le ver.
mythiques et dont il retrace l'historique littéraire.
Neuf d'entre eux figurent dans Les Fleurs du Mal :
L'aigle :
Le premier animal cité par Siganos et qui figure dans
Les Fleurs du Mal est l'aigle. « Oiseau de
Zeus »(1), il est l'une des formes animales que le Dieu a choisi
de prendre pour enlever le jeune prince troyen Ganymède. Il figure
également dans l'emblème du premier Dieu de l'Olympe qui
apparaît, à l'époque classique, sur un trône tenant
dans la main gauche un sceptre couronné d'un Aigle. Cet oiseau
évangélique apparaît également dans la mythologie
chrétienne où il est « image de la puissance et de
l'orgueil - Ezéchiel (17) »(2). Il est également
associé à l'ascension de l'âme car il est le seul oiseau
qui voler dans la direction du soleil en le regardant.
L'image de l'aigle n'est pas spécifique à la
mythologie occidentale, elle apparaît également dans la mythologie
mésopotamienne, où Ningirsou, Dieu de Lagash est symbolisé
par un aigle aux ailes déployées et à tête de
lion.
Animal royal, animal des Dieux, cet oiseau est à la
fois mythique et mystique. Il rappelle l'ange à la face d'aigle de
l'Apocalypse(3), qui inspira plusieurs écrivains comme Dante,
Blake ou Saint-John Perse. Ce même ange que l'on retrouve
furieux dans Le Rebelle, poème de Les Fleurs du
Mal :
Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les
cheveux,
Et dit, le secouant : « Tu
connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le
veux !(4)
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 211
(2) Op. cit. F.-Beyoncé et Fayol, p. 52.
(3) Cf. Annexes, p. 177.
(4) Le Rebelle, Les Fleurs du Mal, strophe 1.
L'Ane :
Apparu dans la littérature dès
l'Antiquité avec Apulée et son Ane d'Or, cet animal a
également été une source d'inspiration à de
nombreux écrivains modernes, citons Dante au XIVe siècle ou
Jean De La Fontaine au XVIIe siècle. Chez Baudelaire, cet animal est
évoqué sous sa forme féminine.
C'est dans un univers de douceur et d'espoir que dans la
sixième strophe de Le Reniement de Saint Pierre, ce
dernier monte « une douce ânesse » :
Rêvais-tu de ces jours si brillants et si
beaux
Où tu vins pour remplir l'éternelle
promesse,
Où tu foulais, monté sur une douce
ânesse,
Des chemins tout jonchés de fleurs et de
rameaux.(1)
L'Araignée :
Cette petite créature fileuse apparaît dans la
mythologie colombienne et plus précisément chez les Muisca,
où « elle aide à transporter les morts en
Enfer »(2), alors que « chez les Aztèques,
elle accompagne le Maître de la Mort »(3).
Dans la poésie baudelairienne, l'image de
l'araignée ne s'éloigne pas de cette inspiration morbide. Dans
Sépulture, poème à titre révélateur
de la grande présence de la mort, l'araignée vient tisser ses
toiles à l'endroit même où un mort a été mis
sous terre(4).
Le Chat :
Après l'aigle, l'âne et l'araignée, c'est
autour du chat de se faire une place dans ce bestiaire mythique. Ce petit
carnassier qui relève à la fois du mystérieux, de
l'étrange et du sensuel, se fait très présent tout aussi
bien dans la littérature que dans la mythologie.
_________________________________________________________________________
(1) Le Reniement de Saint Pierre, Les Fleurs du Mal,
strophe 6, vv. 1- 4.
(2) Op. cit., A. Siganos, (1988), p. 215.
(3) Ibid.
(4) Cf. analyse du poème Sépulture,
Les Fleurs du Mal, chapitre I, p. 83.
Chez les égyptiens, la divinité solaire Bastet
apparaît sous les traits d'une chatte, alors que dans la mythologie
germano-scandinave, ce sont des chats qui tirent le chariot de la Déesse
de l'amour, qui est aussi la souveraine des morts(1).
Dans la littérature occidentale et dès le
Moyen-Age, le chat se fait présent en incarnant la fourberie, la ruse et
la cruauté à travers le chat Tibert dans le Roman de
Renart. Au XVIe siècle et alors que Ronsard et Rabelais rejettent
ce félin maudit, Montaigne chante ses louanges ainsi que Du Bellay qui
composa deux cents vers à la mémoire de son défunt chat.
La Fontaine au XVIIe siècle voit en ce félin un personnage
égoïste et flatteur. L'image du chat fut réhabilitée
à partir du XVIIIe siècle avec Chateaubriand, grand admirateur de
l'indépendance de cet animal. Enfin, au XIXe siècle, ce petit
félin aspire au mystère en se rapprochant des forces occultes
voire, de la mort.
Dans Les Fleurs du Mali, les chats renvoitnt à
ces « coursiers funèbres »(2) que l'on
retrouve dans le poème Les Chats. Ces félins aspirent
à « l'horreur des
ténèbres »(3) par leur appartenance à
l'Erèbe.
Par ailleurs, le chat inspire à la fois
féminité et sensualité par son fréquent
rapprochement avec la femme. Cette image du chat-femme ou de la femme-chat,
apparaît dès le XVIIe siècle avec La chatte
métamorphosée en femme de Jean de La Fontaine. Image que
reprend Baudelaire dans Le Chat XXXIV, où ce petit félin
rappelle la femme aimée :
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,(4)
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit. M. Philibert,
(2) Les Chats, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v.7.
(3) Ibid., v. 6.
(4) Le Chat XXXIV, Les Fleurs du Mal, strophe 3.
Le Cheval :
Dans la mythologie le cheval est associé aux deux
démons de la mort. Il est la créature chthonienne par excellence,
en étant l'animal qui annonce la fin du monde(1) dans
L'Apocalypse. Il est également porteur de mort dans la
poésie baudelairienne(2).
Du cheval, naîtra dans l'imaginaire humain, une autre
créature mi-homme, mi-cheval, le centaure. Créature mythique
inspirant un mariage entre l'animal et l'humain, le centaure est
réputé pour sa vie sauvage et pour sa grande cruauté. Il
apparaît dans le poème que Baudelaire adresse à T. de
Banville pour glorifier son courage à affronter un monde qui n'accepte
pas l'audace du renouveau.
Le Monstre :
La créature mythique la plus utilisée dans la
poésie baudelairienne et qui est également cité dans le
Bestiaire Mythique, est le monstre(3). Selon Siganos,
« il faudrait ici un volume tout entier pour recenser les formes
animales composites que les mythes ont léguées à la
littérature. »(4). Le critique fait
référence dans son article à La Tentation de saint
Antoine de Flaubert. Roman où la reine de Saba est l'incarnation
des sept pêchés capitaux liés au monstre.
Cette représentation féminine du monstre est
également présente dans la poésie baudelairienne,
où l'image elle renvoit à la beauté et à la femme,
mais surtout au mal qu'elles peuvent engendrer.
La Mouche :
Symbolisant à la fois le passage destructeur du temps
et la mort inévitable, la mouche(5) est, selon Siganos, un
animal mythiquement démoniaque. « Elle est
l'apparence prise par
______________________________________________________________________________
(1) Cf. Annexes : Apocalypse, p. 177.
(2) Cf. image du cheval chthonien, chapitre I, p. 90.
(3) Cf. image du monstre, chapitre I, p. 46, 56, 57.
(4) Op. cit., A. Siganos (1988) p. 226.
(5) Cf. analyse de Une Charogne, Les Fleurs du
Mal, chapitre I, p. 116.
Eurynomos, démon de la putréfaction de la
mort chez les Perse. »(1). Démon que l'on
retrouve dans la bible(2) sous le nom de Béelzébul, le prince des
moches. Cet insecte apparaît également dans la mythologie celte
comme l'un des avatars de la Déesse-Mère Etaine.
Dans Les Fleurs du Mal, la mouche apparaît
essentiellement dans Une Charogne où son bourdonnement rythme
la mélodie morbide de la décomposition d'un corps.
Le Serpent :
Tout l'imaginaire et toute la mythologie qui se
développent autour de ce reptile, font qu'il constitue l'une des
représentations qui priment sur l'imaginaire humain. Renvoyant
à la vie comme à la mort, « il est l'Atoum
égyptien à l'origine de toute création, il est l'Ouroboros
grec, matrice du zodiaque »(3) mais aussi «le serpent
à plumes de la plupart des mythologies
amérindiennes. »(4).
Par sa vie mystérieuse, à la fois sur terre et
en-dessous, le serpent fait fantasmer l'imaginaire. Il se fait tout aussi bien
monstrueux, à travers l'image de l'horrible Hydre, que féminin,
à travers les cheveux de la Déesse du monde infernal, Erinyes(5).
Il symbolise aussi la force, en étant entre autre, la forme prise par le
Dieu Zeus, pour féconder Perséphone qui donnera naissance
à Dionysos(6).
Dans la poésie baudelairienne, le serpent est un animal
de prédilection. Il est non seulement monstrueux comme dans La
Voix ou dans Le Revenant, mais aussi féminin comme dans
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés ou encore dans
Le Serpent qui Danse, où ce dernier se fait femme.
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 229.
(2) Cf. Annexes : Matthieu, XII, 24 ;
Marc, III, 22, p. 178.
(3) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 233.
(4) Ibid.
(5) Cf. op. cit., M. Philibert.
(6) Ibid.
L'image du serpent est par ailleurs indissociable de sa
représentation biblique. Ce reptile incarne « l'image du
Mal, du Séducteur, du Tentateur »(1). Dans A Une
Madone, l'utilisation de l'image du serpent évoque une perversion
de représentation biblique du reptile.
Le Ver :
Le dernier animal mythique présent dans Les Fleurs
du Mal et cité par Siganos est le ver. Ce « dernier
se manifeste en général comme isomorphe du serpent, à
cette différence près que ses liens avec la mort sont
plus fortement exprimés »(2). Que ce soit dans le Coran
ou dans la Bible, ce « fils de la pourriture »(3)
se fait symbole de la mort.
Dans la poésie baudelairienne, le ver renvoit au
passage du temps, mais aussi à L'Irréparable(4). Dans
cette pièce où règnent l'angoisse et le remords,
« l'homme est prisonnier de sa chronologie, sujet à la
souffrance du remords qui porte en sa racine l'angoisse
métaphysique »(5).
2- Classification des autres animaux baudelairiens
selon les critères proposés par Siganos :
Après ce répertoire d'animaux mythiques
cités par Siganos dans son article Bestiaire Mythique, il sera
désormais question de tenter de classer chaque animal, faisant partie du
reste du bestiaire baudelairien de Les Fleurs du mal, selon les
critères de classification de Siganos. Autrement dit, selon qu'il
s'agisse de Mythes de l'animal, d'animaux mythiques ou
d'animaux mythiques littéraires :
a- Le mythe de l'animal :
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., A. Siganos (1988).
(2) Ibid., p. 238.
(3) Le Mort Joyeux, Les Fleurs du Mal, strophe 3,v.
11.
(4) Cf. Analyse du poème L'Irréparable,
chapitre I, p. 78.
(5) Op. cit., A. Siganos (1988).
Ce mythe de l'animal se fait très
présent dans Les Fleurs du Mal. Comme il a déjà
été vu dans le thème de la fuite mythique au
chapitre précédent, les animaux qui sont mythiques - parce
que faisant l'objet d'un mythe - sont nombreux. Citons(1) le centaure,
l'hippogriffe, l'hydre de Lerne, le sphinx, ou encore, le phénix, la
sylphide, la sirène, le succube ou le lutin.
Le centaure est l'une des créatures mythiques qui
figurent dans Les Fleurs du Mal. Il est réputé pour
être un monstre mi-homme mi-cheval, à la fois violent et sauvage,
à l'exception toutefois de Chiron et Pholos, connus pour leur grande
sagesse. Les centaures se feront célèbres surtout à
travers leur guerre contre les Lapithes. Une guerre mythique qui inspira au
quinzième siècle le jeune peintre Michel-Ange (1475- 1564), et au
dix-neuvième siècle, le peintre A. Bocklin (1827- 1902).
L'image du Centaure est également très
présente dans la littérature. Citons l'exemple de Maurice de
Guérin (1810- 1839) avec son poème en prose intitulé
la Bacchante et le Centaure, ou celui de le comte de La Varende (1887-
1959) avec un récit historique intitulé le Centaure de
Dieu. Cette créature imaginaire mi-homme, mi- cheval sera
également présente chez Leconte de Lisle, José Maria de
Heredia ou chez Baudelaire, dans le poème dédié à
son ami Théodore de Banville(2).
De son côté l'hippogriffe, créature
mythique à la fois des cieux et de la terre par sa double nature
à la fois de cheval et d'oiseau, apparaît dans Les Petites
Vieilles pour inspirer la liberté et la délivrance(3).
Le phénix, autre créature imaginaire,
apparaît dans Les Fleurs du Mal dans le poème
intitulé Les Sept Vieillards pour renforcer une grande
présence du mythique. Cet oiseau
______________________________________________________________________________
(1) Cf. Bestiaire de la fuite antique, chapitre I, p. 103.
(2) Cf. p. 112.
(3) Cf. pp. 52, 99.
qui apparaît chez Baudelaire comme étant
« père et fils de lui-même »(1) se
fraye un chemin dans de nombreuses mythologies qu'elles soient
hellénistique, égyptienne, arabe ou judaïque. Cette
créature fabuleuse occupe une place de choix dans l'histoire. Dans
l'Antiquité, le phénix apparaît chez sept écrivains
grecs et latins tels que Hésiode, Hérodote,
Enésidème ou Manilius.
Dans un article publié dans le Dictionnaire des
mythes littéraires et intitulé Phénix, Marie
Miguet retrace l'histoire de cet oiseau fabuleux considéré par G.
Durand comme « l'aboutissement transcendant du
Grand-OEuvre »(2). Dans son article, Miguet souligne que
jusqu'au XVIIe siècle, la croyance populaire soutenait l'existence du
phénix qui, à partir de la seconde moitié de ce même
siècle « devient vraiment un mythe
littéraire »(3). Seront retenus de l'histoire
littéraire du phénix retracée par Muguet l'exemple de
l'italien Giordano Bruno avec Fureurs Héroïques (1585) ou
encore l'exemple de Shakespeare avec The Phoenix and the turtle
(1601).
L'image du phénix continuera jusqu'au XXe siècle
son influence sur la littérature, sur la peinture et même sur la
cinématographie. Dans le domaine littéraire, nous avons l'exemple
de P. Eluard avec son recueil intitulé Le Phénix
(1951), ou encore le peintre italien Antonio del Pollaiolo (vers 1432- 1498)
avec sa pièce Le Phénix (1926). Dans la
cinématographie, c'est également du mythe du Phénix que
l'auteur Tezuka Osamu (1926-1989) s'est inspiré pour son film Les
vengeurs de l'espace, qu'il avait auparavant mis en image dans une bande
dessinée.
Dans le poème intitulé Le tonneau de la
haine, c'est à l'hydre de Lerne que Baudelaire fait
référence. Monstre à neuf têtes de serpent a le
pouvoir de se régénérer : deux têtes poussent
à la place de chaque tête coupée. Le pouvoir mythique
attribué à cet animal a notamment inspiré
______________________________________________________________________________
(1) Les Sept Vieillards, Les Fleurs du Mal, strophe
11, v. 3.
(2) Op. cit., G. Durand,1969, p. 147
(3) Marie Miguet, « Phénix », in.
Op. cit., Dictionnaire des mythes littéraires, p. 1172.
des peintres comme l'italien Antonio del Pollaiolo, ou
l'espagnol Francisco de Zurbaran (1598- 1664) qui décrit, dans La
Lagune de Lerne, une bataille contre ce monstre(1).
Autre Mythe de l'animal, celui du sphinx qui inspire,
chez Baudelaire, à la fois beauté, charme et mystère Il
figurent parmi les nombreux mythes de la poésie symboliste. Dans
l'ouvrage intitulé La création mythique à
l'époque des symbolistes, F. Grauby tente de retracer l'histoire
littéraire du sphinx à travers l'inspiration que ce dernier
provoque chez les symbolistes. Elle citera l'image du sphinx dans A
Rebours de J. K. Huysman (1848-1909) et dans Axël de
Villiers de l'Isle-Adam (1838- 1889). Elle citera également le sphinx
d'Oscar Wilde (1854- 1900) qui désigne « une
créature féminine (...) éprise de l'ombre qu'elle
renferme. »(2).
Créature mythique par excellence, le sphinx
représente dans le Moyen-Orient(3) le Pharaon. Il se définit
également comme gardien du seuil des sanctuaires. Dans la mythologie
gréco-latine, il est présenté comme un monstre à
tête de femme, buste de lion, queue de serpent et griffes d'aigle. Qu'il
soit « Gardien d'un passage ou protecteur d'un temple, le sphinx
fait lui-même partie intégrante du secret
ésotérique. Le sphinx sait, il préside aux mystères
sacrés de l'initiation. »(4). Ceci rappelle l'image du
sphinx baudelairien à la fois mystérieux et étrange.
Dans L'Horloge ou dans Sur les débuts
d'Amina Boschetti, Baudelaire recourt à l'image de la femme
à travers celle de la Sylphide. Créature désignant, dans
la mythologie celte et germanique, des esprits vivants dans l'air. L'image de
la sylphide est également à relever chez Chateaubriand avec sa
promenade fantasmagorique dans Mémoires d'outre-tombe et
notamment dans le domaine des spectacles et des compositions musicales.
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., Encyclopédie Encarta.
(2) Françoise Grauby, La création mythique
à l'époque des symbolistes : Histoire, analyse et
interprétation des mythes fondamentaux du symbolisme, Paris,
Librairie Nizet, 1994, p. 150.
(3) Op. cit. M. Philibert.
(4) Op. cit., Françoise Grauby, p. 143.
Le succube, l'une des images à laquelle recourt
Baudelaire dans son bestiaire mythique, apparaît dans la pièce
intitulée La Muse Malade. Ce personnage féminin qui
trouve son origine dans le folklore européen médiéval,
était un ange déchu. Le succube l'homologue de l'incube, prenait
forme humaine dans le but d'abuser d'un homme durant son sommeil. Il faudrait
par ailleurs noter que incube vient du latin incubus signifiant
`cauchemar' et incubare, signifiant `coucher sur'(1).
Baudelairien convoque dans Les Fleurs du Mal une
autre image à la fois féminine et mythologique, celle de la
sirène. Cette créature dont les représentations se font
diverses dans l'imaginaire humain appartient « à la fois
au monde souterrain des Enfers, au monde céleste de la musique et
à l'univers marin des navigateurs »(2).
A L'origine, la sirène est dans la mythologie grecque
une nymphe de la mer, mi-femme mi-oiseau et fille du dieu de la mer(3). Elle
peut aussi apparaître sous la forme d'une créature marine à
tête et buste de femme et à queue de poisson qui souvent
prédit l'avenir. Ce sont d'ailleurs les récits de navigateurs
qui ont participé en grande partie à la survie du mythe en tant
que femme-poisson qui attire par sa belle voix les marins pour ensuite les
tuer(4).
Dans son article intitulé Les sirènes dans
l'Antiquité, Annie Lermant-Parès retrace l'évolution
de cette créature mythique dans l'imaginaire de l'Antiquité. Elle
notera le passage de la femme-oiseau à la femme-poisson, passant par la
femme marine aux jambes d'ânesse(5). La sirène est, par ailleurs,
très présente dans la littérature. On la retrouve chez le
poète romantique allemand Clemens Brentano qui contribua à
faire connaître la sirène Lorelei . Elle inspira
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., Encyclopédie Encarta.
(2) Annie Lermant-Parès, « Les sirènes
dans l'Antiquité », in. Op. cit., Dictionnaire des mythes
littéraires, p. 1289.
(3) Op. cit., Encyclopédie Encarta.
(4) Histoire que l'on retrouve dans le très
célèbre épisode des aventures d'Ulysse dans
L'Odyssée.
(5) Op. cit. A. Lermant-Parès, p. 1290.
également H. C. Andersen qui publia en 1903 un conte
portant le nom de La Petite Sirène. Apollinaire quant à
lui, emploie dans un des poèmes de Alcools, Nuit
rhénane, cette image de « La femme sirène,
image d'un amour trompeur. »(1).
Avec son rôle d'irrésistible tentatrice, la
sirène apparaît chez Baudelaire comme une créature
mêlant à la fois beauté et séduction(2).
La poésie baudelairienne note également la
présence du lutin, esprit qui se manifeste pendant le sommeil des
hommes. En plus de Baudelaire, d'autres auteurs ont recouru à cette
image du lutin. Prenons l'exemple de l'écrivain français Charles
Nordier avec un récit fantastique intitulé Trilby ou le Lutin
d'Argail publié en 1822. Cette créature féerique
apparaît également dans A Midsummer Night's Dream,
comédie écrite vers 1595 par W. Shakespeare, ou encore dans le
roman de Selma Lagerl publié en 1906 et intitulé Le
Merveilleux Voyage de Nils Holgersson.
Le lutin est une créature qui apparaît même
dans l'univers de la caricature avec le français d'origine italienne
Leonetto Capiello qui en 1921, met en scène un lutin sortant d'une
orange en spirale et offrant une bouteille de Bitter(3).
L'animal mythique :
En s'appuyant sur la définition à deux temps
proposée par A. Siganos, de nombreux animaux du bestiaire baudelairien
peuvent être considérés comme des animaux mythiques. Par
ailleurs, le fait que l'auteur de l'article inclut dans sa classification
toutes les mythologies du monde, permet d'élargir le champ de recherche
sur l'animal mythique.
De l'oiseau au serpent passant par le chien, le loup et la
chauve-souris, Les Fleurs du Mal présente un riche bestiaire
mythique.
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., Encyclopédie Encarta
(2) Cf. p. 108.
(3) Op. cit., Encyclopédie Encarta
Les oiseaux, pour commencer, habitent l'imaginaire humain,
notamment à travers des connotations religieuses. Dans la mythologie
iranienne, la religion fut apportée et enseignée par un oiseau
fabuleux. Par conséquent, les versets de l'Avesta sont
récités dans la langue des oiseaux(1). De son côté,
la mythologie germano-scandinave connaît l'existence des deux corbeaux du
dieu Odin, Hugen et Munen dont l'un connaît le passé et l'autre,
l'avenir(2).
Dans l'imaginaire humain, l'image du corbeau a souvent des
connotations négatives. En effet, le croassement de cet oiseau de
malheur, comme il est souvent désigné, peut annoncer le mauvais
sort et la mort. Dans l'une des célèbres histoires de la
mythologie chrétienne, c'est à travers cet oiseau à
couleur de deuil, que Caïn comprend qu'il faut enterrer le cadavre de son
frère.
Dans la poésie baudelairienne, le corbeau sent et
surveille l'approche de la mort dans L'Irréparable et dans
Le Mort Joyeux, il est invité par ce dernier à se
régaler d'un vieux corps en désaccord avec la vie(3).
Tout comme le corbeau, le chien vient habiter l'imaginaire
humain désignant un animal néfaste et annonceur de malheur, voire
de mort. Comme il a déjà été noté à
travers l'exemple donné par G. Durand(4), dans la croyance populaire,
les cris du loup ou du chien annoncent la mort. Ce canidé est souvent
associé au monde souterrain. Dans la mythologie gréco-latine, il
est cerbère, le chien tricéphale qui assure la garde de la porte
des Enfers. Image presque identique que l'on retrouve dans la mythologie
germano-scandinave avec le chien Garm qui comme cerbère, garde la porte
de Hel, maîtresse du monde souterrain(5).
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit. M. Philibert.
(2) Ibid.
(3) Cf. pp. 77, 78.
(4) Cf. p. 83.
(5) Op. cit. M. Philibert.
Dans Les Fleurs du Mal, le chien hurle (dans
Abel et Caïn(1)), le désespoir d'un assassin (dans Le
Vin de l'Assassin(2)). Il symbolise la mort dans Une Charogne,
à travers l'image de la chienne qui tourne autour du cadavre, faisant
penser aux « jaloux quadrupèdes »(3) de
Un Voyage à Cythère.
Proche du chien, l'image du loup apparaît comme plus
féroce et effroyable. En effet, ce féroce carnassier
apparaît dans la mythologie germano-scandinave, à travers l'image
de fenrir, encore plus terrible que son doublet, le chien Garm. Il est l'animal
monstrueux qui participa au massacre des dieux. Tout aussi monstrueux, le loup
hate avalera quant à lui la lune pour marquer la fin des temps(4).
Comme le corbeau, le loup
« flaire »(5) la mort dans
L'Irréparable et comme le chien ses « cris
lamentables »(6) hurlent à la mort dans
Sépulture. Il est également symbole de violence, voire
de viol, dans Femmes Damnées.
L'animal mythique littéraire :
Avant de commencer cette troisième catégorie de
la classification proposée par A. Siganos, rappelons que l'animal
mythique littéraire peut aussi parallèlement appartenir à
l'une des deux autres catégorie déjà citées. Le
plus important pour A. Siganos, c'est que cet animal puisse connaître
« un riche destin littéraire »(7).
Rappelons, également, que l'animal mythique littéraire n'est pas
forcément mythique en lui-même, mais doit obligatoirement
être « hiérophanique ou attribut d'un
Dieu »(8).
______________________________________________________________________________
(1) Abel et Caïn, Les Fleurs du Mal, strophe
6.
(2) Le vin de L'Assassin, Les Fleurs du Mal, strophe
12.
(3) Un Voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 10, v. 1.
(4) Op. cit. M. Philibert.
(5) L'Irréparable, Les Fleurs du Mal, strophe
4, v. 1.
(6) Sépulture, Les Fleurs du Mal, strophe 3,
v. 3.
(7) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 209.
(8) Ibid.
Les oiseaux, animaux présents en force dans la
poésie baudelairienne, sont très prisés par les dieux de
toutes les mythologies. Citons, par exemple de la mythologie
gréco-latine, Zeus qui se transforme en oiseau pour violer Héra
et en cygne, pour violer Léda(1). De son côté,
Poséidon, se transforme également en oiseau pour s'unir à
Méduse. Par ailleurs, le dieu Apollon a pour attribut, entre autres
animaux, le cygne, le corbeau et le coq. Ce dernier est également
l'attribut de Hermès, dieu des inventeurs, des voleurs et des
voyageurs(2).
Dans la mythologie mésopotamienne(3), la Déesse
Suprême, Ishtar, Déesse de la planète Vénus est
représentée sous forme d'une femme ailée, faisant de cet
attribut de l'oiseau, l'une de ces composantes.
Dans la mythologie celte(4), le cygne est l'attribut de la
Déesse Berecyntia et le corbeau, celui des deux Dieux solaires Lug et
Bel (ou Bellen).
La mythologie égyptienne(5) connaît, quant
à elle, une grande présence du vautour. Symbolisant le pouvoir
des mères célestes, ce dernier est l'un des attributs de Isis,
Déesse principale du panthéon(6). Il est également la
représentation de la déesse Mout, épouse du Dieu Amon.
En plus de la mouche, citée dans le bestiaire mythique
de A. Siganos, le papillon, insecte présent dans la poésie
baudelairienne, l'est aussi dans la mythologie gréco-latine(7), à
travers Morphée, fils de la Nuit, Dieu du sommeil et des rêves,
qui apporte des rêves de douceur aux hommes en volant avec des ailes de
papillon.
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(1) Op. cit., G. Houtzager.
(2) Op. cit., M. Philibert.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
Les animaux mythiques littéraires son également
présents dans la poésie baudelairienne à travers des
animaux carnassiers : exemple du chien qui entre dans la composition de la
Déesse gréco-latine Hécate(1), Déesse lunaire
tricéphale dont l'une des têtes est celle d'un chien. De son
côté, le loup, avec le cygne, le corbeau et le coq, est un
attribut du Dieu Apollon.
Dans la mythologie celte(2), le loup, sous sa forme
féminine, est l'une des métamorphoses de la Déesse
Morrigane, qui pour vaincre Cuchulainn, dût se transformer en corbeau, en
vache et en louve.
Chez les égyptien, Anubis, Dieu de la mort et
l'embaument et « qui au départ a du être une
divinité animale ou totémique »(3), est toujours
représenté avec une tête de chacal.
Consacré à la Déesse Vénus, le
bélier est le dernier animal qui sera évoqué dans ce
bestiaire des animaux mythiques littéraires. Notons qu'il est l'un des
animaux emblématiques de Cérès, Déesse de la Terre
à Rome(4). Il se fait présent, par ailleurs, dans la mythologie
égyptienne(5) avec le Khnoum, le potier divin, qui a la tête d'un
bélier. Il est également connu pour être l'un des attributs
de Amon, le Dieu Suprême du panthéon égyptien.
En plus de ces animaux mythiques littéraires en
étant « hiérophanique ou attributs d'un
dieu »(6), citons d'autres animaux qui ont
« un riche destin littéraires »(7).
Certains d'entre eux ont, comme le centaure, le phénix, le sphinx, la
sirène ou le lutin, déjà été cités
dans un bref historique littéraire.
A ces animaux on peut ajouter(8) la vipère, que l'on
retrouve dans L'Education Sentimentale de Gustave Flaubert, ou dans
Henri VI de W. Shakespeare. Nous pensons également
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(1) Op. cit., M. Philibert.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 209.
(7) Ibid.
(8) Ces exemple sont tous pris dans l'Encyclopédie
Encarta.
à l'exemple du Cygne, animal mythique littéraire
parce que présent dans Souvenirs sur Lohengrin de Gérard
de Nerval, dans Les Cygnes Sauvages à Coole(2) de W. B. Yeats
(1865- 1939) ou dans Le Chevalier au Cygne, du poète allemand
K. de Würzburg (vers 1220- 1287).
Conclusion :
Les images animales employées dans les Fleurs du
Mal, reflètent un trajet anthropologique essentiellement mythique.
En effet, la formation classique de Baudelaire s'entrevoit à travers le
recours à des images à la fois antiques, bibliques et
littéraires. De plus, La classification des animaux mythiques
proposée par A. Siganos permet de vérifier que le bestiaire
baudelairien de Les Fleurs du Mal est, dans sa majeure partie, un
bestiaire mythique qui s'inspire à la fois des mythes antiques,
bibliques et littéraires.
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(1) Le titre an version originale est : The Wilde
Swans at Coole
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