Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
D'un jeune éléphant.(1)
La serpentine est tout aussi gracieuse et molle à
travers l'image exotique de l'éléphant(2) où une grande
part de mythologie est également à souligner. En effet, dans le
tantrisme, ce sont les éléphants ou les serpents, les deux
animaux évoqué dans ce poème, appelés les `nagas
souterrains', qui assurent la stabilité de l'écorce
terrestre(3).
Le Beau Navire est un autre poème où,
inspirant un boa, la tête de la « molle
enchanteresse »(4) « (...) se pavane avec
d'étranges grâces »(5). Celle-là
même dont les jambes semblables à deux sorcières provoquent
d'étranges et d'immoraux désirs, véritables fantasmes du
poète. La description à la fois sensuelle et insaisissable de
cette jeune adulte se rapproche davantage d'un milieu aquatique qui la rend
aussi belle qu'un « vaisseau qui prend le
large »(6).
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(1) Le Serpent qui Danse, Les Fleurs du Mal, strophes
1-2.
(2) L'éléphant est très présent dans
les textes antiques. Des auteurs comme Aristote ou Pline parlent de lui en
termes élogieux. Pline décrit la grande inimitié entre
l'éléphant et le serpent. Cf. Op. cit., Faton-Boyoncé et
Fayol.
(3) Op. cit., F.-Beyoncé et Fayol.
(4) Le beau navire, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v. 1.
& strophe 4, v. 1.
(5) Ibid., strophe 3, v. 2.
(6) Ibid., strophe 7, v. 2.
Ce monde aquatique rappelle celui de Avec ces
vêtement ondoyants et nacrés, où l'indifférence
de la femme-serpent est comparée aux « longs
réseaux de la houle des mer »(1).
Dans La Chevelure, la femme à la
« crinière lourde »(2) est également
prétexte à l'exotisme à travers ces « fortes
tresses »(3) qui conduisent le poète vers un univers de
rêves aquatiques semblable à celui de Le Serpent qui
Danse, où l'eau remonte à la bouche du poète
évoquant un autre monde magique, celui du vin, qui conduit vers le
rêve, et du venin, qui conduit vers la mort :
Et ton corps se penche et s'allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l'eau.(4)
La femme-serpent possède donc une grande force de
séduction qui suscite au poète plusieurs références
littéraires mais aussi mythologiques. Elle est à l'origine d'une
sensualité des plus poétique.
Ces quelques pages d'analyse permettent de dire que le
bestiaire baudelairien est d'abord un moyen d'identification du monde dans
lequel naît la poésie baudelairienne. Un monde où tout
gravite autour de l'image animale à laquelle le poète,
après s'y être lui-même identifié, identifie toute
l'humanité et notamment la femme à qui réfère la
majore partie des images animales utilisées. Dans la poésie de
Les Fleurs du Mal, Baudelaire est « prêt à
distribuer à celle-ci(la femme) les caresses et les coups. Une voix peut
suffire à l'enchanter, une chevelure à le griser de son
odeur. »(5). En effet, pour parler de la vénus, la
poésie baudelairienne a recours à différentes
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(1) Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Les
Fleurs du Mal, strophe 2, v. 3.
(2) La Chevelure, Les Fleurs du Mal, strophe 7, v. 1.
(3) Ibid., strophe 3, v. 3.
(4) Le serpent qui danse, Les Fleurs du Mal, strophe
7.
(5) Pascal Pia, Baudelaire, coll. Ecrivains de toujours,
Seuil, Paris, 1952, p. 36.
images et références qui la présentent
comme belle, tendre et sensuelle mais aussi sauvage, violente et féroce.
Elle est à la fois « la victime et le
bourreau »(1) du poète. Ce dernier, pour l'identifier,
plonge dans un monde fait à la fois d'amour, de sensualité mais
également de férocité et d'animalité. Un monde
d'une grande inspiration mythique où la femme baudelairienne est
montrée comme monstrueuse à cause de sa double nature, à
la fois humaine et animale. Cette double essence fait d'elle une fidèle
représentante de la vie antique et du vestige d'un temps
révolu où le poète tente en vain de s'évader. Cet
échec de la poursuite du bonheur antique, constitue l'une des plus
importantes sources de l'incontournable spleen baudelairien.
Par ailleurs, dans sa laborieuse et pénible quête
d'une nouvelle conception de la beauté, Baudelaire cherche une
perfection éternelle, comme celle qu'il a brièvement connue dans
le regard fugitif d'une passante qui l'a fait
« renaître »(2). Cette fascinante
beauté qu'il sait ne trouver que dans
« l'éternité »(3) a
« le visage de la Mort, de sa propre Mort. »(4)
.
Phobie d'Anubis(5) ou le
Bestiaire de la Mort :
Dans Les Fleurs du Mal, il est possible de relever,
à côté du spleen provoqué par l'inaccessible monde
idéal symbolisé par la femme vestige, un autre genre d'angoisse,
dont l'emprunte est retrouvée dans une grande partie de la poésie
baudelairienne. Il s'agit de l'angoisse devant le temps qui passe.
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(1) L'Héautontimorouménos, Les Fleurs du
Mal, strophe 6, v. 4.
(2) A Une Passante, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v.
2.
(3) Op. cit., v. 3.
(4) Op. cit., Conio, p. 415.
(5) « Dans la mythologie égyptienne, Anubis
est le Dieu des funérailles et de l'embaument. il apparaît avec
une tête de chacal et a dû être, au départ, une
divinité animale ou totémique. Puis, le mythe policé, il
devient le mythe d'Osiris et de sa soeur Nephtys. Primitivement, il
dévore les cadavres ; plus tard, on le voit assister à la
pesée des âmes. », in. M. Philibert, Dictionnaire
des mythologies, Sarthe, Maxi-Livres, 2002.
Afin d'exorciser la peur devant le temps qui
« mange la vie »(1) et la peur devant la Mort,
Baudelaire recourt à un bestiaire patibulaire, voire kafkaïen par
l'intermédiaire essentiel d'images de carnassiers et d'insectes. Ces
derniers, et malgré leur petite taille, occupent une place de choix dans
le bestiaire baudelairien.
Dans Les Structures Anthropologiques de L'Imaginaire,
G. Durand affirme que le symbolisme animal inspire essentiellement deux
thèmes négatifs qui se traduisent à travers la
« terreur devant le changement et devant la mort
dévorante »(2). Cette peur constitue l'une des plus
importantes sources d'inspiration chez un grand nombre d'écrivains et de
poètes. Elle se fait omniprésente chez Baudelaire où les
métaphores animales renvoitnt en grande partie à la peur devant
la fuite du temps. En effet, dans la poésie `maladive' de Les Fleurs
du Mal, l'image de l'insecte souvent associée à celle des
carnassiers, expriment dans la plupart des cas une crainte devant un avenir que
le poète sait de plus en plus court. Elles sont le lugubre symbole de la
peur devant l'inconnu, devant la Mort.
L'une des images d'insectes les plus utilisées dans le
recueil, est celle du vers. Petite créature vivant sous terre, il est
constamment associé à la dernière demeure, à la
Mort. Il renvoit à la décomposition des cadavres et des
souvenirs.
Dans Spleen (LXXVI), l'incohérence des images
montre une âme chaotique où le passé s'enfuit et meurt. Le
temps, dans une irrévocable vision funèbre, s'attaque à ce
qu'il y a de plus cher aux yeux du poète : ses souvenirs, qu'il
ronge comme un ver. Cet insecte, « fils de la
pourriture »(3) est souvent associé au cimetière
et au squelette.
Sous le nom de vermine, ce compagnon du tombeau apparaît
également dans la pièce intitulée Remords
Posthume. Dans ce poème rongé par le regret et la hantise du
pêché, le
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(1) L'Ennemi, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.
(2) Op. cit., Durand (1969), p. 95.
(3) (3) Le mort joyeux, Les Fleurs du Mal, strophe 3,
v. 3.
Remords invoque l'horreur de la tombe où il ne restera
de l'homme que de « Vieux squelettes gelés et
travaillés par le ver »(1). Horreur partagée avec
le « noir(s) compagnon(s), sans oreille et sans
yeux »(2) qui s'allie, dans Le mort joyeux, aux
escargots vivant, comme lui, dans les terres grasses des cimetières.
Alliance également avec les corbeaux, oiseaux funestes par excellence.
Tous ces animaux évoquant la Mort créent une atmosphère
des plus macabres que le poète tente de fuir dans un ton des plus
sarcastiques. Il l'imagine, l'envisage et cherche même à s'y
préparer. En effet, « Le mort joyeux n'appelle ni
couronnes ni bouquets, mais les corbeaux et les vers »(1). Cette
dynamique de l'image, comme l'a baptisée Durand, consiste dans ce
poème à invoquer la Mort contre Mort afin de la combattre et de
la banaliser. Ce qui est en réalité l'indice de la grande frayeur
qu'elle inspire au poète :
Je hais les testaments et je hais les
tombeaux ;
Plutôt que d'implorer une larme du monde,
Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.(2)
Loin d'être inoffensif, le vers vient, dans
L'imprévu, ronger l'homme qui, par inadvertance et
lâcheté, se fait vieux sans en prendre conscience. Il est sans
défense, face aux ordres de l'horloge qui fait courir le temps dans une
dimension où chaque seconde qui passe, appartient déjà au
passé:
L'horloge à son tour, dit à voix basse :
« il est mûr,
Le damné ! j'avertis en vain la chair
infecte.
L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur
Qu'habite et que ronge un insecte. (3)
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(1) La servante au grand coeur dont vous étiez
jalouse, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v. 11.
(2) Le mort joyeux, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v.
1.
(3) Op. cit., P. Brunuel (1998), p. 163.
(4) Le mort joyeux, Les Fleurs du Mal, strophe 2.
(5) L'imprévu, Les Fleurs du Mal, strophe
5.
Le tortillement, notamment celui des insectes est une autre
image qui met en évidence, de manière encore plus violente, la
fuite du temps. Pour Gilbert Durand, « le schème de
l'animation accéléré qu'est l'agitation fourmillante,
grouillante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice de
l'angoisse devant le changement, l'adaptation animale ne faisant dans la fuite
que compenser un changement brusque par un autre changement
brusque. »(1).
Cette théorie de l'agitation trouve confirmation dans
la poésie baudelairienne. En effet, il est possible de relever dans de
nombreux poèmes des images du fourmillement et du grouillement qui
symbolisent essentiellement le passage destructeur du temps. Dans
Orgueil, on assiste à l'invasion des insectes qui, dans
L'Ennemi « mange la vie. »(2)
C'est dans une atmosphère lugubre et angoissante que
L'Irrémédiable met en scène ce passage grouillant
du temps. Dans ce poème, le poète crie sa peur à travers
celle d'un Ange qui se retrouve en Enfer et qui lutte « Contre un
gigantesque remous »(3). De son côté,
L'Irréparable, poème d'une grande esthétique,
plonge le poète dans une insoutenable angoisse exprimée à
travers des images animales calamiteuses. Dans ce monde de l'agonie et de
l'approche de la mort, « le vieux, le long
Remords »(4) se nourrit de l'homme de l'intérieur,
« comme le ver des morts,/Comme du chêne la
chenille »(5). Il habite, « s'agite et se
tortille »(6) en lui en le rongeant tout au long de sa vie
précipitant la fin de celle-ci. Mort et remords sont souverains des
lieux, ils terrorisent et épouvantent.
Dans ce poème, la première strophe, sous forme
de question désespérée, emploie l'image du termite qui
crée une « agitation grouillante, fourmillante (et)
chaotique »(7). Cette agitation
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(1) Op. cit., Durand (1969), p. 77.
(2) L'ennemi, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.
(3) l'irrémédiable, Les Fleurs du Mal,
strophe 3, v. 2.
(4) L'irréparable, Les Fleurs du Mal, strophe
1, v. 1.
(5) Ibid., v. 3 & 4.
(6) Ibid., v. 2.
(7) Op. cit., Durand (1969), p. 77
est le reflet du « long »(1), de
« l'implacable »(2) et irréparable remords
qui, « avec sa dent maudite »(3), tenaille
l'homme, l'attaque et le « ronge »(4) de
l'intérieur.
Pour exprimer cette force trépidante qui consomme le
poète, ce dernier recourt à d'autres images d'insectes, citons
celles du ver, de la chenille et de la fourmi. Ces images, pour
« indique(r) une force offensive, prédatrice (et)
funèbre »(5), sont associées à celles du
loup, qui symbolise la Mort à travers l'image des deux
célèbres loups de la mythologie : Fenrir et Managamr, qui
à la fin du monde avalerons respectivement le soleil et la lune,
à celle du cheval, que « tous les peuples associ(ent)
originellement (...) aux ténèbres du monde
chthonien »(6), et à celle du corbeau, oiseau qui, dans
le folklore, est souvent associé à la mort.
De « mourant »(7) à
« agonisant »(8) passant par
« soldat brisé »(9) et
« pauvre agonisant »(10), la troisième et
quatrième strophe connaissent une reprise subjective et rythmique
d'adjectifs qui compatissent aux sort de l'humain déchirés, de
l'intérieur comme de l'extérieur, par les insectes et les
prédateurs.
Danse Macabre, est également l'un des
poèmes où le regret et le remords terrorisent le poète.
Ils sont symbolisés par l'image de l'alambic et de l'aspic. Ces deux
créatures rompantes donnent naissance, par les places qu'ils occupent
dans le poème, à une rime qui rend plus palpable, par la
sonorité, l'angoisse « antique »(11)
qu'éprouve le poète. Le point d'exclamation
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(1) L'irréparable, Les Fleurs du Mal, strophe
1, v. 1
(2) Ibid. v. 5.
(3) Ibid., strophe 8, v. 1.
(4) Ibid.
(5) Op. cit., P. Labarthes, p. 547.
(6) Op. cit., L. Desblache, p. 50.
(7) L'irréparable, Les Fleurs du Mal, strophe
3, v. 3.
(8) Ibid., strophe 4, v. 1.
(9) Ibid., v. 3.
(10) Ibid., v. 1.
(11) Danse macabre, Les Fleurs du Mal, strophe 8, v.
2.
qui ponctue la fin des deux premiers vers, donne, quant
à lui, l'impression d'une colère que le poète
éprouve contre le remords voire, contre lui même :
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