Analyse textuelle
Chapitre II :
André Siganos et le Bestiaire Mythique
Introduction :
En s'appuyant sur la notion de trajet
anthropologique, utilisée dans le premier chapitre et dont le but
est de proposer une explication à l'imaginaire humain, l'approche
mythique permettra de mettre en exergue, à travers l'image animale,
l'influence de ce trajet anthropologique sur l'imaginaire
baudelairien. En effet, en plus des trois thèmes communs, les images
animales baudelairiennes présentent des origines qui, bien que
différentes, présentent un point en commun qui est
l'omniprésence du mythe, noyau central de l'imaginaire baudelairien.
Avant de commencer la classification des animaux
baudelairiens de Les Fleurs du Mal selon les critères
proposés par A. Siganos, il nous semble capital de déterminer la
notion de mythe littéraire et son évolution historique dans la
littérature.
1- Qu'est-ce que le mythe
littéraire ? :
Dans son ouvrage intitulé Mythes et mythologies
dans la littérature, Pierre Albouy souligne la naturelle
coexistence qui unit l'étude du mythe à l'étude de
l'imagination et de l'imaginaire(1). Par ailleurs, la présence du mythe
dans la littérature et de la littérature dans le mythe, a
donné naissance à la notion de mythe
littéraire.
Avant de définir la notion de mythe littéraire,
il serait plus approprié de proposer une définition du mythe.
Selon Mircea Eliade, le mythe raconte et explique. Il souligne, dans
___________________________________________________________________________
(1) Pierre Albouy, Mythes et Mythologies dans la
littérature française, Armand Colin, Paris, 1998, p. 14.
son ouvrage Aspects du mythe, que ce dernier
« raconte une histoire ; [qu']il relate un
événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps
fabuleux des `commencements'. »(1). Dans un autre ouvrage
intitulé Mythes, Rêves et Mystères, Eliade ajoute
que le mythe révèle, qu'il est une confession de l'être et
de Dieu.
Un peu plus tard, en 1984, Philippe Sellier propose à
son tour une définition du mythe ethnoreligieux qu'il considère,
selon les termes de M.-C. Huet-Brichard, comme un « récit
fondateur, anonyme et collectif, tenu pour vrai, remplissant une fonction
socioreligieuse, gouverné par la logique de l'imaginaire et
caractérisé par de fortes oppositions
structurales »(2).
A partir de cette définition du mythe, P. Sellier
proposera une définition du mythe littéraire qui
représente pour lui un ensemble d'« oeuvres qui (...) sont
d'abord écrites, signées par une (ou quelques)
personnalité singulière. »(3). Il ajoute :
« Evidemment, le mythe littéraire n'est pas tenu pour
vrai. Si donc il existe une sagesse du langage, c'est du côté des
trois derniers critères qu'une parenté pourrait se
révéler entre mythe et mythe
littéraire. »(4).
Dans l'introduction du Dictionnaire des mythes
littéraires, Pierre Brunuel reprend la définition que
propose Philippe Sellier et s'étale davantage sur la classification
des mythes littéraires. Il en propose deux catégories : les
mythes littéraires hérités qui sont
« empruntés à la mythologie grecque et à la
Bible »(5) et les mythes littéraires
nouveau-nés ; « tel ces quelques récits
littéraires prestigieux auxquels a donné naissance l'occident
moderne :
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(1) Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris,
Gallimard, 1963.
(2) Marie-Catherine Huet-Brichard, Mythe et
littérature, Paris, Hachette Livre, 2001, p.26.
(3) Philippe Sellier, « Qu'est-ce qu'un mythe
littéraire ? », (in. Littérature n°
55, octobre 1984, pp.113, 115) in. Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid. p. 27.
Tristan et Iseut, Faust, Don Juan »(1). A
cette classification, Brunuel ajoutera que les mythes littéraires sont
« tout ce que la littérature a transformé en
mythes.»(2).
2- Historique et évolution des mythes
littéraires:
Faire un historique de la présence du mythe dans la
littérature pourrait être l'objet de toute une recherche dans le
domaine de histoire littéraire. Aussi, ce survol se contentera de
souligner les moments les plus importants dont le point de départ est le
Moyen-Age.
Dans Mythe et littérature, l'un des
ouvrages sur lesquels se basera cet historique, M.C. Huet-Brichard a
tenté de mettre en évidence « la
réécriture des mythes hérités, (...) l'engendrement
de nouveaux mythes (...) mais aussi la pensée sur le mythe ou la Fable
à une époque donnée »(3).
Au Moyen-Age, le mythe connaît son expansion à
travers le roman, genre littéraire qui « apparaît
comme un commencement presque absolu : celui où une identité
se détermine à travers une littérature qui fait le choix
d'une langue »(4).S'inspirant de l'Antiquité, le
roman médiéval poursuit et crée toute une mythologie
propre à lui comme il est le cas pour le Roman de Troie (1172).
Il se trouve par conséquent « au commencement de mythes
proprement littéraires »(5).Cette période de
l'histoire française voit naître plusieurs mythes
littéraires, celui du Roi Arthur, par exemple, qui
« acquiert une dimension surhumaine (...) et de sauveur se
métamorphise en messie. »(6), ou encore, très
célèbre, le mythe du Graal qui
« s'épanouira
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., Dictionnaire des mythes
littéraires, p. 13.
(2) Ibid. p.14.
(3) Op. cit., M.-C Huet-Brichard, P. 111.
(4) Ibid. p. 112.
(5) Ibid.
(6) Ibid. p. 113.
des diverses continuations »(1),
étant donné, souligne Huet-Brichard, que « le mythe
est le résultat de ses différentes versions
(...) »(2).
Le Moyen-Age connaîtra également, vers sa fin,
quelques tentatives visant à classer les mythes littéraires. Les
mythographes proposent une méthode de classement qui continuera
à être utilisée jusqu'au XVIe siècle. Cette
méthode consiste à placer les mythes selon trois
systèmes qui d'un côté, « transposent des
faits historiques (...) »(3), de l'autre,
« présentent les luttes et combinaisons des
éléments de la nature (...) »(4), ou encore,
« symbolisent des idées morales et philosophiques
(...). »(5).
C'est avec Les Epîtres de l'amant vert de
Jean Lemaire de Belges, qui raconte l'histoire d'un perroquet qui se suicide
par amour pour Marguerite d'Autriche(6), que se fera selon P. Albouy, le
passage du Moyen-Age à la Renaissance. Période qui connaît,
par ailleurs, une grande influence de la mythologie gréco-latine.
Plusieurs thèmes y sont puisés comme, entre autres, celui de la
poésie amoureuse avec la figure antique de Diane, ou celui de la
poésie héroïque, à travers le personnage d'Hercule.
Par ailleurs, la littérature du XVIe siècle a
été marquée par le groupe de La Pléiade,
dont le nom reconnaît, tout en rendant hommage, à
l'héritage antique son influence sur la culture occidentale. Ce groupe a
eu recours dans sa poésie à plusieurs figures mythiques comme,
entre autres, celles de Diane, de Bacchus ou d'Apollon. Quant à leur
poésie, elle est essentiellement inspirée des textes ovidiens,
permettant ainsi « de voir comment la mythologie antique sert
de support à la création de mythes modernes : une
génération a recours
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(1) Ibid., p.115.
(2) Ibid.
(3) Op. cit., P. Albouy, p. 20.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid. p. 21.
à un ensemble de récits qui proposent une
lecture du moment présent. »(1) . Les poètes de La
Pléiade s'intéresseront donc davantage au langage poétique
qui s'inspire en grande partie de la mythologie des anciens.
De son côté, Ronsard propose, dans son
Abrégé de l'Art poétique françois,
une explication de la poésie par la théologie. Il a longtemps
cherché à donner une origine chrétienne à
l'antiquité païenne.
Dans La Deffense et Illustration de la langue
françoyse, Du Bellay présente la mythologie comme un
élément central de la création poétique. Selon
Henri Weber, cité par P. Albouy, « ce qui
différencie la poésie de la prose aux yeux de Ronsard, c'est
moins la structure du vers que l'emploi de la fable, qui cache la
vérité sous le voile du mystère. »(2).
Par ailleurs, Du Bellay propose dans son célèbre
recueil Les Regrets, une poésie où le recours à
la figure mythique des Muses se fait d'une manière moderne. Elles
deviennent, en effet, des inspiratrices « d'une poésie
fondée sur le quotidien, le banal, le familier. »(3). Du
Bellay tente, à travers cette célèbre image antique des
Muses, de faire une lecture présente d'une figure passée.
Le XVIe siècle a également servi de terrain
à la grande Réforme religieuse qui a donné naissance
à une action contre la fable, dans le but de proposer une mythologie
réelle, celle de la Bible. On se met à réclamer une
poésie « vraie jusque dans ses
mythes »(4). Les poètes ont, par conséquent, de
plus en plus, recours à des mythes bibliques tels que le mythe
d'Abel et Caïn, d'Adam et Eve, de Satan ou
encore, du retour du Christ.
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(1) Op. cit. M.-C. Huet-Brichard, p. 123.
(2) Op. cit., P. Albouy, p. 24.
(3) Op. cit., M.-C. Huet-Brichard.
(4) Henri Weber, La création poétique au
XVIe siècle en France, de Maurice scève à Agrippa
d'Aubigné, in. Op. cit., Albouy, p. 29.
La période des guerres de religions a engendré
de nombreuses oeuvres poétiques, l'une des plus célèbres
reste Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Cette oeuvre
présente un grand déploiement du merveilleux chrétien et
« se transforme en une originale création
mythologique. »(1).
A la suite de ces guerres de religion et à la
proclamation des mythes qui ne renvoitnt qu'à un seul Dieu, la
mythologie polythéiste, et bien qu'elle soit partout présente,
perd de plus en plus de son influence au XVIIe siècle. Elle devient
« purement ornementale, ses fonctions ne constituent plus qu'un
langage traditionnel, conventionnel, bientôt
usé. »(2). Certains arrivent même à avancer
la théorie du plagiat qui affirme que tous les mythes
polythéistes sont empruntés au Nouveau Testament et que tous les
Dieux païens ne sont qu'une déformation de la figure de Moïse.
La mythologie polythéiste continuera cependant son
influence au XVIIe siècle à travers la littérature baroque
dont l'imagination puise son inspiration dans la mythologie gréco-latine
qu'elle emploie avec une grande tendance vers les métamorphoses. En
effet, la plupart des mythes littéraires employés à cette
période mettent en scène des métamorphoses. P. Albouy
retient La Métamorphose de Lyrian et de Sylvie, la
Métamorphose des yeux de Philis en astres, ou des
métamorphoses faites par des magiciennes comme Circé, Calypso ou
Médée(3).
Contemporain des auteurs baroques qui « marquent
une prédilection pour les divinités qui symbolisent les
éléments ou les phénomènes de la
nature »(4), Cyrano de Bergerac domine, par son oeuvre, cette
période de l'histoire littéraire française. En effet, cet
auteur, bien que mort
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(1) Op. cit. Albouy, p. 32.
(2) Ibid.
(3) Ibid., p. 33.
(4) Ibid.
jeune, fut un grand génie de la création et de
l'imaginaire. Il « a touché à toutes les sortes du
merveilleux, sans oublier la mythologie antique dont il fait un usage
burlesque. »(1).
La fin du XVIIe siècle connaît, avec
l'apparition des contes de fée, un nouvel aspect de l'imaginaire. Ce
genre de textes sera à la tête d'un grand succès, notamment
avec Charles Perrault dont quelques personnages, comme le Petit Poucet,
Cendrillon ou le Chat botté, sont devenus de véritables mythes
modernes.
Par ailleurs, le XVIIe voit également naître
quelques épopées qui relatent des exploits d'anges, engendrant
ainsi des mythes chrétiens qui « s'accompagnent de
déclarations de guerre à la mythologie. »(2). Ces
guerres déclarées entre les Anciens et les Modernes opposent,
entre autres, Boileau à Perrault, Mme Dacier et La Motte. Cette
« querelle ne sera tranchée qu'au fond, par la
révolution romantique qui transforme la notion même de la
poésie et de la fonction du poète. »(3).
La fable est une autre forme littéraire du XVIIe
siècle. Ce genre s'est essentiellement fait connaître à
travers l'oeuvre de Jean de La Fontaine qui, très influencé par
la mythologie, représente, selon Albouy, « le génie
du merveilleux au XVIIe siècle »(4) parce qu'il
« offre l'avantage de résumer dans son oeuvre tous les
aspects de son siècle »(5).
Après les guerres de Religion et les mythologies
chrétienne et gréco-latine, le XVIIIe siècle sert ,
quant à lui , de terrain à d'autres types de
questionnements .
Fontenelle s'interroge en 1724 dans un traité
intitulé De l'origine des fables, sur la façon de
laquelle l'esprit humain a pu engendrer les mythes, qu'il qualifie
d'« amas de chimères, de
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(1) Ibid., p. 36.
(2) Ibid., p. 39.
(3) Ibid., p. 40.
(4) Ibid., p. 41.
(5) Ibid.
rêveries et d'absurdité »(1).
Fontenelle arrive à une réponse qui justifie la
création des fables par une tentative de l'esprit de trouver une
réponse aux événements, ce qui expliquerait ainsi la
« conformité étonnante entre les fables des
Américains et celles des Grecs »(2). Vico, de son
côté, affirme que les mythes sont nés, selon les termes
d'Albouy, « de l'imagination enfantine des hommes réduits
à l'état de sauvagerie par le
Déluge. »(3).
Les mythes littéraires au XVIIIe siècle
connaissent également l'influence des nombreuses traductions faites
à cette période, comme celle des Milles et une nuits, ce
qui les mettra en contact avec les mythologies celtes, scandinaves,
germaniques, orientales et médiévales.
Le XIXe siècle, marqué par le cosmopolitisme
littéraire, offrira des oeuvres d'inspiration mythologique, et
notamment, scandinave. Dans Balder, fils d'Odein, Saint-Geniès
déclare que « Les trésors de la mythologie grecque
sont totalement épuisés...Il est temps qu'Odin vienne(4)
redemander la foudre à Jupiter las de la porter »(5).
Fervent représentant du Romantisme, Chateaubriand est,
quant à lui, l'un des plus grands détracteurs de la mythologie
païenne. Dans le Génie du Christianisme, il glorifie la
victoire du merveilleux chrétien en faisant place à des
croyances, comme les fantômes ou les voix d'outre-tombe, qui ne sont
pas tout à fait reconnues par l'Eglise, ni tout à fait
rejetées. De son côté, Alfred de Vigny offre le premier
succès littéraire français du merveilleux chrétien
avec sa description « originale et
forte »(1) d'une « ange femme, née
d'une larme du Christ et de l'impuissance de la pitié devant le
mal »(2).
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(1) Ibid., p. 43.
(2) Ibid., p. 44
(3) Ibid., p. 45
(4) Dans la citation originale, il est
noté, : « (...) il était temps qu'Odin
vînt redemander la foudre(...) »
(5) Op. cit., Albouy, p.54.
(6) Ibid., p.53.
(7) Ibid.
Les croyances populaires exercent également une grande
influence sur l'inspiration poétique. Joseph de Maistre fait
« l'éloge de la superstition »(1) qui,
selon lui, est « préférable à la
« philosophie » »(2). De son
côté, Charles Nordier a recours a un personnage merveilleux, le
lutin Trilby.
Le fantastique connaîtra donc un grand succès au
XIXe siècle. Il apparaît « comme le seul
accès au mystère qui reste permis aux
modernes. »(3).
Après la théorie du plagiat au XVIIe
siècle et la théorie du déluge au XVIIIe siècle,
certains écrivains et essayistes du XIXe siècle reviennent sur
l'origine religieuse des mythes gréco-latins et tentent, tel que l'a
fait J. de Maistre, de faire « apparaître dans le
paganisme, les vérités adultérées du
monothéisme chrétien. »(4).
Dans sa poésie qui est d'inspiration chrétienne,
Victor Hugo emploie un nouveau mythe, celui de Satan pardonné.
Il recourt par ailleurs à d'autres figures mythiques chrétiennes
comme celles des Anges, du Chaos ou du Déluge(5).
Dans le poème intitulé Dieu, et
qu'Albouy tente de qualifier d'épopée, Hugo entame une
quête de l'humanité et des religions. Il recourt pour cela
à l'idée d'ascension à travers des images d'oiseaux
mythiques qui représentent chacun une attitude
humaine : « la Chauve-Souris, « lugubre
oiseau », l'athéisme, le Hibou, le scepticisme, le Corbeau, le
manichéisme, l'Ange, le rationalisme(...) »(6).
Le XIXe siècle français connaît
également un mythe à la fois socio-politique et religieux de
grande envergure : le mythe napoléonien. Par son génie
et son grand pouvoir, Napoléon est
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(1) Ibid., p.55
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 56.
(5) Exemples retenus par Albouy, in. Ibid. p. 61.
(6) Ibid.
devenu même, et surtout, après sa mort, une
grande figure mythique de l'histoire française, pays à
l'apogée de l'expansion. Ce mythe a inspiré de nombreuses oeuvres
littéraires comme le chapitre du Médecin de compagne de
Balzac intitulé « Le Napoléon du Peuple »(1),
ou encore Le Rouge et Le Noir de Stendhal.
Après l'inspiration `napoléonienne',
chrétienne, médiévale et fabuleuse, le XIXe siècle
connaît à partir de 1843, avec la poésie parnassienne, un
retour vers l'Antiquité, qui s'est fait selon Albouy, à travers
la poésie de Victor de Laprade et de Théodore de Banville(2). Ce
dernier replonge la poésie dans « la joie d'un
néo-paganisme tout de formes et de couleurs »(3). On
assiste à travers sa poésie à un véritable
« extase devant des dieux éternellement jeunes, des
déesse somptueusement belles et nues(...) »(4).
L'inspiration mythologique se fait surtout voir à
travers des recours à des images antiques comme celle du centaure,
l'homme-cheval, qui se présente souvent à travers le
célèbre personnage de Chiron que l'on retrouve chez Maurice de
Guérin ou José Maria Heredia. De son côté, Henri de
Régnier recourt à l'image du cheval ailé, Pégase.
Homme-cheval ou cheval-oiseau que l'on retrouve également dans la
poésie baudelairienne.
L'influence mythologique est si intense au XIXe
siècle, que certains écrivains et poètes, comme Leconte de
Lisle, rejettent complètement le symbolisme religieux et tout ce qui y
touche. Selon les termes d'Albouy, De Lisle, dans la préface de
Phalange, « disait la poésie en décadence
depuis mille ans, jetais l'anathème sur le christianisme, affirmait
l'urgence de revenir en arrière, de remonter aux
sources. »(5).
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(1) Exemple cité par Albouy, in. Ibid. p. 62.
(2) Ibid. p. 66.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid. p. 70.
Avec la grande influence de l'Antiquité sur la
poésie parnassienne, deux thèmes littéraires essentiels
marquent cette littérature d'inspiration antique, d'un côté
le thème d'Héraklès de l'autre, celui de l'exil des dieux.
Ce dernier tient une place de choix dans le poésie de T. de Banville, de
J. M. de Heredia ou encore, de H. de Régnier. Le thème
d'Héraklès, quant à lui, se fera essentiellement voir dans
l'un des poèmes de Leconte de Lisle, La Robe du Centaure
où la mort d'Hercule apparaît comme « le symbole de
la violence et de la fécondité des passions, un mythe
fouriériste glorifiant les passions ! La robe empoisonnée du
Centaure, dont Héraklès mourra, est dite : `Tunique
dévorante et manteau de victoire'. »(1). Cette image de
violence à travers la robe du centaure est également reprise dans
l'un des poèmes de Baudelaire où ce dernier rend hommage à
la poésie de Banville.
Après les Romantiques et les Parnassiens, c'est autour
des Symbolistes de s'interroger sur le mythe et sur sa fonction. C'est
d'abord l'universalité du mythe qui est louangée par
Baudelaire dans un article qu'il a écrit sur Tannhauser et
où il considère que « Comme le péché
est partout , la rédemption est partout , le mythe est partout .
Rien de plus cosmopolite que l'Eternel. »(2). Baudelaire
aura été, selon Albouy, celui qui a parlé du mythe avec le
« plus d'éclat » et le plus de
« justesse »(3).
Les mythes littéraires de la poésie symboliste
sont essentiellement inspirés de l'Antiquité. Citons chez
Régnier l'exemple d'Ariane, de Narcisse ou de Diane qui apparaît
souvent sous l'apparence d'une nymphe. Notons également des images
féminines comme celle de Circé qui apparaît, notamment dans
la poésie baudelairienne, sous différentes formes, ou encore
celle de la
_____________________________________________________________________________
(1) Ibid. p. 73.
(2) C. Baudelaire, « Richard Wagner et
Tannhauser à Paris », OEuvres complètes, Paris,
Laffont, coll. « Bouquin », 1980, p. 862.
(3) Op. cit., Albouy, p. 75.
femme fatale ou de la femme vampire, faisant de
« l'Androgyne(...) le thème favori de cette
époque. »(1).
La brièveté de cet historique ne doit pas
occulter que du Moyen-Age au XIXe siècle, les mythes littéraires
se sont fait nombreux et variés dans la littérature
française. Ils représentent, dans chaque oeuvre et à
chaque époque, la tendance mythique des écrivains et des
poètes, qu'ils soient sensibles au christianisme, à la culture
antique ou au merveilleux folklorique.
3- Principes de classification du Bestiaire
Mythique :
Le XXe siècle connaît un grand
développement des études théoriques se rapportant au
mythe. Ces dernières se sont accompagnées d'un grand
intérêt pour la présence de l'animal comme thème ou
comme symbole dans la littérature. Certains parlent de symbolique
animale(2), d'autres de Bestiaire Mythique. Ce dernier est le
titre de l'article d'André Siganos paru dans le Dictionnaire des
Mythes Littéraires. Il constitue le deuxième outil
méthodologique pour cette analyse de l'imaginaire baudelairien à
travers le bestiaire de Les Fleurs du Mal.
Professeur de littérature générale et
comparée à l'Université Stendhal de Grenoble, Siganos est
aussi membre du centre de recherches sur l'imaginaire tout en dirigeant l'un
des séminaires sur la mythanalyse et la mythocritique. Il travaille
depuis de plusieurs années sur les rapports entre mythe, langage,
animalité et littérature(3).
_________________________________________________________________________
(1) Ibid., p. 79.
(2) Mot utilisé par C. Aziza, C. Olivieri, R. Sctrick
dans leur Dictionnaire des symboles et des thèmes
littéraires, Nathan, Paris, 1978.
(3) Cf. 4ème de couverture du livre
Mythe et Ecriture : La nostalgie de l'archaïque, A. Siganos,
Presses universitaires de France, Paris, 1999.
Dans son article intitulé Bestiaire mythique,
l'auteur propose une classification des animaux mythiques selon
différents critères. Il distinguera : Le mythe de
l'animal, L'animal mythique et L'animal mythique
littéraire :
a- Le mythe de l'animal :
Siganos définit les animaux appartenant à cette
première catégorie du classement comme faisant eux-mêmes
l'objet d'un mythe. Il souligne que c'est « par une approche
syntagmatique du mythe que la littérature
« récupère » l'animal »(1).
Pour cette première catégorie d'animaux
mythiques, Siganos retient l'exemple du Minotaure dans le cas où ce
dernier serait « pris en charge selon l'engrènement :
Monstre (mi-animal, mi-humain) + dévoration (périodique,
de jeunes enfants) + labyrinthe (en Crète). »(2). Par
ailleurs, ces « éléments parenthétiques
pourraient disparaître sans danger. »(3).
b- L'animal mythique :
Le mythe de l'animal présenté ci-dessus
« peut aussi n'être plus utilisé
littérairement que comme élément syntagmatique
amputé du reste de la chaîne
primitive »(4).L'animal mythique ne sera à ce niveau
qu'un « archétypal seul »(5). Siganos
explique que dans un premier temps l'animal mythique peut être
ramené à des considérations symboliques. Tout en gardant
l'exemple du Minotaure, il explique :
« L'animal n'est plus pensé (...) en tant
que Minotaure à l'intérieur de son mythe éponyme, mais
ramené à des considérations de symbolique
générale qui font dériver le mythe ( ici, dérive
symbolique vers le taureau, le monstre, voire le
labyrinthe.) »(6)
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., A. Siganos (1988), p. 208.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid., pp. 208-209.
Dans un deuxième temps, cette appellation d'animal
mythique renvoit à un animal prenant part dans un mythe, non en
tant qu'objet mais en tant qu'actant. Siganos retient l'exemple de l'abeille
pour avoir été « nourricière de Zeus,
compagne d'Apollon, larme de Rê (...) »(1)
c- L'animal mythique littéraire :
Cette dernière catégorie du bestiaire mythique
proposé par Siganos renvoit à un animal qui n'est pas
forcément mythique en lui même, mais qui est
hiérophanique(2) ou attribut d'un Dieu. Siganos explique
que « Ce n'est pas parce que le bouc fait partie de la suite
de Dionysos que l'on pourra l'envisager comme mythique, mais parce qu'il est
une métamorphose du dieu et parce qu'il entre, par exemple, dans la
composition monstrueuse de Satyre. »(3). Ce dernier devra, en
plus de son origine mythique, connaître « un riche destin
littéraire »(4).
Après avoir proposé cette distinction de trois
catégories d'animaux mythiques, Siganos répertorie, dans ce
même article, quatorze noms d'animaux, qualifiés eux aussi de
mythiques et dont il retrace l'historique littéraire. Il s'agit d'abords
de l'abeille, ensuite l'aigle, l'âne, l'araignée, le chat, le
cheval, la cigale, le dauphin, le monstre, la mouche, le scarabée, le
serpent, le taureau et enfin ,le ver. Neuf d'entre eux sont présents
dans Les Fleurs du Mal et seront, par conséquent
analysés dans une partie ultérieure.
___________________________________________________________________________
(1) Ibid., p. 209.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Entité culturelle (Dieu, mythe, objet, rite)
considéré comme manifestant ou révélant la notion
de sacré.
Conclusion :
Après avoir recouru à l'approche anthropologique
afin de déterminer les origines du bestiaire baudelairien de Les
Fleurs du Mal, la classification proposée par A. Siganos permettra
d'identifier les images animales mythiques de ce même bestiaire. Cette
classification prendra pour appui toutes les mythologies qu'elles soient
antiques, païennes ou religieuses.
Chapitre I :
Poésie en vers de Baudelaire :
Thèmes d'un bestiaire
Introduction :
Pendant longtemps, l'image animale a été
utilisée comme moyen d'identification de l'être humain par rapport
aux autres créatures vivantes. Elle symbolise l'homme lui-même,
« ou du moins, certaines de ses inclinations »(1).
Continuant cette tradition de l'identification, l'animal est, dans la
poésie en vers baudelairienne, un instrument de comparaison et
d'identification où le poète et son lecteur sont
évoqués à travers un bestiaire d'images multiples et
variées.
Dans la poésie baudelairienne, le monde n'est
envisagé qu'à travers le recours à l'animal. Ce dernier
remplit certes, une fonction d'identification, mais il est également
employé comme un moyen d'exorcisme de la peur devant le changement et
devant la mort. Il est aussi un instrument symbolique d'ascension et de fuite
dans l'espace et dans le temps.
Gravitant autour de trois noyaux centraux, trois thèmes
peuvent, donc, être distingués à travers le bestiaire riche
et fort étendu de Les Fleurs du Mal : le thème de
l'identification, de la peur devant le changement et du désir de
fuite.
L'Homme-animal : Le Bestiaire de
l'Identification(2):
L'analyse de ce premier thème qui a pour noyau central
l'identification, se fera en deux temps. Il s'agira , en premier lieu ,
de montrer les images animales auxquelles le poète
______________________________________________________________________________
(1) « L'animal, miroir de l'homme », in.
Le symbolisme du bestiaire médiéval sculpté, J.
Faton-Boyoncé et A. Fayol, coll. L'Art, Ed. Faton SA, Quétigny,
2003, p. 12.
(2) Dans un souci de structuration cohérente du
travail, il est important de souligner que certaines images d'identification
seront signalées et non analysées. Ces mêmes images
renvoitnt, par leur grande dynamique, à d'autres noyaux où leur
analyse serait beaucoup plus fructueuse. Par ailleurs, des notes en bas de
pages guideront ces renvois d'un noyau à un autre, d'un thème
à un autre.
s'identifie et identifie son lecteur. En deuxième lieu,
et vu l'importance du rôle que joue la femme dans la poésie
baudelairienne, il s'agira de mettre l'accent sur l'identification animale d'un
point de vue féminin, mêlant à la fois amour,
sensualité et cruauté.
Identification du poète et de son
lecteur :
Revenir sur le dernier vers de Au Lecteur, où
le poète fait de l' « Hypocrite
lecteur » un « semblable », un
« frère »(1), peut s'avérer
très efficace pour commencer ce bestiaire de l'identification. En effet,
dans ce réquisitoire, le poète et son lecteur sont égaux,
en proie au mal, tous deux sont associés aux animaux symbolisant les
sept péchés capitaux. Ces mêmes bêtes auxquelles ils
seront, par la suite, identifiés.
Dans Bénédiction, le premier
poème de la première partie de Les Fleurs du Mal, le
poète commence par s'identifier lui-même. Vipère, monstre,
oiseau, ce poème est riche en images animales qui servent non seulement
à l'identifier, mais également à situer sa place dans un
monde qui le refuse et qui le rejette.
Dès la première strophe, la mère du
poète « Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en
pitié »(2). Elle vit dans le malheur et dans la honte
d'avoir « mis bas tout un noeud de vipères »(3).
Le poète, « monstre rabougri »(4) de sa
mère est, à la treizième strophe, réduit par sa
propre femme en « un tout jeune oiseau qui tremble et qui
palpite »(5). Elle cherche à lui arracher le
coeur pour le jeter en pâture à sa
« bête favorite » (6). Cette
représentation de la femme
___________________________________________________________________________
(1) Au lecteur, Les Fleurs du Mal, strophe
10, v. 4.
(2) Bénédiction, Les Fleurs du Mal,
strophe 1, v. 4.
(3) Ibid., strophe 2, v. 1.
(4) Ibid., strophe 3, v. 4.
(5) Ibid., strophe 13, v. 1.
(6) Ibid., v. 3.
monstrueuse est annonciatrice de la figure féminine
baudelairienne qui est « un être dégradé
, entièrement voué à
l'animalité »(1).
L'insensibilité et l'animalité(2)
féminines sont utilisées dans ce poème pour montrer le
poète sous un jour mystique faisant de lui un
poète-prophète, « un nouveau Christ donné
par Dieu en pâture à la méchanceté
humaine »(3). Cet être rejeté en proie aux
supplices humains conçoit, pourtant, le malheur comme une
Bénédiction et s'en va sur son chemin, aussi gai
qu'« un oiseau des bois »(4).
C'est avec cette image de l'oiseau que Baudelaire poursuit son
identification du poète. Il le compare, respectivement, dans la
troisième et la quatre-vingt-neuvième pièce de Les
Fleurs du Mal, à l'albatros et au cygne. Poèmes où
il est « Exilé sur le sol au milieu des
huées »(5), dans un Paris métamorphosé
qu'il ne reconnaît plus et où il se sent davantage
rejeté(6).
L'autre animal auquel se compare et s'identifie le
poète de Les Fleurs du Mal est le chat, animal qui
« entraîne l'écrivain aux frontières
brumeuses de l'humanité et de l'animalité, et se fait double de
l'être humain, instrument permettant de se poser des questions quant
à la place de ce dernier dans le monde dans lequel il
vit. »(7). Dans le poème intitulé
Les Chats, ce tendre félin, cet « amoureux
fervent (s) » (8), se fait très proche de son
maître. Les deux êtres se
______________________________________________________________________________
(1)Gérard Conio, Baudelaire, Etude de Les Fleurs du
Mal : Analyses et commentaires, série : OEuvres Majeures,
Marabout, Alleur (Belgique), 1992, p. 301.
(2) Siganos souligne dans Mythe et écriture :
la nostalgie de l'archaïque que l'animalité est ce qui est
« en dehors de l'animal lui-même, ce qui ne parle pas le
langage des hommes, ce qui en l'homme relève de l'instinctif et signe,
en lui, la présence animale originaire, et plus largement encore, tout
ce que le corps impose à l'homme. »op. cit., (1999) p.
53.
(3) Op. cit., G. Conio, p. 301.
(4) Bénédiction, Les Fleurs du Mal,
strophe 7, v. 4.
(5) L'albatros, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v.
3.
(6) Cf. le thème de la fuite par l'ascension où
cet image du poète rejeté est mieux explicitée dans
Bénédiction, L'Albatros et Le
Cygne.
(7) Op. cit., Lucile Desblache, p. 34.
(8) Les Chats, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v.
1.
ressemblent car tous deux sont à la recherche d'un
idéal ; l'un cherchant l'amour(1), l'autre la science :
Les amoureux fervents et les savants
austères,
Aiment également, dans leur mûre
saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux
sédentaires.(2)
Dans La Géante, et dans un mélange de
tendresse et de sensualité, le poète se met dans la peau d'un
« chat voluptueux »(3) se retrouvant aux pieds
d'une faramineuse maîtresse. Selon Lucile Desblache, la présence
de ces petits carnassiers dans différents genres littéraires
s'explique par « l'affinité réciproque qui attache ces
félidés du foyer à l'écrivain, comme eux solitaire
et sédentaire »(4)
Après la sérénité de l'image du
chat, le poète se fait agressif et brutal dans Je t'adore à
l'égal de la voûte nocturne, où il se transforme en un
prédateur qui « (s)'avance à
l'attaque »(5) et « grimpe aux
assauts »(6) en faisant de la femme, qui jadis le torturait, un
gibier convoité. Par contre, dans Le goût du
néant, le poète se rappelle du temps qui file entre ses
doigts. Il devient faible et désespéré voire, sans
défense devant son âge avancé et devant la vie qui ne cesse
de passer :
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir dont l'éperon attisait ton odeur,
Ne veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans
pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle
bute.(7)
___________________________________________________________________________
(1) Cf. thème : Bestiaire, Amour et
Féminité, lorsque le chat se fait double de la femme, p. 64.
(2) Les Chats, Les Fleurs du Mal, strophe 1.
(3) La géante, Les Fleurs du Mal, strophe 1,
v. 4.
(4) Op. cit., L. Desblache, p. 34.
(5) Je t'adore à l'égal de la voûte
nocturne, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 1.
(6) Ibid.
(7) Le Goût du Néant, Les Fleurs du Mal,
strophe 1.
Dans Les Fleurs du Mal, le poète exprime
souvent son mal de vivre dans une société qui le rejette et
d'où il se sent il se sent exclu. Pour exprimer sa peine, il peut
s'identifier à un héros sacrifié, à un ange rebelle
ou même à un être rejeté, comme il est le cas dans
Abel et Caïn. Dans ce poème qui relate l'histoire des deux
frères et de leurs tribus, Baudelaire s'identifie à Caïn,
« le mauvais fils, le fils mal-aimé »(1),
celui « qui a été rejeté par
Dieu. ».(2)
Exilé du monde, animal aux « soifs
inassouvies »(3) ou encore « cheval dont le
pied à chaque obstacle bute »(4), le poète
s'identifie à un être solitaire, victime du passage du temps et
vivant dans un monde baudelairien où poète s'écrit
poëte(5).
Après avoir servi à l'identification du
poète, le bestiaire sera désormais utilisé pour identifier
le lecteur et les êtres humains de manière générale.
Pour ce, l'image animale suivra une évolution thématique et
transformationnelle.
Pour commencer et dans une inspiration biblique, les humains
seront à l'image d'un morne troupeau(6). Ils seront par la suite,
à travers l'image de la femme, plus violents, voire bestiaux, pour
être finalement transformés en de vrais êtres monstrueux.
Dans Le Voyage, le poète procédera
d'abord à une distinction des poètes et des humains. Ces
derniers, décrits, en premier lieu, comme étant des frères
et des semblables du poète, deviennent dans ce poème un
« grand troupeau parqué par (un)
Destin »(7), qu'ils suivent avec résignation. Ils sont
des êtres passifs et lâches. Sans aucune résistance,
lutte ou opposition, ils
(1) Op. cit., Conio, p. 473.
(2) Ibid.
(3) Femmes damnées (Comme un bétail pensif),
Les Fleurs du Mal, strophe 7, v. 27.
(4) Les goût du néant, Les Fleurs du
Mal, strophe 1, v. 4.
(5) Pour se distinguer délibérément des
autres poètes, Baudelaire n'écrivait pas : poète,
mais : poëte.
(6) Cf. Danse macabre et Le voyage VI .
(7) Le Voyage VI, Les Fleurs du Mal, strophe
6, v. 2.
s'abandonnent avec fatalisme aux mains du Temps et du Destin.
Ils sont comme des « bétail(s) pensif(s) sur le sable
couch(és) »(1). Les poètes quant à eux,
étant « amants de la Démence », sont
« moins sots »(2). Ils sortent du troupeau et
choisissent d'être différents. Ce qui pousse à s'interroger
sur la solitude du poète et sur son rejet d'un monde que, finalement,
lui-même rejette.
C'est dans une atmosphère des plus lugubres que le
poète réemploie dans Danse Macabre cette parodie de
l'image biblique du troupeau humain totalement inconscient de la menace du
monde infernal qui s'ouvre au-dessus de sa tête. Pour mieux
décrire cette l'inconscience, Baudelaire recourt à l'image de
l'aspic, serpent auquel les humains ont été associés dans
le psaume 58 (57), 5- 7 et où il est dit : « Ils sont
comme l'aspic sourd, qui se bouche l'oreille qui n'obéit pas à la
voix des enchanteurs. »(3).
Danse macabre est l'un des poèmes
baudelairiens qui montrent l'influence de l'art plastique sur l'écriture
baudelairienne. Robert Kopp souligne que « le meilleur compte
rendu d'une oeuvre plastique (peut) être un poème, Baudelaire en
fournit lui-même la démonstration »(4). Avec ce
poème inspiré de l'aquarelle d'Ernest Christophe (1827-1892) et
qui met en scène les êtres humains partants dans tous les sens
avec une incomparable immaturité. Ils font le choix d'une vie où
règnent confusion et anarchie. Attitude incohérente que
Baudelaire compare à une danse, une Danse Macabre :
La troupeau mortel saute et se pâme , sans
voir
Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange...(5)
L'être humain qui est présenté, dans ce
poème, comme sot et inconscient de la vie qui s'offre à lui,
s'avère, toutefois, consciencieux et dangereux dans Le
Crépuscule du Soir où il se
___________________________________________________________________________
(1) Femmes Damnées (Comme un bétail pensif...),
Les Fleurs du Mal, strophe 1, v. 1.
(2) Le Voyage VI, Les Fleurs du Mal, strophe 6, v.
1.
(3) « L'aspic, un dragon
mélomane », in. Op. cit., Faton-Boyancé et A. Fayol, p.
105.
(4) Robert Kopp, « Une danse macabre »in.
Op. cit. Magazine littéraire.
(5) Danse Macabre, Les Fleurs du Mal, strophe 14, vv.
54-55.
transforme en criminel. Il va jusqu'à se changer
« en bête fauve » :
Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice à pas de loup ; le
ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve.
(1)
Dans sa description de l'être humain, Baudelaire
s'intéressera, de manière particulière, à celle des
êtres séniles. Etres qui, de par leur âge avancé, ont
plus d'expérience en tant qu'humains et le sont vraisemblablement plus
que les autres. Le poète, sans aucun ménagement et avec une note
personnelle, reprend dans Les Sept Vieillards, la description mythique
du vieillard qui rappelle la fameuse énigme du sphinx de la porte de
Thèbes :
Si bien que son bâton , parachevant sa mine ,
Lui donnait la tournure et le pas maladroit
D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois
pattes.(2)
Version féminine du poème
précédent, Les petites vieilles met en scène
« Des êtres singuliers décrépits et
charmants »(3) qui « (...) trottent tout pareil
à des marionnettes »(4). Ces Petites créatures
portent en elles la marque de la souffrance. Selon P. Labarthes,
« Ce que Baudelaire lit dans les moeurs et le regard des
bêtes, ce sont les signes de la contingence nue, refermée sur
l'opaque et souffrante matière, d'où le tableau de ces
« petites vieilles » qui « se traînent
comme le font les animaux blessés » »(5).
B- Bestiaire, Amour et
Féminité :
L'animalité de la femme ou la féminité de
l'animal est l'autre aspect de l'identification auquel recourt le bestiaire
baudelairien de Les Fleurs du Mal qui se fait profondément
féminin.
___________________________________________________________________________
(1) Le Crépuscule du Soir, Les Fleurs du Mal,
strophe 1.
(2) Les Sept Vieillards, Les Fleurs du Mal, strophe
6, vv. 3-4/ strophe 7, v. 1.
(3) Les Petites Vieilles, Les Fleurs du Mal, strophe
1, v. 4.
(4) Ibid., strophe 4, v.2.
(5) Op. cit., P. Labarthes, p. 469.
Ayant recours à la sensualité, à l'amour
et même à l'amour violent, ce bestiaire de l'Eve la
présente comme une créature animale amoureuse et sensuelle,
incarnée par des animaux comme le chat, le cygne, le tigre ou le sphinx.
A travers un vocabulaire des plus violents, la femme peut être
métamorphosée en une créature brutale, incarnée par
l'image du monstre. Par ailleurs, cet être féminin et baudelairien
apparaît souvent comme vestige d'un temps passé qui provoque
spleen et nostalgie tout en étant l'image d'un idéal
révolu. Cette nostalgie féminine que l'on retrouve dans des
poèmes comme Les Bijoux, Le Serpent qui Danse, Une Martyre,
etc.
Dans le poème intitulé Le Cadre et dans
une atmosphère d'une sensualité évoquante, la femme se
fait d'une grâce infantile à travers l'image du singe, animal
assimilé, au Moyen-Age à la luxure(1) :
Dans les baisers du satin et du linge,
Et, lente ou brusque, à chaque mouvement
Montrait la grâce enfantine du singe.(2)
Du fond de ses plaisirs charnels, et en mêlant candeur
et lubricité, la femme se présente comme doublement animale dans
Les Bijoux. Mêlant à la fois calme et
férocité, elle est somptueusement hédoniste à
travers l'image d'« un tigre dompté »(3)
représentant à la fois un fauve domestiqué et un
idéal inespéré. Par ailleurs, elle est aussi belle que
majestueuse à travers l'image du cygne, oiseau séducteur qui
transporte le poète dans un univers d'une sensualité et d'un
érotisme sans précédent dans le recueil :
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne(4)
_________________________________________________________________________
(1) « Le singe, pas si humain que
ça », op. cit., Faton-Beyoncé et Fayol, p 87.
(2) Le Cadre, in. Un fantôme, Les Fleurs du
Mal, strophe 4, v.14.
(3) Les bijoux, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v.
1.
(4) Ibid., strophe 5, vv. 1-2.
Dans Le Léthé, c'est une fois de plus
à travers l'image du tigre, qui apparaît sous « les
airs indolents »(1) d'un monstre, que resurgit la nature fauve
de la femme tout en se mêlant à la nonchalance du cheval par sa
douce et sensuelle crinière(2). De plus, tout en gardant le
« teint fauve »(3), la belle vénus, par ses
délicate hanches s'identifie, au sixième quatrain, à
l'antilope. Il faut signaler à travers cette image de l'algazelle, la
note mythique qui renvoit à la femme aimée de Zeus, maintes
fois représentée en peinture et en sculpture. A noter
également, cette petite touche d'exotisme à travers le teint brun
de l'amante, superbe fard qui rappelle celui de J. Duval, la séduisante
métisse qui séduit le poète jusqu'à sa mort:
Je croyais voir unis par un nouveau dessin,
Les hanches de l'Antilope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était
superbe !(4)
A la manière de Les Bijoux qui met en
scène la belle vénus, sa profonde sensualité et ses
plaisirs charnels, la partie intitulée Le Parfum du
poème Le Fantôme, réemploie cette image sauvage
du fauve, mêlée, comme l'indique le titre, à des parfums
embaumants et à des senteurs liquoreuses, provenant de la chevelure de
la vénus. Senteurs qui renvoitnt à la belle et lourde
crinière du cheval associée, un peu plus loin dans le
poème, au séduisant parfum qui se dégage de la
fourrure :
De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,
Une senteur suave montait, sauvage et fauve,(5)
L'image de la chevelure est l'une des plus féminines,
son symbolisme « semble venir renforcer l'image de la
féminit é fatale et thériomorphe. »(6). De
plus, et pour mieux souligner
______________________________________________________________________________
(1) Le Léthé, Les Fleurs du Mal,
strophe 1, v. 2.
(2) Ibid., strophe 1.
(3) Les bijoux, Les Fleurs du Mal, strophe 7, v.
4.
(4) Ibid., strophe 7.
(5) Un fantôme, in. Le parfum, Les Fleurs du
Mal, strophe 3.
(6) Op. cit. Durand, 1969, p. 116.
cette image de féminité fatale, la femme est
associée à tout un monde sauvage, ainsi qu'aux bijoux et au
parfum. Ce dernier qui signifie « conventionnellement un
désir, d'un homme pour une femme »(1) confère au
poème une grande part de féminité à la fois
sensuelle et sauvage.
Toujours baigné dans de somptueux parfums, le
poète plonge dans Hymne à la Beauté, aussi bien
dans le mysticisme, que dans la mythologie voire dans le fabuleux, avec d'un
côté les références à Satan, Dieu et l'Ange,
de l'autre celles à la fée et à la Sirène antique.
Sa femme, son « unique reine »(2) est faite d'un
mélange d'essences des deux mondes.
La sensualité dans la poésie baudelairienne
peut par ailleurs s'avérer pleine d'horreur et d'effrois. Au lieu
d'être `angéliques' et séraphiques, « les
anges à l'oeil fauve »(3) dans Le Revenant
sont morbides et froids. Le poète, qui s'y compare,(4) plonge dans un
étrange monde de sensualité parsemé «(d)'ombres
de la nuit »(5). Ce qui au départ passait pour un jeu de
séduction se transforme vite en un horrible cauchemar :
Comme les anges à l'oeil fauve,
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit ;
(...)(6)
L'être féminin fatal et sensuel possède,
par ailleurs, des attributs d'animal dévorant, de
« bête implacable et cruelle »(7).
Directement inspirée de l'antiquité, la femme dans
Bénédiction s'avoue elle-même une créature
monstrueuse capable de « se frayer un chemin »(8)
vers le coeur
_________________________________________________________________________
(1) Jérôme Thélot, Baudelaire :
Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993, p. 27.
(2) Hymne à la beauté, Les Fleurs du
Mal, strophe 7, v. 3.
(3) Le revenant, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v.
1.
(4) Cf. thème de l'identification du poète.
Repris ici afin de mieux mettre en exergue la relation de séduction
perverse qui unit le poète à son amante.
(5) Op. cit., v. 4.
(6) Op. cit., strophe 1.
(7) Bénédiction, Les Fleurs du Mal,
strophe 12, v. 4.
(8) Le Vampire, Les Fleurs du Mal, strophe 1, vv.
2-3.
du pauvre et impuissant poète. Dans Le
Vampire, elle lui saccage le coeur comme « (...) un
troupeau / de Démons (...) »(1), et dans la
cinquième strophe de Femmes Damnées, Delphine, devant
la peur d'Hippolyte, secoue « sa crinière
tragique »(2) dans un despotisme inspirant l'expression sauvage
et jupiterienne du lion.
Après les avoir comparées à
« un bétail pensif »(3), les deux
dernières strophes comparent les Femmes Damnées
à une féroce meute de canidés dont l'instinct sanguinaire
sévit et flétrit. Par ailleurs, la sauvagerie de ces animaux
garde une certaine innocence puisqu'elle répond à l'instinct et
aux lois de la nature.
Dans Causerie, la curée de l'amour est faite
par la femme transformée en une créature sauvage munie de griffes
et de dents féroces. Dans ce poème où à l'appel de
l'amour répond le chant du déclin, il est possible de relever des
images d'une grande générosité métaphorique telle
que l'image du « sein » saccagé
« par la griffe féroce de la femme »(4)
ou encore, celle de la beauté, terrible
« fléau »(5), qui détruit l'âme et
qui « calcine ces lambeaux qu'on épargné les
bêtes »(6).
Après s'être fait sensuelle et gracieuse mais
aussi sauvagesse et féroce, la femme se voit transformée en
monstre. Dans le poème éponyme, le poète fait à
cette créature mythique la déclaration d'un amour
désespéré :
___________________________________________________________________________
(1) Je t'adore à l'égale de la voûte
nocturne, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 3.
(2) Femmes damnées (Delphine et Hippolyte), Les Fleurs
du Mal, strophe 15, v 1.
(3) Femmes damnes (Comme un bétail pensif), Les Fleurs
du Mal, strophe 1, v. 1.
(4) Causerie, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 3.
(5) Ibid., strophe 4, v. 1.
(6) Ibid., v. 4.
(...)
Voulant du Mal chercher la crème
Et n'aimer qu'un monstre parfait,
Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime !(1)
Après s'être intéressé à
l'animalité(2) de l'être humain, la poésie baudelairienne
s'intéressera à l'humanité de l'animal. En fait,
« (...) un tel chiasme ménage une frontière
très flou entre l'ordre humain et l'ordre de l'animalité , lien
intermédiaire où s'installe par exemple les races monstrueuses
dont l'existence et le statut ébranlent la certitude d'une radicale
différence de l'humain (...) la raison qui distingue l'homme se montre
impuissante à l'instinct »(3).
Dans Le Masque, poème à titre
explicite, inspiré de La Comédie Humaine de
E. Christophe, la femme comparée à l'art moderne, a le
visage trompeur(4), celui d'un monstre bicéphale. Elle est à la
fois l'emblème de la beauté idéale et parfaite, et figure
d'une éternité qu'elle-même déplore :
O blasphème de l'art ! ô surprise
fatale !
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre
bicéphale !(5)
« Monstre, la femme l'est déjà par
la dualité de sa nature, définie (...) allégoriquement
(« Le Masque »), mythologiquement (« Ange ou
Sirène, dans « La Beauté », qui est la femme
avant d'être la Beauté) »(6).
___________________________________________________________________________
(1) Le Monstre II, Les Fleurs du Mal, strophe 5, vv.
23-25.
(2) Cf. définition de l'animalité par A.
Siganos, p. 47 (en note).
(3) Op. cit., P. Labarthes, p. 464.
(4) « une femme nue, d'une grande et vigoureuse
tournure florentine (...) qui, vue en face, présente au spectateur un
visage souriant et mignard, un visage de théâtre (...). Mais en
faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous
découvrirez le secret de l'allégorie, la morale de la fable, je
veux dire la véritable tête révulsée, sec
pâmant dans les larmes et l'agonie. ce qui avait d'abord enchanté
vos yeux, c'était un masque (...) ». Baudelaire, Salon de
1859, in. Baudelaire : Les Fleurs du Mal (Etude critique et
illustrée), Raymond Decesse, Paris, Bordas, 1966, p. 37.
(5) Le masque, Les Fleurs du Mal, strophe 3.
(6) Op. cit., P. Labarthes, p. 176.
Après Le Masque qui fait une description
extérieure de la beauté tout en cachant son visage douloureux,
le poème subséquent intitulé Hymne à la
Beauté, vient compléter la
description en s'intéressant à l'âme
infernale de celle-ci, perçue tel un « monstre
énorme, effrayant et ingénu ! »(1). Dans
cette pièce, le poète s'interrogera sur l'origine de la
Beauté, en la présentant comme étant plus satanique que
divine. Elle se verra attribuer le visage de la femme et l'art, celui de
l'amour.
Dans ce diptyque, Baudelaire tente de définir une
beauté en filigrane dans tout le recueil. Cette beauté est
différente car jusque là unique. Le poète de Les
Fleurs du Mal la cherche dans des endroits où personne ne se
douterait de son existence et, comme il le précise
lui-même : « Il m'a paru plus plaisant, et
d'autant plus difficile, d'extraire la beauté(2) du
Mal. »(3)
Malgré ce côté animal, voire monstrueux de
la femme, le poète choisit d'être « le superbe
coursier qui lui obéit comme un chien »(4), tout en lui
jurant amour et fidélité. Dans Hymne à la
Beauté, c'est à travers l'image de cet animal connu pour sa
loyauté que le poète montrera la sienne en suivant les jupons de
sa dulcinée « comme un chien »(5).
Par ailleurs, dans la pièce quarante et une de Les
Fleurs du Mal, et bien qu'elles soient toujours désignées de
« monstres disloqués »(6) ou de
« Monstre brisés »(7), Les Petites
Vieilles inspirent tendresse et pitié. Le poète s'identifie
à ces êtres rejetés qui essaye de cacher dans la
foule. Il ordonne de les aimer car elles « sont encore
des âmes » (8) . Il leur attribue
______________________________________________________________________________
(1) Hymne à la beauté, Les Fleurs du
Mal, strophe 6, v. 2.
(2) Dans la citation originale (qui n'est pas en italique) et
pour être distingué, le mot est écrit en italique. Il a
été souligné ici pour préserver sa distinction.
(3) Projet de préface aux Fleurs du Mal, in.
R. Kopp, Baudelaire, Le soleil noir de la modernité, coll.
Littéraire, Paris, Gallimard, 2004, p. 65.
(4) Op. cit., P. Labarthes, p. 478.
(5) Hymne à la beauté, Les Fleurs du
Mal, strophe 3, v. 2.
(6) Les petites vieilles I, Les Fleurs du Mal,
strophe 2, v. 1.
(7) Op. cit., v. 2.
(8) Op. cit., v. 3.
la traditionnelle image de la femme vestige, voire antique.
Ces petits « animaux blessés »(1), monstres
jadis grands et forts mais désormais impuissants, gardent, toutefois,
dans leurs yeux un semblant de dignité à travers cette image de
l'aigle, oiseau royal, oiseau de Zeus :
Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil
aigle ;
Son front de marbre avait l'air fait pour le
laurier !(2)
Après l'homme à la fois poète et victime,
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne fait
place à un prédateur qui « (s)'avance à
l'attaque »(3) et « grimpe aux
assauts »(4) guettant une femme qui n'est plus monstre, mais qui
garde, toutefois, les attributs d'une « bête implacable et
cruelle »(5). Celle-ci reste, par ailleurs, belle et
séduisante par son indifférence et sa légendaire
« froideur »(6). Elle est décrite dans un
langage d'une animalité intense, annonçant `l'amour-monstre'(7)
de Allégorie. En effet, dans ce poème, l'amour est
à l'image même de cette femme-monstre qui apparaît sous les
traits d'une bête possédant des mains avec d'horribles griffes.
Une bête indifférente et insouciante même face à la
Mort :
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa
peau.
Elle rit à la Mort et nargue la
Débauche,
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche.(8)
Il arrive également que dans la poésie
baudelairienne, le corps de la Vénus devienne le lieu de multiples
violences charnelles. Endroit où la complaisance d'un enlacement
devient une inévitable torture et un véritable martyre
domestique. Dans Une Martyre et après une description des
éléments du décors et du drame, la femme, cette
étrange créature dont la valeur
______________________________________________________________________________
(1) Ibid., strophe 4, v. 2.
(2) Les petites vieilles III, Les Fleurs du Mal,
strophe 3, vv. 3-4.
(3) Je t'adore à l'égal de la voûte
nocturne, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 1.
(4) Ibid.
(5) Ibid., v. 3.
(6) Ibid., v. 4.
(7) Guillemets pour un sens personnel.
(8) Allégorie, Les Fleurs du Mal, vv.
(3-6).
picturale de description du corps rend hommage à
Delacroix, est abandonnée à partir du vingt-neuvième vers,
à un érotisme violent :
Elle est bien jeune encor ! - Son âme
exaspéré
et ses sens par l'ennui mordus
s'étaient-ils entr'ouverts à la meute
altérée
des désirs errants et perdus ?(1)
Ce poème au titre significatif décrit à
travers l'image de « la meute altérée/ Des
désirs errants et perdus », un spectacle d'une grande et
violente soif érotique. Apparaît également en
arrière plan l'image traditionnelle du désir à travers le
mythe ovidien d'Actéon, accusé d'avoir surpris la déesse
Diane alors qu'elle était dévoilée. Selon P. Labarthes,
« le recours au mythe »(2) dans ce cas
précis « redouble l'intensité de
l'expérience subjective de l'amant-meurtrier, en même temps qu'il
autorise la distance contemplative, réflexive, du sujet
interprétant. »(3).
Au quinzième et seizième vers de Femmes
Damnées, le poète a une fois de plus recours à la
violence pour parler du rapport amoureux. Il va directement puiser son
vocabulaire dans une langue animale(4) où, une fois de plus, la
bestialité de l'homme refait surface :
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l'avoir d'abord marquée avec les
dents.(5)
Du vingt-cinquième au quarantième vers de
Femmes damnées, et avec une grande violence, le corps de la
femme est creusé par les
« ornières »(6) des baisers de l'amant que
celle-ci imagine avoir. C'est avec plus de violence encore, que Delphine parle
ensuite du rapport érotique comme d'un viol. Il est comparé
à « des chariots ou des socs
déchirants »(7). La femme
______________________________________________________________________________
(1) Une Martyre, Les Fleurs du Mal, strophe 11.
(2) Op. cit., P. Labarthes, p. 474.
(3) Ibid.
(4) Cf. définition de l'animalité, p. 47 (en
note).
(5) Femmes Damnées (Delphine et Hippolyte), Les Fleurs
du Mal, strophe 4, vv. 3-4.
(6) Ibid., strophe 8, v. 3.
(7) Ibid., v. 4.
monstrueuse et prédatrice laisse place à une
lesbienne(1) victime, comme le poète, d'une société qui
la rejette avec une violence symbolisée par celle d'un amant, symbole
quant à lui, d'une vie non désirée :
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de boeuf aux sabots sans
pitié...(2)
Victimes, une fois de plus, de la sauvagerie et de
l'insensibilité de l'homme, les femmes de Don Juan aux Enfers,
sont représentées par des fauves sortis de leur tanière.
Elles ne sont plus que des victimes éplorées aux
« seins pendants »(3) qui suivent leur bourreau
« comme un grand troupeau de victimes
offertes »(4) traînant « Derrière lui
(...) un long mugissement »(5).
Une autre image à la fois animale et féminine
est utilisée dans la poésie baudelairienne, c'est celle de la
Prostituée qui souvent apparaît sous forme de louve(6). Dans
J'aime le souvenir de ces époques nues, la fleur de macadam
« Dont la chair lisse et ferme appelle(ait) les
morsures »(7) est à l'image de cette louve
« au coeur gonflé de tendresses
communes »(8) qui « Abreuvait l'univers à
ses tétines brunes. »(9). La louve, qui dans ce
poème est l'avatar de la déesse Cybèle, apparaît
aussi comme la nourricière qui allaita les jumeaux, Romulus et
Rémus, enfants de la Vestale Rhéa Sylvia, abandonnés
à leur naissance sur une colline. Ces mêmes enfants qui furent
recueillis(10) par la femme d'un berger ayant la réputation d'être
une prostituée.
______________________________________________________________________________
(1) Les Lesbiennes, premier titre du recueil, fut
changé, par la suite, en Les Limbes et finalement, Les
Fleurs du Mal fut gardé pour toutes les éditions.
(2) Femmes damnées (Delphine et Hippolyte), Les
Fleurs du Mal, strophe 9, vv. 1-2.
(3) Don Juan aux enfers, Les Fleurs du Mal, strophe
2, v. 1.
(4) Ibid., v. 3.
(5) Ibid., v. 4.
(6) J'aime le souvenir de ces époques nues, Les
Fleurs du Mal, strophe 1, v. 14.
(7) Cf. chapitre II
(8) J'aime le souvenir de ces époques nues, Les
Fleurs du Mal, strophe 1, v. 9
(9) Ibid., v. 10.
(10) Tite-Live, Histoires Romaine, Paris, Les Belles Lettres,
1975. In. Op. cit., P. Labarthes, p. 322.
« La « bonne louve »
appelle ainsi ce négatif moderne qu'est la lupa, la prostituée
des pavés parisiens. »(1).
Cette image de la louve nourricière se fait encore plus
suggestive dans la seconde partie de Le Cygne. Dans ce poème,
la référence à la louve, aux enfants et à la
déesse est encore plus directe :
A quiconque a perdu ce qui ne se trouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de
pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des
fleurs !(2)
Image de la louve-prostituée que l'on retrouve aussi
dans Bohémiens en Voyage, à travers « les
mamelles pendantes »(3) de la déesse Cybèle qui
« repasse plus végétale »(4) dans
ce poème. L'image de la prostituée est également
présente dans d'autres poèmes tels que Allégorie
où « les griffes de l'amour»(5)
« glisse(ent) et (...) s'émousse(ent) au granit de la (sa)
peau »(6) de cette femme-louve. Selon P. Labarthes, ces images
de prostitution « déclinent le paradigme d'une
beauté purement animale, témoin paradoxal d'une survie de
l'antique. »(7).
Par leur itération, d'autres images du bestiaire
féminin mettent en scène la fille d'Eve sous forme d'animaux
symbolisant depuis l'Antiquité l'image de la femme ou de la
fécondité. Il s'agit essentiellement de l'image du chat et du
serpent.
L'image du chat au même titre que celle du cygne ou de
l'albatros(8) est loin d'être négligeable. Elle tient une place
considérable dans le bestiaire baudelairien et spécialement
dans
______________________________________________________________________________
(1) Op. cit., P. Labarthes, p. 322.
(2) Le cygne II, strophe 5.
(3) Bohémiens en voyage, Les Fleurs du Mal,
strophe 1, v. 4.
(4) Pierre Brunuel, Charles Baudelaire, LES FLEURS DU
MAL, entre « fleurir » et
« défleurir », Nantes, Editions du Temps, p.
172.
(5) Allégorie, Les Fleurs du Mal, v. 3.
(6) Ibid., v. 4.
(7) Op. cit., P. Labarthes, p. 329.
(8) Cf. thème de la fuite, p. 92.
Les Fleurs du Mal. Avec trois pièces qui
portent le nom de l'animal, en plus de quelques apparitions dans d'autres
poèmes, le chat pourrait être considéré comme
l'être faunique le plus sollicité dans la poésie
baudelairienne, il est véritablement un animal de
prédilection.
Dans Les Fleurs du Mal, le poète n'est pas le
seul à être identifié au chat, cet animal
« d'une nature androgyne »(1) est également
associé à la femme. En effet, dans la poésie
baudelairienne, « la double voie de la féminité et
de la félinité littéraires (...) resserre le lien qui
rapproche ces deux créatures associées à la
sensualité et à la dissimulation »(2). La femme
devient ainsi une délicieuse créature féline comme il est
possible de noter dans Le Chat (I) et (II) ainsi que dans
Les Chats ou encore dans La Géante . Ce dernier
où par l'imagination, un « chat
voluptueux »(3) explore avec grande fruition sa
gargantuesque et faramineuse maîtresse qui est la représentation
d'une beauté idéale appartenant à un passé
mythique. Aussi, comme l'amant se laisse aller à l'amour, le
poète s'abandonnera à la dormition « aux
pieds »(4) de cette « reine »(5)
qui est la parfaite réplique du parfait amour. La Géante
est aussi le poème de la nostalgie du passé, du rêve et de
la quiétude enfantine qui habitent le coeur et l'esprit du
poète.
Avec Le Chat (XXXIV), semble commencer le dernier chapitre du
livre noir car l'amante autrefois désirée mais
détestée, devient la compagne appréciée et
acceptée telle qu'elle est. Comme dans La Géante,
l'aimée ouvre les portes du souvenir et du rêve, d'abord par le
« corps électrique »(6) du félin
à travers lequel le poète retrouve l'esprit de sa femme, dont
le regard « Profond et froid , coupe et fend
comme un dard » (7), mais aussi par la chevelure
______________________________________________________________________________
(1) Roman Jakobson, Huit questions de
poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 186.
(2) Op. cit., L. Desblache, p. 33.
(3) La Géante, strophe 1, v. 4.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Le Chat (Viens, mon beau chat), Les Fleurs du
Mal, strophe 2, v. 4.
(7) Ibid., strophe 3, v. 3.
et le « dangereux parfum »(1) qui
rappelle pour encore plus de féminité, la Circé mythique
qui, du temps d'Ulysse, transformait les hommes, séduits par son parfum
en animaux. Le recours à cette image, qui symbolise l'aspect dangereux
de la féminité, permet de mieux consolider le rapport
féminité/ animalité à travers un support,
à la fois, mythique et magique. Soulignons, à ce propos, que le
sensuel félin s'est vu attribuer dès le Moyen-Age des
« pouvoirs maléfiques, voire
démoniaques »(2).
Tout en possédant le don magique d'endormir
« les plus cruels maux »(3), le chat du
deuxième poème éponyme remembre, une fois de plus,
à travers un univers qui inspire la mythologie et la magie, la
Circé mythique. Chat aux pouvoirs magiques qui rappelle également
Le Chat Noir d'Allan Edgar Poe qui a le pouvoir de
déchaîner les forces obscures et leur cortège de
lubricité et de sexualité coupable. Comme au poème
précédent, se dégage aussi de la fourrure de cet
être « mystérieux (...),
séraphique »(4) et
« étrange »(5), un subtil et embaument
parfum qui joue un grand rôle de séduction.
Une autre connotation mythique est également à
signaler à travers la question posée au trente-deuxième
vers : « Peut-être est-il fée, est-il
dieu ? »(6). Connotation qui se fait plus féminine
dans Les Chats, où le félin est transformé en
sphinx tout en gardant les caractéristiques féminines de la
sphinx grecque. Dans ce poème, « Les chats et les
êtres humains qui leur sont identifiés se rejoignent dans les
monstres fabuleux à tête humaine et à corps de
bête »(7), attribuant, ainsi, à l'identification,
une connotation mythologique.
______________________________________________________________________________
(1) Ibid., strophe 4, v. 2.
(2) Op. cit., L. Desblache, p .33.
(3) Le Chat (Dans ma cervelle se promène
I), Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.
(4) Ibid., strophe 6, v. 1.
(5) Ibid., v. 2.
(6) Le chat ( Dans ma cervelle se promène
II), Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 4.
(7) Op. cit., Jakobson, p. 177.
L'intimité amoureuse chez Baudelaire n'est donc mieux
signifiée que par la présence féline. Dans Les
Chats, du corps du félin ne reste plus que deux fragments de
matières : d'une part « leurs
reins »(1), image d'une puissance sexuelle transmuée en
fécondité dans l'ordre de l'imaginaire et d'autre part, ces
« parcelles d'or »(2) émanant de la prunelle,
indice d'une vie mystique et souveraine réfugiée dans
l'acquitté du regard . C'est ce même regard(3) qui provient,
dans Le Chat (XXXIV), des « beaux yeux/Mêlés de
métal et d'agate »(4), des yeux dont « le
feu (...) (des) prunelles pâles, /Clairs fanaux,
vivantes opales »(5). qui « contemple
fixement »(6) le poète. C'est donc toute une
dimension d'infini qui s'occulte derrière la derrière la prunelle
des chats baudelairiens. Prunelle au regard profond et froid qui rappelle par
moment, celui serpent.
Située entre animalité et
féminité, la femme baudelairienne est aussi placée sous le
signe de la divinité. Elle est à la fois admirée et
redoutée pour son caractère animal, et se voit souvent
associée à l'image du serpent de la chute et, par
conséquent, à la perte de l'homme et de toute l'humanité
. Le symbole du serpent est présent dans les oeuvres de
nombreux écrivains, il est considéré par G. Durand comme
l'« un des symboles les plus importants de l'imagination
humaine. »(7). Symbolisant le milieu aquatique par sa forme de
rivière, le serpent est également associé à la
fertilité et à la sensualité. Son corps, par ses rondeurs,
rappelle souvent celui de la femme. Notons, par ailleurs, que dans l'imaginaire
médiéval, l'animal de la chut représentait l'incarnation
de la luxure, du vice et toutes les dépravations suscitées par le
Démon(8).
___________________________________________________________________________
(1) Les chats, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.
(2) Ibid., v. 2.
(3) Cf. analyse du thème du regard, notamment celui du
chat, p. 70.
(4) Le chat (Viens, mon chat...), Les Fleurs du
Mal, strophe 1, vv. 3-4.
(5) Le chat (Dans ma cervelle se promène
II), Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 2-3.
(6) Ibid., v. 4.
(7) Op. cit., G. Durand (1969), p. 363.
(8) Op. cit., Faton-Beyoncé et Fayol.
Symbolisant aussi bien l'aquatique, le féminin que le
religieux, l'image du serpent s'avère « un
véritable noeud-de-vipères archétypologique et glisse vers
d'autres significations différentes, voire
contradictoires. »(1).
Dans la poésie baudelairienne, la femme reptilienne est
génératrice de Spleen, en ce sens qu'elle représente
l'Idéal dégradé et offre au poète, comme il a
été le cas dans La Géante, le souvenir du temps
mythique de la genèse :
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son
busc,
Laissant couler ces mots tout imprégnés du
musc :
-« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais
la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience .
Je sèche tous les pleurs sur mes seins
triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le ciel et les étoiles !(1)
Dans A Une Madone, la femme-serpent devient reine
voire, déesse. Elle est associée à une
représentation religieuse pervertie du serpent, vu que la statue(2) est
édifiée sur l'amenuisement de cet animal. Par ailleurs,
« tandis que la dévotion baroque construisait des
allégories visant l'amour divin à travers l'amour
profane »(3), chez Baudelaire, c'est « l'amour
profane pour une « mortelle Madone » (qui) passe à
travers les attributs de la dévotion. »(4)
L'image de la femme-serpent reste considérablement plus
perceptible dans Avec ses vêtements ondoyants et nacrés
qui est une deuxième version de Le serpent qui danse. Ces deux
poèmes constituent les deux principaux pôles autour desquels
gravitent et auxquels se rattachent toutes les autres images de la
femme-serpent. Il serait même possible de parler dans ce
cas
___________________________________________________________________________
(1) Bachelard Air et Songes, in. op. cit., G. Durand
(1969), p. 363.
(2) Les métamorphoses du vampire, Les Fleurs du
Mal, vv.1-10.
(3) A une Madone, Les Fleurs du Mal, vv. 1-2.
(4) Pierre Dufour, « Formes et fonctions de
l'allégorie dans la modernité de Les Fleurs du
Mal », in. LES FLEURS DU MAL: L'intériorité de
la forme, Actes du colloque du 7 janvier 1989, Sedes, p. 137.
(5) Ibid.
d'auto-textualité(1). Une technique qui permet ici de
mettre en évidence le corps tant aimé et désiré de
la « chère indolente »(2). Elle permet
également de mettre l'accent sur différents points communs tels
que la démarche serpentine, qui ressemble à une danse,
l'apparence féminine, faite de vêtements brillants, ou encore ce
mélange aquatique d'onde et de mer qui rappelle l'un des milieux
naturels du serpent. Ce dernier, associé à la chevelure,
présente une délicate note de sensualité. Un
parallèle des deux poèmes semble donc inévitable, si l'on
veut centrer la lumière sur ces aspects de la femme. Parallèle
d'autant plus enrichissant puisque il nécessite de faire appel à
d'autres poèmes.
Le premier aspect qu'abordera ce parallèle
évoque l'apparence de la femme-serpent avec ses vêtements qui se
présentent sous une forme aquatique, puisque ondoyants et nacrés.
C'est avec cette belle « étoffe
vacillante »(3) que le séduisant corps de la vénus
se fait magique dans Le Serpent qui Danse. Ce même serpent qui
renvoit bien évidemment à «`l'Eve éternelle'
instrument de toutes les tentations »(4) et qui est
« assurément l'animal favori de
Satan. »(5).
Le serpent, animal « à l'origine de tout
pouvoir magique »(6) opère davantage son charme à
travers son insaisissable et envoûtant `regard'. Ce dernier
se voit attribuer une place de choix dans la poésie baudelairienne. En
effet, le regard féminin, froid, distant et parfois cruel, hypnotise le
poète tel les jongleurs hypnotisent les serpents. Il reflète une
grande influence mythologique puisqu'il représente un avatar
moderne de la figure antique Echidna . Créature antique
______________________________________________________________________________
(1) Ce terme renvoit à une des formes de
intratextualité. Il a été utilisé par Marc
Eigeldinger dans son ouvrage Mythologie et Intertextualité,
Paris, Slatkine, 1987, (p. 11). Selon lui, on parle d'auto-textualité
lorsque l'écrivain met à contribution ses propres textes.
(2) Le serpent qui danse, Les Fleurs du Mal, strophe
1, v. 1.
(3) Ibid., v. 3.
(4) Op. cit., P. Labarthes, p. 521-522.
(5) Ibid.
(6) Op. cit., Encyclopédie Encarta.
et caverneuse, cette femme-serpent décrite dans
l'Hésiode comme ayant de « belles
joues »(1) et des « yeux qui
pétillent »(2), attirait les hommes pour les
dévorer.
Le regard hypnotiseur est présent de manière
quasi similaire dans Les serpent qui danse et Avec ses
vêtements ondoyants et nacrés. Ce dernier où il
rappelle une autre figure mythique : Méduse, qui pétrifiait
ses victimes d'un simple regard. Ces yeux mythiques deviennent dans la
poésie baudelairienne deux « minéraux
charmants »(3), des yeux froids « Où tout
n'est qu'or, acier, lumière et diamants » (4). Ils
sont dans Le Serpent qui Danse, « deux bijoux froids
où se mêle / L'or avec le fer. »(5), endroit
« où rien ne se révèle / De doux ni
d'amer, »(6).
Ce regard `de serpent' est visiblement des plus insensibles et
froids. Pour exprimer cela, le poète recourt à deux genres de
métaux, d'un côté l'or pour sa précieuse
beauté, de l'autre le fer et l'acier pour leur rigidité et
leur dureté. Ce regard confère à la femme une
beauté certes, mais vide de toute sensation. Une beauté
qui :
(...)
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme
stérile.(7)
Regard cimmérien, dont les yeux sont deux astres, que
l'on retrouve aussi dans le poème Le Chat (XXXIV), où le
poète est une fois de plus hypnotisé par un félin dont la
beauté et la féminité séduisent en inspirant amour
et sensualité :
___________________________________________________________________________
(1) Hésiode, (Théogonie, texte établi et
traduit par Paul Mazon, 5e éd., Les Belles Lettres, 1960, p.
41-42), in. Op. cit., P. Brunuel, 2003, p. 150.
(2) Ibid.
(3) Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 1.
(4) Ibid., strophe 4, v. 1.
(5) Le Serpents qui Danse, Les Fleurs du Mal, strophe
4, vv. 3-4.
(6) Ibid., vv.1- 2.
(7) Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 2.
Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d'agate.(1)
Ce regard félin, à la fois beau et sensuel,
attribué dans la dernière strophe à la femme du
poète, rappelle par sa distance ainsi que par sa froideur celui de la
femme-serpent :
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tient aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,(2)
A travers leur beau regard, la femme-serpent et la femme-chat
se montrent, certes, sensuelles, mais également distantes et
cimmériennes. Elles séduisent, hypnotisent, contrôlent et
fendent le poète comme le ferait un dard. De leur côté, les
yeux baudelairiens sont également deux fenêtres qui donnent sur un
coeur féminin déserté par les sentiments.
Cette grande insensibilité est très explicite
dans La Beauté où cette dernière apparaît
comme une importante source d'inspiration du poète. Bien qu'elle soit
comparée au sphinx antique, la beauté, qui est une
représentation de la femme, garde malgré sa séduction une
cruauté gravée dans le coeur et dans l'âme. Ce poème
se trouve, comme beaucoup d'autres, marqué d'une grande inspiration
mythique avec, ici, la présence du sphinx et celle de la Méduse
mythique dont le fascinant regard pétrifie tous ceux qui ont le malheur
de le croiser.
Malgré sa beauté, sa sensualité et sa
grande séduction, la femme reste aux yeux du poète, un être
vide de sentiments. Elle est belle mais froide, sensuelle mais insensible. Elle
est à la fois l'or et le métal.
______________________________________________________________________________
(1) Le Chat (Viens mon beau chat...), Les Fleurs
du Mal, strophe 1.
(2) Op. cit., strophe 3.
En plus de la richesse des images qui renvoitnt au regard de
la femme-animale, notons une prépondérance des images
représentant la démarche de la femme dans Avec ses
vêtements ondoyants et nacrés, Le Serpent qui Danse,
Le Chat ou La Beauté. Chez Baudelaire, la vénus
ne marche pas, elle danse. La femme-serpent, dans les deux poèmes qui
lui sont consacrés, se fait sensuellement légère dans une
démarche serpentine qui « semble représenter la
danse de Shiva dans la mythologie de l'Inde. »(1). Les quelques
vers qui suivent mettent en avant la grande magie dont peut faire preuve la
poésie baudelairienne. Ils décrivent la démarche
féminine qui se fait au rythme des jongleurs magnétiseurs en
provoquant chez le poète une profonde léthargie :
Avec ses vêtements ondoyants et
nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle
danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs
sacrés
Au bout de leur bâtons agitent en cadence.(2)
Au sujet de cette démarche danseuse de la
femme-serpent, P. Brunuel souligne que « Rien n'est moins dansant
en principe que le serpent qui rampe : mais les jongleurs sacrés
ont le pouvoir magique de faire danser ce qui ne danse point, et la
poésie s'accorde le même privilège. »(3).
Théophile Gautier, ami de Baudelaire et à qui ce
dernier dédie ses « Fleurs Maladives »(4),
recourt lui aussi à cette image de femme-serpent dans son Voyage
pittoresque an Algérie(5), où il décrit la danse
magique, La danse des Djinns(6) des femmes de Constantine.
______________________________________________________________________________
(1) P. Brunuel, Baudelaire et le « Puits des
magies », Paris, José Corti, 2003, p. 141.
(2) Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Les Fleurs du Mal, strophe 1.
(3) Op. cit., P. Brunuel (2003), p. 156.
(4) « Au poëte impeccable. Au parfait magicien
ès lettres françaises. A mon très-cher et
très-vénéré Maitre et Ami Théophile Gautier.
Avec les sentiment de la plus profonde humilité je dédie Ces
Fleurs Maladives », in. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris,
Bookking international, 1993.
(5) Théophile Gautier, Voyage pittoresque en
Algérie -Alger, Oran, Constantine, La Kabylie -, Paris, Hetzel,
1845.
(6) Théophile Gautier, La Danse des Djinns,
Paris, Michel Lévy, 1865, in. N. Benachour, Constantine : Une
ville en écritures. Thèse soutenue à
l'université Mentouri - Constantine - en Janvier 2002, sous la direction
du professeur Charles Bonn de l'université Lyon II, p. 136. (Dans sa
thèse, N. Benachour fait une analyse détaillée de
Voyage pittoresque en Algérie de T. Gautier qui décrit,
entre autres, l'une des plus célèbres danses traditionnelles
constantinoises.)
A travers les deux poèmes consacrés à la
magie de la femme-serpent, Baudelaire nous transporte, par un langage des plus
incantatoires, vers un monde où la poésie se fait magique. Par
ailleurs, la présence de l'auto-textualité, participe à
donner un rythme, voire un martèlement, qui contribue à la magie
d'une musique poétique qui fait danser l'âme comme ce serpent qui
incarne à la fois la femme et l'enfant :
A te voir marcher en cadence,
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d'un bâton.
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