Inépuisable puits de sottises et de
fautes !
De l'antique douleur éternel alambic !
A travers le treillis recourbé de tes
côtes
Je vois, errant encore, l'insatiable aspic.(1)
La peur devant la fuite du temps est plus angoissante et plus
violemment incarnée dans les vers de L'Horloge, où
« Le leitmotiv du `Souviens-toi' - 5 fois repris en
français, une fois en anglais et une fois en latin, la langue de
l'Eglise et du dogme ! - invite certes à se remémorer la
réalité d'un Temps personnifié en `dieu
impassible' »(2). Dans les quelques vers qui suivent, la
seconde possède la voix d'un insecte chuchotant qui fait plonger dans
une grande terreur. Par sa méticuleuse description, Baudelaire permet
à son lecteur d'imaginer et de ressentir l'angoisse que provoque ce
grouillement qui tue le Temps :
Trois mille six cent fois par heure, la Seconde,
Chuchote : souviens-toi ! - Rapide avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma pompe
immonde !(3)
La Seconde, ne se contentant pas d'avoir une voix d'insecte,
recoure « au tutoiement, qui procède de la tradition du mement
mori léguée par la prédilection chrétienne, aide
à une intériorisation dramatique du temps. »(4)
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(1) Ibid., strophe 8.
(2) Op. cit., P. Labarthes, p. 193.
(3) L'horloge, Les Fleurs du Mal, strophe 3.
(4) Op. cit., P. Labarthes, p. 192.
Dans Les Métamorphoses d'un Vampire,
l'inévitable et destructeur passage de la vie se fait par le biais de la
beauté de la femme(1) qui après avoir sucé toute la moelle
du poète, s'avère être un monstre plein de pus(2). De
leur côté, les mouches et les larves putréfient les
cadavres, dans un bourdonnement et un écoulement qui provoque la fuite
douloureuse de la mort(3) :
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons de
larves,
Qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.(4)
Dans Le Crépuscule du Soir, Baudelaire
utilisera l'image de la ville où la Prostitution prend le sens
figuré de plaisirs de la vie. Sous l'influence de l'ennui, l'homme se
laisse submerger par ces plaisirs à arrière-goût de remords
que le poète qualifie d'ennemis :
La Prostitution s'allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses
issues ;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il
mange.(5)
Il arrive que le poète connaisse une autre forme, plus
intime, du grouillement. Dans Spleen (LXXVIII), ce dernier prend
naissance à l'intérieur même de son cerveau muré par
le Spleen :
Quand la pluie étalant ses immenses
traînées
D'une vaste prison imite les barreaux
Et qu'un peuple muet d'infâmes
araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveau.(6)
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(1) Cf. image de la femme monstrueuse, in. L'Homme-animal :
Le bestiaire de l'identification, p. 56.
(2) Les métamorphoses du vampire, Les Fleurs du
Mal, strophe 2, v. 4.
(3) Cf. image de la mort dans : Une charogne, analyse d'un
poème synoptique, p. 116.
(4) Une charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 5.
(5) Le crépuscule du soir, Les Fleurs du Mal,
strophe 2, vv. 11- 16.
(6) Spleen (Quand le ciel bas et lourd...), Les
Fleurs du Mal, strophe 3.
Dans Le Poison, le poète associe son amante
à tout ce qu'il connaît de plus beau au monde, mais surtout au
vin et aux paradis artificiels. C'est cette femme aux beaux yeux verts qui
l'entraînera vers la mort à travers des morsures qui sont en
réalité celle du temps :
Tout cela ne vaut pas le prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la
mort !(1)
L'image de l'insecte est, sans l'ombre d'un doute, souvent
associée dans la poésie baudelairienne au temps qui passe. Ce
dernier coule douloureusement entre les doigts du poète qui ne peut le
retenir et qui se voit insensiblement dévoré par son affreux
rongement.
Après avoir fait une large place aux insectes et
à leur grouillement, le poème introducteur, Au Lecteur,
évoque aussi « (...) les chacals, les panthères,
les lices »(2) ainsi que « les
serpents »(3) et « Les monstres
glapissants, hurlants, grognants, rampants (...) »(4) à
qui expriment une grande agressivité vis-à-vis de l'homme. Cette
agressivité est une autre forme d'expression de l'omniprésence de
la mort et de la phobie d'Anubis qu'éprouve le poète. Comme les
insectes, les carnassiers(5) sont une espèce animal dont l'image
reflète la fuite mortelle du temps. Ils s'attaquent à l'homme,
vivant ou mort, avec une férocité qui évoque
l'action destructrice du temps . Durand précise ,
à ce sujet , que « la plupart du temps
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(1) Le poison, Les Fleurs du Mal, strophe 4.
(2) Au lecteur, Les Fleurs du Mal, strophe 8, v. 1.
(3) Ibid., v. 2.
(4) Ibid., v. 3
(5) Si l'on regroupe le nombre d'occurrences de la rubrique
« carnassiers », « termes
généraux » et « chien », on arrive
à plus de trente occurrences, ce qui donne la première place
à ces figures, par ordre de fréquence numérique. (cf.
classification proposée dans les annexes).
l'animalité, après avoir été
le symbole de l'agitation et du changement, endosse plus simplement le
symbolisme de l'agressivité, de la cruauté. »(1)
Duellum est l'un des poèmes où le
poète exprime cette omniprésence de la mort qui s'impose à
travers le duel que se lancent deux guerriers dans un gouffre qui ressemble
étrangement à l'Enfer. Ce poème fait sonner l'heure de la
vengeance qu'attendaient « (...) les dents,(et) les ongles
acérés »(2) « (...) des chats-pards
et des onces »(3).
Dans Abel et Caïn, c'est l'image du chacal qui
symbolise la mort en étant associée à la race homicide du
fils banni :
Race de Caïn dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !(4)
En faisant une transition du schème de l'animation, les
cris monstrueux deviennent également l'une des marques de la fuite du
temps. Le loup, qui est le carnassier sauvage le plus représenté
dans la poésie baudelairienne, fait peser par ses cris une menace de
mort permanente(5). Par ailleurs, dans la tradition campagnarde
française, il est souvent dit qu'un loup(6) ou qu'un chien
« crie à la mort »(7). Ce qui fait de ces
deux animaux fort apparentés des symboles folkloriques du
trépas.
La mort se fait maîtresse des lieux dans un autre
poème où le titre est des plus funèbres et suggestifs. Il
s'agit de Sépulture, pièce où l'image de la
vipère est alliée à celle de l'araignée, du loup et
des filous pour nous plonger dans une atmosphère des plus
cauchemardesques. Ce poème,
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(1) Op. cit., Durand (1969), p. 90.
(2) Duellum, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 2.
(3) Ibid., strophe 3, v. 1.
(4) Abel et Caïn, Les Fleurs du Mal, strophe 8.
(5) Cf. L'irrémédiable quelques pages plus haut
(préciser la page)
(6) « (...) mot issu, selon Langton, d'une racine
signifiant « hurler » auquel se joignent tout naturellement
les tannins, les chacals. », in. Op. cit. Durand, 1969, p. 91.
(7) Ibid., p. 92.
où lecteur et récepteur se mêlent, est le
récit macabre d'un enterrement par une nuit sans étoiles,
« Derrière quelques vieux
décombres »(1). Endroit où l'araignée tisse
sa toile, où « la vipère »(2) fait
« ses petits »(3) et ou ;
Vous entendrez
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups(4)
(...)
Et les complots des noirs filous.(5)
Dans ce poème, Baudelaire recourt à des
animaux (araignée, reptile, loup) qui entrent dans les traditions
mythologique, folklorique et même religieuse d'un bestiaire de la mort.
L'araignée, est un insecte « surdéterminé
parce que caché dans le noir »(6). Elle est aussi une
créature « féroce, agile, liant ses proies d'un lien
mortel, et qui joue le rôle de la
Goule (7)(...) »(8). Le recours à cette
image n'est donc pas innocent, mais reflète une influence imaginaire
folklorique. En effet cet animal dévoreur de cadavres, tisse ses filets
et s'installe, dans ce poème, à l'endroit précis où
un mort sera mis sous terre. La vipère quant à elle, est un
reptile qui vit la plupart du temps dans le monde souterrain. Elle, tout comme
le serpent, sont dotés d'un venin puissant qui, souvent, donne la mort.
Les reptiles se voient ainsi conférer un symbole folklorique de
créatures redoutables vivant dans les ténèbres.
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(1) Sépulture, Les Fleurs du Mal, strophe 1,
v. 3.
(2) Ibid., strophe 2, v. 4.
(3) Ibid.
(4) Ibid., strophe 3.
(5) Ibid., strophe 4, v. 3.
(6) Op. cit. Durand (1969), p. 115.
(7) La goule, « vampire à forme de femme qui,
selon les superstitions orientales, dévore les cadavres dans les
cimetières », in. op. cit., Dictionnaire Flammarion.
(8) Op. cit. Durand (1969).
On retrouve cette image dans
L'Irrémédiable où « un malheureux
ensorcelé »(1) cherche « la lumière
et la clé »(2) en fuyant la pénombre pleine de
reptiles représentant le danger permanent de la mort.
Dans Voyage à Cythère, Baudelaire nous
emmène sur l'île de la belle Vénus, endroit tant
convoité par les hommes. Cette terre paradisiaque s'avère,
pourtant, un véritable enfer terrestre. En effet, après une
première partie descriptive, la huitième strophe nous fait entrer
dans un monde effrayant où la Mort et « ses
aides »(3) exercent les plus horribles sévices et
châtiments. La première image de cette deuxième partie,
apparie une effroyable et minutieuse description symbolique, celle d'un pendu
et des bêtes qui le dévorent. Les hurlements effrayants de
Sépultures cèdent la place à l'image d'une
lancinante gueule qui
« vient surdéterminer »(4) le cri
animal.
Dans ce poème, le « grouillement
anarchique »(5) des insectes « se transforme en
agressivité, en sadisme dentaire »(6). A travers l'image
des quadrupèdes, cherchant à planter leurs horribles dents dans
une pourriture infâme, le poète présente une exposition
sadique descendante(7), un grand plan détaillé de
« ce pendu déjà mûr »(8) ainsi
qu'un état de la violence et la férocité des bêtes
qui l'entourent. Une fois de plus, la description baudelairienne est une
irrévocable expression d'angoisse et de peur devant la mort. En
effet, G. Durand confirme l'existence d'« une
convergence »(9) entre « la morsure des
canidés et la crainte du temps destructeur. »(10).
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(1) L'irrémédiable, Les Fleurs du Mal,
strophe 4, v. 1.
(2) Ibid., v. 4.
(3) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 10, v. 4. .
(4) Op. cit., Durand (1969), p. 90.
(5) Ibid. p. 89.
(6) Ibid.
(7) Cf. P. Labarthes, p. 516.
(8) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 8, v. 2.
(9) Op. cit., Durand (1969), p. 93.
(10) Ibid.
Après les insectes et les carnassiers du bestiaire de
la mort, c'est aux oiseaux de marquer leur funèbre territoire. Qu'ils
soient des rapaces, comme le vautour de Au Lecteur, où des
charognards, comme le corbeau invité par un Mort Joyeux
à déguster une vieille carcasse, les oiseaux de Les Fleurs du
Mal participent aussi au « sadisme dentaire »(1)
qui naît de la peur baudelairienne devant la fuite du temps. Ce sadisme
se fait particulièrement morbide dans Un Voyage à
Cythère où deux strophes entières sont
réservés à ces « féroces
oiseaux »(2) aux « bec(s)
impur(s) »(3) qui, se joignant au putride festin des
« jaloux quadrupèdes »(4), déchirent
« tous les coins saignants »(5) de l'infâme
« pâture »(6).
Après une description effroyable de ce corps à
la merci des animaux féroces, et dans un soucis de compassion, le
poète se transforme lui-même en « ridicule
pendu »(7). Il imagine et ressent exactement tous les
sévices que ce dernier a enduré. Lui aussi est sans
défense au milieu de ces bêtes à la fois immondes et
innocentes qui rappellent par leur instinct la meute de loups de Femmes
Damnées.
Dans L'Avertisseur, l'homme est un condamné,
il ne peut ni rêver ni espérer à cause du serpent, cet
« (...) insupportable Vipère »(8)
qui, par sa « Dent »(9) maudite, rappelle à
l'humanité l'inévitable passage du temps. Comme la seconde dans
L'Horloge, la dent harcèle en tutoyant :
Fais des enfants, plante des arbres,
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit : « Vivras-tu ce
soir ? »(10)
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(1) Ibid., p. 89.
(2) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 8, v. 1.
(3) Ibid., v. 3.
(4) Ibid., strophe 10, v. 1.
(5) Ibid., strophe 8, v. 4.
(6) Ibid., v. 1.
(7) Ibid., v. 2.
(8) L'Avertisseur, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v.
4
(9) L'Avertisseur, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v.
(10) L'Avertisseur, Les Fleurs du Mal, strophe 3.
Dans Le Rebelle, « Un Ange furieux fond
du ciel comme un aigle »(1) pour torturer atrocement un
mécréant, alors que dans Le crépuscule du Matin,
c'est le chant du coq accompagné de la délivrance, qui viendra
mettre un terme aux « douleurs des femmes en
gésine »(2).
Dans Une Charogne(3), comme dans Un Voyage
à Cythère, le poète met en scène dans une
description des plus réalistes, un cadavre en plein
décomposition. Dans une promenade avec la femme aimée à
qui le poète veut donner une grande leçon de philosophie,
celui-ci s'arrête devant Une Charogne qui par «
(...) de noirs bataillons de larves,/ qui coulaient comme un
épais liquide »(4), donnait une impression de
« vivant haillons »(5), une impression de vie dans
la mort, de vie dans la pourriture. Ces mêmes « noirs
bataillons de larve » rappellent délicatement
« les intestins »(6) qui « coulaient
sur les cuisses »(7) du pendu. Signalons, par ailleurs, la
répétition du verbe `couler' qui apparaît dans les deux
images pour suggérer une impression de réalité sonore.
On relève également une autre image, celle de la
chienne qui est très attachée, par le mythe et par
l'anthropologie, au symbolisme de la mort. Etant par ailleurs un canidé,
sa morsure est aussi symbole de fuite du temps. L'image de cette chienne qui
attend en « Epiant le moment de reprendre au squelette / Le
morceau qu'elle avait lâché. »(8) rappelle celle du
troupeau de quadrupèdes qui dans Voyage à
Cythère, « tournoyait et
rôdait »(9), ainsi que la panthère noire qui aime
triturer la chair.
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(1) Le rebelle, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v.
1.
(2) Le crépuscule du matin, Les Fleurs du Mal,
strophe 4, v. 4.
(3) Cf. analyse de Une charogne comme poème
synoptique, p. 116.
(4) Une charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 5, vv.2
&3.
(5) Ibid., v. 4.
(6) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 9, v. 2.
(7) Ibid.
(8) Une charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 9, v. 3
& 4.
(9) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du
Mal, strophe 10, v. 2.
Canidé qui mord la vie et même la mort, le chien
apparaît également dans Abel et Caïn où il
reflète la grande souffrance du peuple de Caïn qui
« Hurle(ent) la faim comme un vieux chien. »(1).
C'est, une fois de plus par le cri et le hurlement du chien que l'homme est
traîné vers la mort. Ce canidé dévoreur de temps est
l'incarnation du sujet dans Le Vin de L'Assassin. En effet, le
poète qui souffre comme un chien de la misère et de la faim, et
qui ne sait comment taire les cris de sa malheureuse femme, finit par
l'assassiner. Se soûlant ensuite jusqu'à la mort, il dormira comme
un chien se laissant écraser par un « chariot à lourdes
roues »(2).
Dormir devant le temps qui passe sans relâche est pour
Baudelaire une bénédiction, un moyen de sortir du gouffre dans
lequel il se sent enfoncé. Des profondeurs j'ai crié,
dit-il dans De Profundis Clamavi. Ce poème, comme l'indique son
nom, est un cri du fond des profondeurs, des fins fonds d'un poème-tombe
dont le titre est un psaume. Dans cette pièce, le poète exprime
son besoin vital de fuite d'une vie qui passe beaucoup trop vite et où
il se voit de partout entouré par la mort. Pour s'en sortir, il
souhaiterait dormir car ce n'est que par le sommeil que cessera la conscience
du temps :
Je jalouse le sort des plus vils animaux
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