II - LA QUESTION DE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT
La dictature du prolétariat a connu un
curieux destin dans le mouvement communiste français. Conçue
comme une forme qui conditionnait tout changement, elle est vouée aux
gémonies un soir de télévision. Pour comprendre
l'état du concept en France, ou du moins à l'intérieur du
P.C.F., il faut remonter à la longue époque de diffusion
idéologique du Komintern et du Kominform après la mort de
Lénine.
C'est en effet avec l'arrivée au pouvoir de
Staline, mais surtout à partir des années 1930-1940 que le
concept a été nié dans sa base marxiste, et cette
négation a marqué de son empreinte les P.C. occidentaux, à
des degrés divers.
Christine BUCI-GLUCKSMAN (41) affirme que "pour
comprendre notre propre histoire, il faut partir d'un point essentiel la
déviation stalinienne ; le stalinisme n'est pas la réalisation de
la dictature du prolétariat... Elle en est plutôt l'abandon".
Cette affirmation de C. BUCIGLUCKSMAN nous montre combien le P.C.F, a
été marqué par l'idéologie de l'Internationale. On
retrouve cette même idée chez Etienne BALIBAR (42) et chez de
nombreux autres membres du P.C.F. Quelle est cette déviation ? C'est ce
que nous allons brièvement décrire.
En 1936, l'U.R.S.S. adopte une nouvelle
constitution (43) qui aboutit à proclamer la fin de la dictature du
prolétariat, pour Irtat du peuple entier. La lutte des classes
était considérée comme terminée même si
celles-d existaient encore. Or, selon Marx, Engels et Lénine, les
classes ne peuvent exister que dans la lutte des classes, La dictature du
prolétariat cessait dès lors que les classes en lutte
étaient disparues.
(41) - C. BUCI-GLUCKSMAN, philosophe, membre du P.C.F., in
DIALECTIQUES n°17 -.1977 - p.25.
(42) - E. BALIBAR, philosophe, membre du P.C.F., in "Sur la
dictature du prolétariat" - Maspéro 1976.
(43) - Constitutions et Documents politiques. M. DUVERGER
p.628 -Themis 1971.
L'apparition des classes coïncide avec leurs
antagonismes, on ne saurait les imaginer telles deux équipes de rugby
attendant le coup de sifflet de l'arbitre pour s'affronter
(44).
En outre, Marx, Engels et Lénine montrent
que l'Etat n'est que la résultante de la lutte des classes. Dès
lors, s'il ri, avait plus lutte des classes en U.R.S.S., l'Etat
devait disparaître. Or à cette époque, l'Etat
soviétique connaissait un renforcement considérable, que l'on
expliquait non pas par des luttes de classe intérieures, mais par le
danger impérialisme. Ce qui; à notre avis, n'est pas
injustifié, dans la mesure où à l'époque de
l'impérialisme les luttes de classe sont internationales et ne peuvent
pas ne pas avoir de conséquences sur les pays en marche vers la
société sans classe.
Le problème est que Staline a
affirmé que l'Etat soviétique pouvait interdire de telles
répercussions en se renforçant, et surtout en niant les luttes
intérieures au moment où sévissait une vaste
répression.
Ainsi présenté à
l'Internationale, le socialisme apparaissait comme grand vainqueur en U.R.S.S.,
vainqueur menacé à l'extérieur par l'impérialisme,
et dès lors il n'y avait plus grand chemin à effectuer pour que
l'U.R.S.S. apparaisse comme un modèle.
Le P.C.F., comme beaucoup d'autres P.C.
occidentaux, a accepté et "digéré" cette image dont le
vernis a commencé à se craqueler avec le XXème
congrès du P.C. U.S. qui dénonça les horreurs de Staline,
mais aussi avec certains "coups de mains" de l'Etat soviétique à
des Etats "amis" en instance de rupture de ligne.
Le P.C.F., ayant adopté une
stratégie de chargement démocratique avec la naissance de la
dème République, ne pouvait pas, en poussant jusqu'à son
terme cette stratégie, ne pas se démarquer de ces "errements".
Comment allait-il le faire ? En analysant en marxiste ces
événements ou en supprimant les phénomènes qui
faisaient problème, en particulier la dictature du prolétariat
?
Il utilisa jusqu'en 1970 environ, les termes de
dictature du prolétariat dans sa présentation de la phase de
transition au socialisme. La dictature du prolétariat était une
des lois essentielles du passage au socialisme, telles que les avaient
définies en 1960 les P.C. à l'occasion du 40ème
anniversaire de la révolution d'Octobre de 1917 (45).
En 1964, la cellule Rabelais proposa la
suppression de ces termes en raison de leur consonance particulière. G.
MARCHAIS répondit que ce 'serait une grave erreur politique
(46)".
En termes beaucoup plus imagés, c'est ce
que dit G. COGNIOT en affirmant que "Renoncer à la dictature du
prolétariat comme le demandent les révisionnistes, c'est
châtrer le mouvement des ouvriers, c'est le rendre impuissant
(47)",
En présentant la dictature du
prolétariat comme une forme institutionnelle quelconque menant au
socialisme, le P.C.F. posait comme distinct socialisme et dictature du
prolétariat, et définissait la dictature du prolétariat en
fonction du seul socialisme. Or, pour Marx, Engels et Lénine, la
dictature du prolétariat est la "constitution du prolétariat en
classe dominante" pour construire la société sans classe le
communisme.
Comme l'explique E. BALISAR, le socialisme seul c'est
une 'Auberge espagnole" (48).
(45) - Voir Thèses et résolution XVème
congrès précité p.33 Manifeste de Champigny
précité p.17.
(46) - G. MARCHAIS XVIIème congrès in
supplément à France Nouvelle n°970.
(47) - G. COGNIOT in "Qu'est-ce que le communisme"
p.49
Ed. Soc. (3ème Ed. revue et mise à jour
1969).
(48) - E. BALIBAR "Sur la dictature du prolétariat"
p.26 et s. précité.
Le socialisme c'est cette période
transitoire où le "capitalisme vaincu, mais non anéanti et le
communisme déjà né, mais encore très faible" (49)
sont en lutte. Or cette période de transition, les marxistes classiques
l'ont appelé dictature du prolétariat pour répondre en
quelque sorte à la dictature bourgeoise que les travailleurs venaient
d'abattre. Comme la dictature bourgeoise qui peut-être une
démocratie au sens juridique du terme, la dictature du
prolétariat n'est pas un régime constitutionnel, mais la
reconnaissance d'un état de fait, d'un certain rapport de forces (50)
qui va et doit se traduire dans et par une nouvelle légalité.
Briser l'Etat, c'est instaurer la dictature du prolétariat qui
institutionnellement se traduira selon des formes qui lui seront propres, et
qui en tout état de cause ne pourront être entièrement
celles de la bourgeoisie. La dictature du prolétariat diffère
fondamentalement de la dictature bourgeoise, car son instauration
entraîne immédiatement le début de son
dépérissement dans la mesure où il s'agit de construire la
société sans classe. La dictature du prolétariat
disparaît avec les classes et leurs antagonismes.
Lorsque les événements passés
et présents dans les pays de l'Est devinrent trop gênants, eu
égard à sa stratégie de changement pacifique basée
sur la théorie du C.M.E. (un Etat immédiatement utilisable et 80
% d'objectivement mécontents !), le P.C.F. abandonna la dictature du
prolétariat pour prouver sa bonne foi et sa volonté
démocratique.
Plutôt que d'analyser en marxiste les
événements en question, il fait l'autruche en abandonnant ce qui/
croit faire problème, et attribue ces phénomènes à
des erreurs et des insuffisances dans un "bilan globalement positif" (51). Bel
escamotage !
(49) - Lénine cité in BALIBAR
précité p.144.
(50) - Voir MIAILLE "L'Etat du Droit" p.185 et s.
Maspéro 1978.
(51) - Bilan des pays socialistes. Résolution du
XXIIIème congrès 9-13 Mai 1979 in Humanité p.VI.
Pourquoi abandonner la dictature du
prolétariat ? Parce que "la voie française au socialisme ne
saurait être comparable à une voie de type soviétique
(52)". Parce que les communistes veulent une voie pacifique et que la dictature
du prolétariat c'est la violence, l'illégalité. Or si
Lénine a défini la dictature du prolétariat comme "un
pouvoir qui s'appuie directement sur la violence et n'est lié par aucune
loi (53), c'est pour bien montrer qu'il s'agit là de la domination d'une
classe sur une autre. Domination qui par hypothèse ne peut pas reposer
sur une loi, mais sur un certain rapport de forces qui lui donne son
caractère violent.
Dès l'instauration de cette domination, une
certaine légalité va lui donner un caractère de
normalité, d'universalité, mais ce n'est pas cette
légalité qui peut expliquer cette domination, tout comme Engels
remarque que "la violence peut certes déplacer la possession, mais ne
peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle
(54)".
Finalement, on constate donc que l'État n'a
pas à être brisé parce que les fonctions qui sont les
siennes, permettent son utilisation immédiate, par un gouvernement
démocratique soutenu par une large majorité de français
objectivement intéressés par le changement. En
conséquence, la dictature du prolétariat, présentée
sous l'influence idéologique de l'Internationale comme une voie de
passage au socialisme, ne correspond plus aux réalités
françaises qui permettent un changement pacifique par la construction
d'une démocratie avancée, forme de transition vers le
socialisme.
Pour que l'alternance soit possible, il faut,
disions-nous en introduction, que l'État puisse "servir" indistinctement
les intérêts de la classe ouvrière et ceux de la
bourgeoisie. Quel est cet Etat ? LEtat bourgeois ou l'Etat prolétarien ?
Tel était notre problème. Au cours de nos développements,
nous avons vu que le P.C.F. en raison des analyses qu'il effectuait, refusait
de briser l'Etat bourgeois et de ce fait développait une conception de
"l'Etat en soi',' de l'Etat doté d'un pouvoir propre. Il oubliait ainsi
que l'Etat était toujours l'Etat d'une formation sociale donnée,
caractérisée par une lutte des classes déterminée
et donc par la domination d'une classe déterminée. En un mot, il
oubliait que l'Etat, comme toute chose, était
situé.
(52) - Les communistes et L'Etat précité -
p.146.
(53) - Lénine cité par E. BALIBAR
précité - p.51-52.
(54) - F. ENGELS in "le rôle de la violence dans
l'histoire". p. 12 - in Ed. Soc. 1976.
Il ne s'agit pas de revenir à une vision
instrumentaliste, ou à une quelconque fusion Etat-classe ou fraction de
classe dominante, mais de traduire l'état de la lutte des classes en
reconnaissant l'Etat comme la "condensation" (55) de cette lutte,
c'est-à-dire marquer l'autonomie relative de l'Etat à
l'égard du rapport d'exploitation. Autonomie relative qui impose que
/Etat ne peut-être un instrument docile dans les mains de la classe
dominante en raison des luttes de classe et des intérêts
divergents des différentes fractions de la bourgeoisie, mais qui en
même temps ne peut pas ne pas être un instrument mais cette fois-ci
"l'instrument d'un rapport d'exploitation" (56).
Le P.C.F. ne peut reconnaître cette autonomie
relative en fondant Etat et monopoles dans un "mécanisme unique" et en
considérant un "Etat en soi" ("l Etat en
général').
Nos développements précédents
nous permettent d'affirmer que "l Etat du changement" pour /e P.C.F., n'est
rien d'autre que l'Etat bourgeois. Etat qui est présenté comme
pouvant 'Servir" les intérêts de la classe ouvrière. C'est
donc dans ce cadre que l'alternance reconnue et acceptée par le P.C.F.
aura vocation à jouer.
Mais l'acceptation de l'alternance pose aussi la
question de savoir, si deux sociétés aussi différentes,
aussi opposées et donc contradictoires, que le capitalisme et le
communisme peuvent se succéder alternativement ? C'est ce que nous
allons essayer de déterminer maintenant.
(55) - N. POULANTZAS in "Les classes sociales dans le
capitalisme aujourd'hui" précité p 28 et s
Voir entretien in DIALECTIQUES n°17-Avril 1977- p.55 et
s.
(56) - M MAILLE in "L'Etat du Droit" - précité
- p 231.
Deuxième partie
L'ALTERNANCE IMPLIQUE LE MAINTIEN DE LA SOCIÉTÉ BOURGEOISE
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On constate que dans les écrits officiels
du P.C.F. (57) comme dans ceux, collectifs ou individuels, de membres du parti
(58), la référence au communisme a pratiquement disparu. Ce qui
est à l'avant scène du discours du P.C.F., c'est le socialisme.
Lorsque le communisme est présent, il apparaît bien diffus
à l'arrière-plan. Est-ce à dire que les communistes ont
répudié le communisme, comme objectif fondamental de leur
engagement ? Ou que le socialisme et le communisme sont synonymes
?...
En réalité, il semble (58 bis) bien que
le communisme reste l'objectif du P.C.F., mais il apparaît que les
conditions de sa réalisation ont subi quelques métamorphoses
théoriques.
Ces questions et cette affirmation nous imposent
d'examiner le socialisme et le communisme tels qu'ils sont
présentés dans la théorie marxiste-léniniste et
l'état du projet actuel du P.C.F. à l'égard de ces deux
notions.
Nous verrons alors que la reconnaissance et
l'acceptation du principe de l'alternance implique le maintien de la
société bourgeoise et le respect des formes et pratiques
politiques bourgeoises, dans la mesure où elle ne peut-être
qu'alternance des hommes.
(57) - Thèses et résolutions des
congrès et des réunions du Comité Central Programme du
Parti (Changer de cap Ed. Soc. 1971)
Introduction au Programme Commun de gouvernement Ed. Soc.
1972.
(58) - En dehors de ceux déjà cités,
signalons : "Les communistes et la révolution" René ANDRIEU -
Julliard 1968/ "Une certaine idée des communistes" J. ELLENSTEIN -
Julliard 1979/ "Le défi démocratique" G. MARCHAIS - Grasset
1973.
(58 bis) - Cette formulation nous paraît très
appropriée dans la mesure où les nouveaux statuts adoptés
au XXIIIème congrès en Mai 1979 dans le préambule parlent
de la "société socialiste comme but fondamental" du PCF alors que
le préambule des statuts de 1964 parlait de la "société
collectiviste ou communiste comme but fondamental du PC". Voir ces derniers in
Constitutions et Documents Politiques de M. DUVERGER - p.332-334 Thémis
1971
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