Section II - L'ETAT DU CHANGEMENT. (22)
Marx, Engels et Lénine (23) montrent que la
première tâche des révolutionnaires, après la prise
du pouvoir, réside dans la Destruction de l'Etat bourgeois. Selon eux,
le changement révolutionnaire ne peut s'effectuer avec et dans cet Etat,
qui ne répond qu'à une seule fin ; permettre la reproduction de
la domination de la classe bourgeoise, c'est-à-dire la reproduction de
l'exploitation. Cette rupture, ce bris de l'Etat bourgeois doit se faire par la
"constitution du prolétariat en classe dominante" (24),
c'est-à-dire par l'instauration de la dictature du prolétariat.
En développant sa stratégie pacifique de conquête du
pouvoir, le P.C.F. n'a pu laisser de côté, le problème de
l'Etat, et par conséquent de son avenir. Alors où en est la
nécessité de briser l'Etat dans le projet actuel du P.C.F. ? La
dictature du prolétariat est-elle historiquement dépassée
?...
Ces questions qui nous assaillent, verront leurs
réponses fortement marquées par nos développements
précédents, et justifieront ce détour sur le contenu de
l'Etat du C.M.E.
I - BRISER L'ETAT ?
.1) - Selon le PCF, il y aurait eu depuis les
marxistes "classiques" un "changement d'ère révolutionnaire"
(25).
Pour les communistes, ce qui importe actuellement,
c'est de briser l'unité Etatmonopoles. · Cette unité
étant rompue par l'arrivée des représentants des
travailleurs au pouvoir, cela suffit-il alors à assurer le changement ?
Selon eux, la réponse est affirmative, dans la mesure où le reste
n'est qu'une question de transformation, de réorientation. Il n'est plus
question de briser l'Etat bourgeois.
(22) - Titre emprunté a l'ouvrage de JP DELILEZ,
Maître-assistant à l'École des Hautes Etudes : "L'Etat du
Changement" Ed. Soc. 1977.
(23) - Voir K. MARX "le Manifeste du PC" - "Critique du
Programme de Gotha" / Engels "L'anti Duhring" - "Les origines de la
propriété et de l'Etat" / Lénine "L'Etat et la
révolution".
(24) - Marx in "le Manifeste du P.C." p.45 - Ed. 10-18 -
1962.
(25) - Les communistes et l'Etat - déjà
cité - p.143.
"Ce qu'il faut, nous dit-on", "ce n'est pas briser
l'ÉTAT EN GENERAL, mais l'Etat capitaliste" (26). Cette citation vient
corroborer nos analyses antérieures, en y ajoutant un
élément idéaliste. En effet, à quoi mène une
telle affirmation, sinon à définir un ETAT EN SOI, un Etat
extérieur à la société, extérieur à
la lutte des classes. Qu'est-ce que l'Etat en général" sinon une
abstraction idéaliste, hégélienne ! Or rappelons que
l'Etat n'est que la résultante de la lutte des classes et la traduction
de la domination économique d'une classe au niveau politique. Donc ne
pas briser "l'État en général" est une ineptie, car l'Etat
est toujours l'Etat de la domination d'une classe sur les autres. Mais cela
vient à point, lorsqu'on considère au sein de l'Etat deux
fonctions : la fonction de domination et la fonction d'organisation,
relativement indépendantes l'une de l'autre et, entretenant dans l'Etat
actuel des rapports contradictoires (27). La seconde est aujourd'hui pervertie
par la première du fait de l'unité Etat-monopoles. Briser l'Etat
capitaliste signifie briser cette unité, ce "mécanisme unique"
par la prise du pouvoir par les travailleurs. Ne pas briser "l'Etat en
général", c'est conserver la fonction d'organisation, fonction
qui transcende la lutte des classes, fonction immanente à toute
société. Dès lors, pour transformer la
société, il suffit d'orienter la fonction d'organisation vers des
buts qui sont présentés comme étant "naturellement" les
siens. "L'Etat devient alors une forme supérieure de maîtrise
collective de toute la vie sociale. Dans le socialisme, l'Etat
organisera (#) (28)". En rompant le "mécanisme unique"
Etat-monopoles, on réconcilie fonction de domination et fonction
d'organisation, car la fonction de domination est assurée alors par et
au profit des travailleurs, donc d'une "large majorité" et elle a
vocation à disparaître pour laisser place nette à la
fonction d'organisation elle-même vouée à l'extinction. Or
en parlant d'extinction, les marxistes, et Lénine l'a bien
souligné (29), envisageaient l'extinction de l'Etat prolétarien,
l'Etat bourgeois lui était supprimé.
(26) - J. CARON et P. BLOTIN - Parti, Etat, transition au
socialisme in Nouvelle Critique 1974 n°75 p.8.
(27) - J. CARON et P. BLOTIN - article précité
p.5 et 6. (28)
(28) - Les communistes et l'Etat - précité
p.167.
(+) - souligné par les auteurs.
(29)- L'Etat et la révolution p.21 et s. Ed. du
Progrès Moscou 1967'
Aussi rien d'étonnant, lorsqu'on nous
présente "/'État des monopoles.., comme un rouage
économique, qu'un nouveau manipulateur - un gouvernement
démocratique - peut immédiatement utiliser (#) (30)" ou
encore "le socialisme n'est rien d'autre que le C.M.E. transformé,
reconverti au service du peuple tout entier (31)" Il est inutile de briser
l'Etat puisquW peut ".servir" immédiatement, il est prêt, il ne
lui manque que le bon dirigeant.
Par cette séparation fonctionnelle au sein
de l'Etat, on constate finalement que le P.C.F. a oublié que les choses
n'avaient de réalité qu'en mouvement, or en opérant
arbitrairement des distinctions, le P.C.F. retire aux éléments
considérés leur mouvement pour en faire des abstractions creuses
et figées. Que peut-être une fonction de domination sans fonction
d'organisation. Rien, même si entre elles, on établit des rapports
contradictoires, car l'Etat est un et ne peut-être
appréhendé que dans le cadre de cette unité.
En.procédant ainsi, le P.C.F. pratique une distinction
idéologique semblable à celle des juristes qui dissimulent
l'unité du pouvoir d'Etat en séparant pouvoir législatif,
pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire. Certains communistes succombent
parfois aussi à cette idéologie de la séparation des
pouvoirs. Ainsi; M. SIMON, à propos du Manifeste de Champigny (32),
parle d'un "enrichissement de la théorie de l'Etat en régime
socialiste" car "sous le socialisme, la distinction bourgeoise entre
l'exécutif et le législatif.. conserve une signification
fonctionnelle (33)".
(30) - F .HINCKER in Nouvelle Critique 1966 n°176
p.20-21 précité. (+)-souligné par nous
(31)- G. COGNIOT in "Lénine et la Science Politique"
Conférence prononcée à l'institut M. THOREZ le 23/10/1969
- p.10.
(32) - Manifeste du Comité Central du PC
Champigny/Marne 5.6/12/68 "Pour une démocratie avancée, pour une
France socialiste" Supplément au bulletin de propagande n°7 -
Novembre Décembre 1968.
(33) - M. SIMON in " Socialisme, Démocratie et
Epanouissement de la personne "Conférence donnée à
l'Institut M. THOREZ le 17 Avril 1969 - p.18.
Il faut remarquer que c'est progressivement et en
grande partie parallèlement à l'affinement de la théorie
du CM.E., que le P.C.F. s'est écarté de cette
nécessité de briser l'Etat. Ainsi en 1959, il lui apparak encore
nécessaire de détruire l'appareil oppressif d'Etat en
préconisant "l'abolition de l'armée, l'épuration de la
police (34)".
En 1961, on présente le passage au
socialisme comme étant toujours un bond révolutionnaire qui
"implique OBLIGATOIREMENT la destruction de la vieille machine d'État
(35)
C'est à partir des années 64-66 que
l'évolution se fait sentir. Désormais, si l'on parle de changer
l'Etat, ce n'est pas pour envisager sa suppression, mais sa
démocratisation en rompant le "mécanisme unique
Etat-monopoles".
Cependant, jusqu'en 1968-69, la dictature du
prolétariat est toujours présente dans le discours du P.C.F.
(36). Mais, nous en reparlerons ultérieurement.
2) - Pourquoi la nécessité de briser
l'Etat ne présente plus à l'heure actuelle un
intérêt primordial pour le changement révolutionnaire ?
L'affirmation selon laquelle nous serions rentrés dans "une nouvelle
ère révolutionnaire" nous paraît constituer plus un
raccourci qu'une réponse acceptable. Aussi, pensons nous qu'il faut se
pencher sur cette question en considérant la continuité de
l'analyse du C.M.E. et de la nouvelle société à
construire. L'accaparement de l'Etat par une clique de monopoleurs. a pour
conséquence que l'immense majorité des français sont leurs
victimes, et désirent donc unanimement le changement.
Nous avons déjà remarqué que
cette analyse ne rendait pas compte de la complexité de l'Etat. Elle ne
tient pas compte des contradictions existant à l'intérieur de la
bourgeoisie, entre bourgeoisie non monopoliste et bourgeoisie monopoliste et
pour cette dernière, des contradictions entre les différentes
fractions du capital monopoliste (capital bancaire, capital industriel). C'est
au travers de l'Etat que la bourgeoisie assure son unité, et sa
domination sur les autres classes. En outre, on ne peut ainsi retrouver
à l'intérieur de l'Etat l'expression de la lutte des classes et
on escamote le problème de la place des nouvelles couches
salariées non ouvrières dans cet antagonisme.
(34) - Thèses XVème congrès 1959
déjà cité p.34 et s.
(35) - Projet de thèses XVIème congrès
Mai 1961. Supplément au bulletin de propagande et d'information Mars
Avril 1961 n°35 p 30-31.
(36) - XVIIème congrès 1964
Supplément à France Nouvelle n°970 XVIIIème
congrès 1967 Supplément au bulletin de 1'Elu communiste Manifeste
de Champigny 1968 déjà cité.
Ces nouvelles couches constituent-elles une nouvelle
classe, une classe moyenne qui a vocation à absorber l'ensemble du corps
social, ou appartiennent-elles pour partie à l'une ou/et l'autre des
deux classes fondamentales ?
En affirmant que ces "couches intermédiaires
salariées" n'appartiennent à aucune classe, mais qu'elles se
"rapprochent de plus en plus de la classe ouvrière" (37), le P.C.F. ne
répond pas à ces questions. Pie encore, en affirmant cela, il les
place une fois encore à l'extérieur des luttes de classe. Nicos
POULANTZAS (38) montre que ces nouvelles couches salariées appartiennent
à une petite bourgeoisie ; qu'il qualifie de nouvelle petite bourgeoisie
pour la distinguer de la petite bourgeoisie traditionnelle: La petite
bourgeoisie est confrontée à l'antagonisme fondamental opposant
classe ouvrière et classe bourgeoise, dès lors cela ne peut
rester sans conséquences sur les positions de classe (39) prises par
cette petite bourgeoisie. La petite bourgeoisie traditionnelle tend à se
prolétariser de plus en plus, mais conserve toujours ou
n'abandonne que progressivement ses positions de classe bourgeoise. La nouvelle
petite bourgeoisie adopte des positions de classe différentes selon
qu'il s'agit de la fraction de la nouvelle petite bourgeoisie du secteur public
ou de celle du secteur privé (Ingénieur, cadre, Technicien), la
première se rapprochant de la classe ouvrière, alors que l'autre
adopte des positions de classe bourgeoise (40).
On se rend compte, dès lors, que le fait
d'amalgamer tout ce qui n'est pas monopoliste dans un ensemble favorable au
changement (les fameux 80 % de français ayant OBJECTIVEMENT
intérêt à la suppression des monopoles) représente
une prouesse d'une hardiesse théorique peu commune pour des marxistes.
"Objectivement situé" pour lutter contre les monopoles, il suffit de
leur dire où est leur intérêt pour que ces 80 % le
comprennent et agissent en conséquence ...!
(37) - Le C.M.E. Traité marxiste d'économie
politique précité p.237-238.
(38) - N. POULANTZAS "Les classes sociales dans le
capitalisme aujourd'hui" - précité.
(39) - N. POULANTZAS précité p.16 "distinction
entre détermination structurelle de classe et position de classe dans la
conjoncture".
(40) - Voir pour appréciation différente C.
BAUDELOT et R. ESTABLET J. MALEMORT "La petite bourgeoisie en France"
Maspéro 1974. Ces auteurs estiment que l'immense majorité de ce
salariat de cette nouvelle petite bourgeoisie appartient au prolétariat
qu'ils estiment au 2/3 de la population active
L'Etat pouvant servir immédiatement un
gouvernement démocratique désigné par une large
majorité de français ayant "accédé à la
conscience',' il devenait inutile de conserver la dictature du
prolétariat qui ternissait l'image de marque du P.C.F. eu égard
aux événements en U.R.S.S.
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