B. L'exemple du groupe de recherche et de création
« e-toile »
L'éclatement spatio-temporel de la
représentation.
« L'ici et maintenant » du spectacle,
éclaté au profit d'un « au-delà » de la
scène. Ce pourrait être le credo du groupe e-toile si l'on voulait
tenter de résumer en une phrase son activité. Les choses ne sont,
bien entendu, pas aussi simples.
La première expérience d'e-toile que nous
étudierons, Côté noir / côté blanc ,
est une pièce de théâtre exclusivement écrite pour
Internet. La seconde, Bals, est une expérience
chorégraphique interactive présentée dans un même
temps à un public dans un théâtre (Marché aux
Grains, théâtre de Bouxwiller) et sur Internet.
Nous tâcherons avec ces deux exemples de cerner les
questions posées mais aussi de proposer des amorces de réponses
aux questions posées par l'utilisation de l'outil Internet et du «
levier réseau informatique en général » sur une
scène de spectacle.
90 Fouquet Ludovic, De la boîte à
l'écran, le langage scénique de Robert Lepage. Thèse
sous la direction de Mme Béatrice Picon-Vallin, Université de
Nanterre, Paris X, Ecole Doctorale Lettres, Langues, Spectacles, 2002, p.1
1.
1. Côté noir / Côté blanc
91
a) Un récit initiatique : La page web comme « espace
partagé ».
Cette expérience théâtrale fut
présentée à la Cité des sciences de la Villette
à Paris du 23 au 29 septembre 2002 dans le cadre de « Villette
numérique ».
Elle fut créée et uniquement visible sur
Internet en novembre 2001. Les « streaming », envois vidéo sur
le web, étaient réalisés à heures fixes depuis La
Filature, Scène nationale de Mulhouse (voir photos annexes 7 A, page
IX). Chacune des expériences « envoyées » sur Internet
était issue d'une captation vidéo réalisée trente
minutes avant que l'expérience soit accessible au public
d'internautes.
Sans retoucher en aucune façon la prise de vue sur le
jeu de la comédienne, les techniciens d'e-toile ajustaient les actions
de jeu du vivant de la comédienne avec les éléments
intervenant sur la page web. Ainsi, par exemple, lorsque la comédienne
intimait l'ordre aux internautes de « cliquez tous sur le bouton rouge !
»92, un point rouge apparaissait simultanément sur la
page web. Ce point rouge ou divers autres éléments apparaissant
offraient à l'internaute des possibilités d'interaction avec le
spectacle. Nous étudierons ces systèmes et ce choix d'interaction
dans le second point de ce travail. Cette opération ne fut pas
réalisable, à ce moment là, en temps réel pour des
raisons techniques de synchronisation entre l'envoi du flux vidéo
filmé et les éléments de la page web. Chaque ordinateur
d'internaute connecté au spectacle ayant ses caractéristiques de
puissance personnelle, le risque était qu'il y ait un décalage
entre le jeu de la comédienne et les éléments
programmés de la page web.
Il est tout de même important de noter que ces
contraintes techniques n'enlevèrent aucun intérêt aux
questions posées et aux éléments de réponses
dégagés puisque le direct n'était pas ici en question. Il
s'agissait plutôt d'interroger l'espace de la page web en tant que lieu
scénique ainsi que le récit interactif.
Le personnage principal de Côté noir /
Côté blanc était joué par une
comédienne. Les autres personnages étaient des
éléments de la page web93. Concrètement,
à
91 Aussi appelé par e-toile : CN
/CB
92 Voir annexes 7 B, page X, Côté
noir / Côté Blanc
93 Voir annexes 7 C, page XI Côté
noir / Côté Blanc
quoi assista l'internaute qui se connecta au jour et à
l'heure de l'expérience Côté noir / Côté
blanc ?
Un personnage de chair et de sang se retrouvait dans un
univers double, clairement évoqué par le titre du spectacle, pris
à parti par des éléments composant la page web (barre
d'outil, de statut etc.) et des éléments de sa
réalité physique tels des cadres de bois ou divers accessoires
comme un nez rouge ou des dès94. L'esprit de l'Internaute se
cristallisait dans ce personnage égaré joué pour la
création du spectacle par la comédienne Catherine Tartarin
(comédienne issue du Théâtre National de Strasbourg).
La page Internet, entièrement noire, mis à part
le navigateur gris-clair, comportait une « ouverture » sur une
fenêtre vidéo (Voir annexes 7 C, page XI). Cette fenêtre
vidéo ne se contentait pas, bien entendu, de diffuser la
comédienne et son jeu. La vidéo et son support, la page web,
s'interpénétraient, se répondaient, se bousculaient.
Lorsque, par exemple, la barre de tâche, dans le haut de la fenêtre
Internet, interpellait le vivant, un haut-parleur descendait de la barre en
question et une voix s'adressait à la comédienne (au vivant).
Celle-ci répondait et s'en suivait alors une discussion étrange
entre un être vivant et un espace virtuel qui l'entourait.
Dans la progression dramaturgique de la pièce, le
personnage incarné par la comédienne allait rencontrer nombre
d'autres « créatures étranges » qui allaient lui donner
la réplique. L'Internaute serait amené à faire des choix
et à répondre (ou pas) à des injonctions du personnage
incarné sur la scène-web. Il est, dans un premier temps et pour
commencer l'étude de cette création, intéressant de noter
que le rôle principal se nomme « le fantôme ». C'est
certainement là, dans ce personnage que se trouve une des clefs de cette
création.
Le fantôme au théâtre est comme le
révélateur « (...) de quelque parole secrète
chargée d'un savoir que seul [il] nous livrerait (...)
»95. Ce personnage troublant semble en quête de
lui-même. Il est, de par son double statut réel / virtuel,
l'étrange, la « non-incarnation » de nos angoisses face
à l'écran qui ici fait office de scène. Il est là,
sous nos yeux et pourtant, il figure l'absence de l'autre. En effet,
l'internaute face à son écran est seul et c'est seul qu'il vit
cette expérience. Son statut de spectateur actant n'est pas clair, les
frontières s'effritent entre sa place de regardeur
94 Voir annexes 7 D, page XII, Côté
noir / Côté Blanc
95 Monique Borie, Le fantôme ou le
théâtre qui doute, Actes sud. Académie
expérimentale des théâtres, 1997, page 9.
et les choix d'actes qui lui sont proposés par un
être de chair et de sang « virtuellement présent ».
Le fantôme de Côté noir /
Côté blanc est la « (...) figure par excellence de la
présence de l'invisible »96 . Là, dans
Côté noir / Côté blanc, nulle incarnation.
Le mouvement de va et vient du théâtre, incarnation /
désincarnation semble, dans cette création, résolument du
côté de la désincarnation, du côté de l'autre
monde, du côté de l'impalpable, de l'image dans une petite
boîte (l'écran de l'ordinateur). Le « non actuel »
apparaît comme le seul temps en vigueur.
Non actuel dans le temps de la réception du jeu (temps
écoulé entre l'acte réalisé et l'acte
représenté). Non actuel dans le temps de jeu et la situation du
jeu (une page web). Le temps du jeu est en effet éclaté (Cf
supra, partie 1, p. 28).
La représentation du vivant qu'offre la fenêtre
vidéo sur la page Internet retransmettant l'expérience
présente en action un être, « le fantôme »,
égaré dans un espace de double réalité : la
scène, celle qui est jouée dans un espace réel avec la
comédienne, entourée d'une machinerie théâtrale
classique de cordes et de cadres de bois97 et les
évènements extérieurs à l'espace réel
(actions / réactions de l'univers de la page web) tels des zones «
cliquables », liens hypertextes, etc.
Ces évènements extérieurs, virtuels car
non présents dans le temps de jeu de l'actrice lors de l'enregistrement
vidéo, étaient malgré tout déterminants. La
comédienne se devait de tenir compte de leur absence et de jouer avec
ces « créatures virtuelles » (Liens hypertextes, barre d'outil
et barre de statut prenant la parole grâce à un porte voix...) qui
lui donnaient la réplique... Plus tard, ailleurs.
Tous les éléments interactifs ou simplement de
personnalisation de la page web n'étaient pas représentés
sur scène durant le temps du jeu mais la comédienne avait des
directions de temps et d'espace pour que, dès que la vidéo serait
placée dans la page Internet, ses mouvements de têtes et autres
agissements semblent répondre et suivre précisément les
actions du monde virtuel98. La page web et sa «
personnalité » étaient alors le creuset de l'émotion
et des interrogations du vivant de la comédienne.
96 Ibidem
97 Voir annexes 7 E, page XIV, Côté
noir / Côté Blanc
98 Voir annexes 7 C et 7 F, page XI et XV
Côté noir / Côté Blanc
Ici, nous pouvions parfois avoir l'impression étrange
que « (...) le corps s'insère dans le virtuel comme par effraction
»99. C'est, en effet, un sentiment de déchirement entre
deux espaces mis en présence que procure l'incursion du vivant (la
comédienne) au sein d'un ailleurs (Internet). La page web, deviendrait
donc, dans le cas de cette création, un « espace partagé
», espace d'une rencontre, d'actions, d'interactions entre deux mondes ?
Le lieu où le virtuel et le réel, deux univers
diamétralement opposés100, s'associent et
créent ensemble un « tiers-univers » avec ses codes de
représentation particuliers.
Les ombres et les tensions entre matériel et
immatériel, visible et invisible sous- tendent bon nombre
d'interrogations au théâtre. Nous retrouvons dans ce travail,
comme chez Lepage ainsi que chez de nombreux autres créateurs, la
même inquiétude plus ou moins marquée, la même
conscience que nous pouvons résumer par la phrase d'Eliphas Lévi
cité par Régis Debray101 : « Il n'y a qu'un dogme
en magie : le visible est la manifestation de l'invisible ». Bien entendu,
dans notre travail, la magie est le théâtre. Dans
Côté noir / Côté blanc l'invisible est au
coeur même de la création. La comédienne doit, nous l'avons
vu, avoir sans cesse conscience de cette part invisible de l'action. C'est avec
cet invisible qu'elle joue. Il est son partenaire de travail. Lui donner du
crédit dans son « tour de jeu », c'est le rendre plus
présent lors de la réalisation finale (« montage » de
la vidéo dans la page web). C'est bien de cela dont nous parle ce
spectacle. Il nous raconte les limites, parfois floues, entre la
présence et l'absence. L'outil Internet, ainsi utilisé, renforce
ce propos et élargit cette question des lisières entre l'actuel
et le virtuel, l'ici / maintenant du théâtre et l' « ailleurs
/ plus tard » possibles grâce à la technologie.
Il est encore un élément particulier à
cette création : l'action dramatique est ici à l'intérieur
même du levier. La scène finale est l'écran d'ordinateur.
Le levier sur cette scène est le potentiel même du levier
utilisé à savoir l'ordinateur et le réseau. Ce qui conduit
le spectateur (internaute) vers un au-delà de la scène
(l'écran d'ordinateur) c'est le propre langage scénique
(graphique, technique) du levier. Une des caractéristiques majeures de
ce langage, employé ici à des fins spectaculaires, est
99 Philippe Quéau. « Corps virtuels.
Croire ou voir » in PUCK n° 9, Editions Institut
international de la marionnette. 1996. p. 13.
100 Cf. Gilles Deleuze, Claire Parnet, « L'actuel et le
virtuel » in Dialogues, Champs Flammarion 1996
101 Debray Régis, Vie et mort de l'image, coll.
Folio essais, Gallimard, 1997, p. 43.
certainement l'interactivité proposée au
spectateur. Dans chacune des expériences d'e-toile cette
interactivité, utilisée dans le développement
dramaturgique du spectacle, est différente, mûrement
réfléchie et adaptée au projet.
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