Deuxième partie : exemples d'utilisation
contemporaine de « leviers ».
Dans la seconde partie de ce travail nous tâcherons de
définir, ou tout au moins, de cerner les enjeux et problématiques
que pose l'utilisation du « levier vidéo » et du « levier
nouvelles technologies » sur la scène au travers de deux exemples
concrets. Notre premier exemple est le travail du metteur en scène
québécois Robert Lepage, son approche de la scène et son
utilisation des technologies. Nous analyserons, afin de mieux comprendre son
travail, le spectacle La face cachée de la lune.
Notre second exemple est le groupe de recherche et de
création e-toile.
Ce groupe français fondé en 1999 par
Cécile Huet et Yannick Bressan interroge dans ses créations
l'utilisation des réseaux internet et intranet sur la scène. Il
conçoit aussi des spectacles interactifs exclusivement visibles sur
Internet.
Nous comprendrons mieux leurs recherches en nous
intéressant à deux de leur créations :
Côté noir / Côté blanc et Bals.
Nous nous interrogerons, enfin, dans cette seconde partie sur
la mise en abîme de la scène et, plus précisément,
de « l'ailleurs de la scène » dans laquelle nous plonge
l'utilisation du « levier réseau » et vidéo.
Avant de se pencher sur le travail de ces deux «
décortiqueurs » et modeleurs d'images référons-nous
à cette pensée de Régis Debray à relier à
nos deux objets d'études :
« Penser l'image suppose en premier lieu qu'on ne confonde
pas pensée et langage. Puisque l'image fait penser par d'autres moyens
qu'une combinatoire de signes»52. L'image, telle que nous
allons l'étudier dans nos deux exemples, s'enrichit de codes,
d'émotions et d'ouvertures au-delà même du signe. Elle est
un alphabet complexe et, semble-t-il, non finit, à la disposition des
artistes. Les voix de la pensée ouverte sont très clairement
au-delà du signe. Nous tacherons de montrer où elles se situent
et vers où elles vont.
52 Debray Régis, Vie et mort de
l'image, coll. Folio essais, Editions Gallimard, 1997, p. 64.
A . L'exemple de Robert Lepage.
La technologie sur la scène au service de la
poésie.
1. Robert Lepage metteur en scène.
Examinons à présent, à la lumière
du travail du « faiseur d'images » québécois Robert
Lepage, l'utilisation du « levier vidéo / nouvelles technologies
» sur la scène. Voyons, dans un premier temps, comment Lepage
envisage son métier de « metteur en scène.
Il est important, en préambule, de noter que Robert
Lepage n'est pas venu tout de suite à l'emploi de l'outil vidéo,
dans son travail d'homme de théâtre. En effet : «
L'intégration de la vidéo est venue un peu plus tard, parce
qu'elle exigeait des moyens qui n'étaient pas nécessairement
accessibles aux gens de théâtre »53
C'est l'influence du théâtre international et
européen qui va amener Robert Lepage à un théâtre
d'image (Bausch, Wilson).
Les points d'ancrages de cet homme complexe ne sont pas
aisés à fixer dans des limites précises. Metteur en
scène, auteur scénique, comédien, cinéaste, Lepage,
homme de théâtre, échappe à toutes les tentatives de
le cataloguer, de le cerner, de le restreindre. Néanmoins nous avons pu
relever des constantes dans ce travail riche et atypique.
Il nous a semblé pouvoir dégager trois pistes
constantes dans le travail de Lepage : le texte, la scène, la
technologie. Il est évident que ces trois points
s'interpénètrent mais les isoler en permet une lecture plus
claire.
53 Cf. Robert Lepage « Du thêatre d'ombres
aux technologies contemporaines » in Les écrans sur la
scène, sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, Editions
L'age d'homme 1998, pp. 325-332.
Le texte :
C'est dans un premier temps son rôle et son regard
d'acteur qui, dans ses créations, prime tant au niveau du choix du texte
que des prises de parties artistiques :
« En tant qu'acteur, mon intérêt pour Hamlet
est ancien, mais il ne s'agissait pas de proposer une interprétation de
plus. Mon défi se situait plutôt au niveau de la narration, dans
sa façon de donner le texte : je voulais « raconter » Hamlet
et non le jouer »54. Pour Lepage, l'image scénique est
un « composé d'images »55 multiple comme autant de
portes à passer pour aller vers un sens subtil du texte. Cette
compréhension du texte passe, d'après lui, par une lecture
éclatée de la pièce notamment grâce à
l'utilisation des techniques (nouvelles et autres) mais aussi par une
recomposition, par le spectateur, d'un sens qui lui est propre.
Lepage va plus loin encore et souhaite faire «
éclater la lecture du spectateur », lui donner à voir (lire)
plus que ses yeux ne lui offre dans une première lecture, en d'autres
termes, il souhaite faire entrer le spectateur dans le texte par des portes
multiples, inattendues, surprenantes, inusitées.
Sans aller jusqu'à la vision de Claude Régy pour
qui le spectacle est situé au delà des yeux du spectateur, il
semble certain que Lepage désire, par le recours à l'imaginaire
du spectateur, l'entraîner dans un monde intérieur d' «
éblouissement, [de] plaisir, [de] beauté des images
scéniques »56 qui ouvrira immanquablement le spectateur
à un autre regard sur le texte présenté.
Cette exigence semble être un des « leitmotiv
» de Lepage : donner à voir (comprendre) un texte autrement par une
lecture entre les lignes, une relecture.
Ce « texte matière première » est
composé d'une façon particulière qui dès sa
genèse intègre le spectateur et son regard. Ainsi Lepage dit
à propos de l'écriture de ses spectacles :
« Il faut inviter le spectateur sur scène. (...) Le
spectateur participe parce que le spectacle se développe à son
contact. (...) c'est à la suite de la confrontation avec le
54 Robert Lepage, « Eloge de la technologie
bancale » in Puck n°9, Editions Institut International de la
Marionnette, 1996, p. 39.
55 Fouquet Ludovic, De la boîte à
l'écran, le langage scénique de Robert Lepage. Thèse
sous la direction de Mme Béatrice Picon-Vallin, Université de
Nanterre, Paris X, Ecole Doctorale Lettres, Langues, Spectacles, 2002, p. 8.
56 Ibidem p. 9.
public qu'on écrit. On n'écrit pas pour lui
faire plaisir mais on écoute ce qu'il a à nous renvoyer. (...)
» 57
En utilisant ce processus de création Lepage se
positionne à rebours d'un processus de création classique.
L'écriture textuelle ne préexiste pas dans une forme aboutie,
elle est à inventer jusqu'au dernier jour, la première du
spectacle, et reste encore après cette première sujette à
modifications, changements et autres développements.
« Pour moi, (...) la première, c'est le premier
jour d'écriture, c'est là que ça commence, tout le reste
n'est finalement qu'un travail préparatoire. »58
Nous venons de situer une des premières
préoccupations de Lepage dans son engagement de metteur en scène
à savoir la primauté du texte et un désir de le montrer
autrement, mais pas le désir d'un texte pré-établi : la
primauté va au texte en devenir. Lepage met alors en place une technique
de travail qui tient beaucoup du « work in progress », de
l'élaboration et de la construction du travail artistique durant la
réalisation de l'oeuvre. Un « work in progress »,
écriture vivante, dynamique, c'est ce que semble privilégier
Lepage. En effet, elle lui octroie la souplesse et la réactivité
dont il a besoin dans l'écriture de ses spectacles.
« Il importe moins de produire un objet fini, une chose
close, définitive, que de travailler à une oeuvre en train de
s'organiser »59.
L'approche de Lepage comme metteur en scène est, par le
texte et sa construction, une expérience perpétuelle, un
processus de création sans cesse réactivé. Depuis quelques
années il est arrivé à Lepage de partir de textes
écrits pour, monter et construire ses spectacles. Il faut tout de
même noter que, pour lui, de prime abord, le texte figé est trop
souvent un compte rendu, le « fantôme d'un événement
qui s `est passé »60 . Il est évident que cette
vision du texte « pré-écrit » entre en opposition avec
celle, plus proche de lui, où celui-ci se construit sans cesse. Lepage
cherche à se débarrasser du préjugé de la «
centralité » du texte61, il cherche à le
rendre
57 Hivernat Pierre, Véronique Klein, «
Histoires parallèles. Entretien avec Robert Lepage » in Les
Inrockuptibles, n°77, 1996. pp. 30, 31.
58 Ibidem pp. 30, 31.
59 Hébert Chantal et Irène
Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de
l'image, l'Harmattan, 2001, p. 57.
60 Ibidem p. 57.
61 Cf. ibidem p. 57.
mobile, mouvant en accord avec la création et le temps de
création. L'un et l'autre, texte et création scénique,
sont intimement liés dans un même processus.
La scène :
Ce sont les « multiples reflets de la scène
»62 que souhaite convoquer Lepage sous les yeux du spectateur,
faire éclater l'unité du plateau sans jamais oublier de laisser
entendre le texte, point important de son activité de créateur
nous l'avons vu.
La scène lepagienne est le lieu, majeur, où vont
prendre forme les chemins multiples offerts à l'attention et à
l'imagination du spectateur. Le désir du metteur en scène, dans
son rapport à la scène et la lecture qui en est faite par le
public, est très justement présenté par Ludovic Fouquet:
« (...) la relation à la scène [mêle] acuité du
regard et recours à l'imaginaire (...) »63.
La scène est donc, pour Lepage, le lieu de l'entre-deux
où le virtuel et le réel s'entrechoquent. C'est au sein de cet
espace qu'est convoqué la « réalité
intermédiaire »64 . Un lieu où la «
pensée du voyageur conserve sa puissance active, créatrice
»65 . Si il est une constante, essentielle et forte, pour
Robert Lepage, il s'agit de la pré-existence du plateau scénique.
C'est sur et pour cet endroit, symbolique donc complexe que tout se pense
d'abord. « Nous voudrions nous intéresser à la
manière dont est pensé ce plateau scénique, comment il est
porteur d'une mission essentielle, vecteur premier de la
célébration qu'est le théâtre pour Lepage
»66 . Le terme de « célébration » pour
parler de la scène chez Lepage nous semble ici des plus justes. Il
s'agit bien, sur la scène et par elle, de célébrer,
d'exalter, de louer, avec éclat l'action de la scène et de la
rendre le catalyseur, par la force de cette célébration, de
visions intérieures fortes. Célébrer, c'est aussi
accomplir
62 Fouquet Ludovic, De la boîte à
l'écran, le langage scénique de Robert Lepage. Thèse
sous la direction de Mme Béatrice Picon-Vallin, Université de
Nanterre, Paris X, Ecole Doctorale Lettres, Langues, Spectacles, 2002, p. 8.
63 Ibidem p. 9.
64 Philippe Quéau, « Les frontières
du virtuel et du réel » in Esthétique des Arts
médiatiques, de Louise Poissant, t 1, Presses de
l'Université du Québec, Montréal, 1995, p. 351.
65 Hébert Chantal et Irène
Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de
l'image, l'Harmattan, 2001, p. 60.
66 Fouquet Ludovic, De la boîte à
l'écran, le langage scénique de Robert Lepage. Thèse
sous la direction de Mme Béatrice Picon-Vallin, Université de
Nanterre, Paris X, Ecole Doctorale Lettres, Langues, Spectacles, 2002, p.1
1.
solennellement. L'acte scénique chez Lepage est
empreint de solennité. Il est réfléchi et mûri. Il
nécessite un engagement total des acteurs et des autres protagonistes de
la scène. La scénographie est très importante dans son
travail. Elle se doit d'être habile, étonnante. Le jeu de la
surprise et ses constituantes est, sur la scène « lepagienne
», sans cesse réinventés. C'est « (...) Une
capacité à créer de la magie avec peu de chose et dans des
contrepoints visuels étonnants »67 qui confère
à cette scène une atmosphère si séduisante et
parfois aussi étrange. C'est probablement l'une des clefs qui explique
que l'on parle souvent de magie pour qualifier les créations de Lepage.
L'emploi de leviers technologiques (vidéo) entre bien entendu sur la
scène dans cette logique. La scène est transversale. Elle est un
pont entre deux rives. Les artifices utilisés, quels qu'ils soient,
technologiques ou autres (comme les marionnettes), ne se cachent pas, ils se
transforment. Comme par magie.
Pour conclure ce point concernant la scène chez Lepage
il nous semble important de rappeler et d'insister sur le fait qu'elle est le
lieu où tout se fait, tout se crée, tout a lieu. Elle constitue
« les viscères où a lieu le développement de
l'embryon et du foetus »68 : la matrice.
La technologie :
Une des clefs qui semble être la démarche de
Robert Lepage pour concevoir ses mises en scène et son rapport aux
nouvelles technologies réside certainement dans le rapport qu'il
entretient avec elles. Il importe de souligner que l'« impact
poétique » véhiculé par les (nouvelles) technologies
sur la scène permet à l'effet sensible, porté par la
scène, d'être accessible immédiatement en donnant un corps
(de lumière) aux rêveries et aux visions du metteur en
scène. C'est l'immédiateté de « l'impact
poétique » provoqué par la scène et son dispositif
qui est un des éléments qui pousse Lepage, dans ses mises en
scène, à utiliser les (nouvelles) technologies.
Ce sont l'ingéniosité technique et l'utilisation
de points de vues originaux qui sont, ensemble, partagés avec (par) le
public, pour aller vers une force scénique qui nous entraîne dans
un dévoilement du texte inattendu.
67 Ibidem, p.10.
68 « Matrice », in Le nouveau petit Larousse grand
format en couleur, ed Larousse, Bordas, 1998.
« Je voulais entrer dans la pièce par une porte
différente, pour voir comment les nouvelles technologies -ainsi que les
plus anciennes- nous amènent à une nouvelle lecture du texte
»69 . Le « levier nouvelle technologie » est, chez
Lepage, un exemple fort intéressant dans le cadre de notre recherche. En
effet, ce levier utilisé parallèlement à une forte
recherche textuelle propose au spectateur d'entrer dans une dimension
extra-spectaculaire. Le levier est, dans le cas de Lepage, une vraie porte vers
l'au-delà, une fenêtre qui offre la vision d'un ailleurs de la
scène, un « au- delà du sens »70 . Il est
frappant de constater avec quelle simplicité apparente la technologie
prend place dans ses spectacles. Pourtant, pour lui, la technologie n'est pas
d'un emploi aisé sur la scène et son utilisation est parfois un
échec. Lepage nous dit à ce sujet : « Parfois la rencontre
de la technologie et du texte est heureuse, parfois elle ne l'est pas (...)
»71.
Comme nous l'avons noté, Lepage souhaite employer les
nouvelles technologies pour nous présenter un envers du décors,
ou plus précisément, un envers du visible. Toutes les portes
ouvertes par la technologie sur la scène ont pour objectif avoué
de donner accès au spectateur à une autre lecture de la
pièce jouée sous ses yeux. Lepage exprime très clairement
cette volonté lorsqu'il dit : « Le fait d'utiliser les nouvelles
technologies nous fait découvrir que peut-être la pièce
raconte des choses qu'on n'imaginait pas » 72 . Une fois de plus, Lepage
parle de l'imagination comme le moteur d'actions ou/et de réalisations
scéniques.
I-magi(e)-nation. Voici donc, pour
l'implication de la technologie dans les créations de Lepage, un
maître-mot.
Le levier technologique est donc cet outil qui permet à
Lepage d'accéder et de faire accéder le spectateur à un
nouvel éclairage sur le texte par un voyage intérieur.
Il reconnaît la difficulté et la
nécessité expérimentale relative à l'emploi des
nouvelles technologies sur la scène. Pour bien comprendre avec quelle
rigueur et quelle précision Lepage entend l'utilisation du levier
technologique, il est intéressant de constater que celui-ci compare cet
emploi à celui d'un « nouvel instrument de
69 Robert Lepage, « Eloge de la technologie
bancale », in Puck n°9, Editions Institut International de
la Marionnette, 1996, p. 39.
70 Régy Claude, L'ordre des morts,
édition Les solitaires intempestifs, 1999, p. 54.
71 Robert Lepage, « Eloge de la technologie
bancale », in Puck n°9, Editions Institut International de
la Marionnette, 1996, p. 39.
72 Ibidem, p. 39.
musique »73 qu'il est nécessaire
d'explorer pour en définir les codes d'utilisations et les limites.
Un autre point important est à souligner. Lepage
affirme : « [Les] moyens techniques (...) rendent le contact avec le
public plus intime»74. Cela peut sembler à-priori
paradoxal. En effet, comment l'image projetée d'un acteur peut rendre le
contact de celui-ci avec le public plus intime que si le comédien
était réellement là, en chair et en os ? Lepage, par
l'utilisation d'écrans, de gros plans et d'autres techniques,
judicieusement employées, utilise les codes et les systèmes de
l'amplification cinématographique. C'est dans cette amplification,
changement d'échelle et autres jeux de perceptions, qu'il met en place
une façon de se rapprocher du spectateur. La technique, ainsi
utilisée, lui permet de scruter l'intime du comédien (battement
de cils, expression du regard, etc.) et place le spectateur dans un rapport
inhabituel à la scène et à ces protagonistes. Les deux
dimensions des écrans, leur élargissement, de même que
l'impalpable de l'image renvoient à une nouvelle intimité de la
scène et des spectateurs. Pour le spectateur, l'intimité avec le
corps absent, le corps fantasmé, le corps représenté, n'en
est que plus forte, plus troublante. Pour saisir un peu mieux ce trouble des
sens, du désir et de la fascination de l'image sur la scène
lepagienne, ainsi que chez d'autres metteurs en scène utilisant
sensiblement les mêmes techniques, David Le Breton avance, à ce
propos, des pistes des plus pertinentes lorsqu'il écrit : « La
séduction ici est radicale en ce qu `elle élimine absolument la
chair pour se donner comme une trame d'apparence (...) »75.
C'est en brillant par son absence que le corps se fait désirable et
étrangement proche, très proche, dans notre imagination. En nous
donc. L'intime est certainement là, entre notre perception d'une image
sur la scène et la traduction qu'en donnera notre esprit de spectateur ;
entre nous et nous-même se niche l'intime que Lepage déclenche par
le truchement du levier (nouvelle) technologie.
Nous venons d'examiner les trois points qui, dans
l'activité de Lepage metteur en scène, nous semblent primordiaux
: le texte, la scène et la technologie. De plus un autre
élément apparaît en filigrane dans les trois autres. Ce
quatrième élément est celui qui confère à la
scène lepagienne ses caractéristiques et particularités.
Il s'agit
73 Ibidem p. 39.
74 Ibidem p. 39.
75 Le Breton David, « La cybersexualité ou
le corps en disquette », in L'Adieu au corps, Editions
Métailié 1999, p.168.
d'une poésie immédiatement perceptible, pleine
de tendresse et d'humour mais qui porte aussi, derrière le masque du
sourire ou du rire, un regard extrêmement critique sur notre monde
contemporain.
S'il est une évidence à retenir, pour conclure
cette première partie de notre étude consacrée à
Robert Lepage, c'est la complexité étonnante au centre de
laquelle il se situe en tant que praticien de
théâtre76. Texte, scène, technologie sont trois
éléments rassemblés lors de la convocation
théâtrale pour aller vers un seul but : passer « du chaos au
cosmos, du désordre à l'ordre (...) »77.
Apparente complexité fort étonnante, en effet, lorsque l'on
assiste à une représentation d'un spectacle de Robert Lepage. Sur
la scène, tout semble simple, limpide, couler de soi. La
complexité, qu'elle soit technique ou, plus largement concerne la mise
en scène, n'apparaît que très peu. C'est certainement un
des éléments qui rend les mises en scène Lepagiennes aussi
propices à « l'envol de l'esprit » du spectateur. Le levier
technologique n'est qu'un pont offert à la rêverie et à
l'imagination des spectateurs et non la (dé)monstration d'une lourde
machinerie. «Théâtraliser la technologie et non l'inverse
» (Ludovic Fouquet, p. 11, 2002.) semble nous dire en substance Lepage
malgré son utilisation d'une machinerie parfois lourde sur la
scène.
2. La face cachée de la lune.
L'étude que nous allons entreprendre à
présent porte sur La face cachée de la lune, un
spectacle de Robert Lepage conçut en 2000 et présentée par
deux fois au Maillon, à Strasbourg en 2002 et en 2003. Nous nous
fonderont, pour notre étude, sur les deux représentations
Strasbourgeoises.
Dans La face cachée de la lune, Lepage joue
avec un univers en trompe l'oeil mais aussi fantasmagorique pour reprendre un
mot cher à Méliès.
Il est intéressant de noter que « fantasmagorie
» vient du grec « phantasma » qui signifie « apparition
». La première définition que nous donne le Larousse
de fantasmagorie est, au regard du travail de Lepage, encore plus
éclairante : « Art de
76 Cf. Hébert Chantal et Irène
Perelli-Contos, « Un praticien de la complexité : Robert Lepage.
» in La face cachée du théâtre de l'image,
l'Harmattan, 2001, pp. 17-26.
77 Ibidem, p. 32.
faire apparaître des fantômes dans une salle
obscure avec l'aide d'illusions d'optique » 78.
De plus, comme le soulignent Chantal Hébert et
Irène Perelli-Contos, le théâtre de l'image, bien que
remontant bien avant les années quatre-vingt, a vu « (...) la
consolidation d'un langage théâtral imagé à partir
de cette décennie. Fondé sur une écriture scénique
dont la forme ou la disposition signifie moins que les mouvements et les
métamorphoses, ce langage consiste en des images multidimensionnelles
qui, en suscitant des correspondances ou des associations visuelles
illimitées, donne la « parole » au regard du spectateur
»79 . C'est bien dans cette inquiétude que le travail de
Lepage joue d'apparitions lors de ses spectacles dont celui qui nous concerne
ici : La face cachée de la lune. Effectivement, de «
flash-back » en mondes imaginaires, oniriques, de nombreux univers sont
convoqués sur la scène lepagienne. Dans cette profusion de
sensations ludiques, troublantes et envoûtantes, il s'agit bien de faire
parler le regard du spectateur.
Le terme « fantasmagorique », nous l'avons vu
précédemment, s'applique très justement au travail de
Lepage homme de théâtre. N'oublions pas que celui-ci est
également un cinéaste80. Ce terme est d'autant plus
pertinent pour qualifier le travail de Lepage créateur qu'il semble
être le pivot entre les deux « disciplines »,
théâtre et cinéma entre lesquelles Lepage navigue.
Son théâtre « par l'intégration
d'autres univers tels que le cinéma, la vidéo (...) »
redéfinit « (...) un nouveau spectateur, qui tiendrait à la
fois du spectateur de théâtre traditionnel, du lecteur et du
spectateur de cinéma (capacité à lire les didascalies,
à sauter dans le temps, à superposer les informations)
»81 . Pour reprendre une expression de Chantal Hébert et
Irène Perelli-Contos, la scène chez Lepage est comme un «
écran de visualisation »82.
78 « Fantasmagorique », in Le nouveau petit
Larousse grand format en couleur, Larousse, Bordas, 1998.
79 Chantal Hébert et Irène
Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de
l'image, L'harmattan 2001. p.11.
80 « Le confessionnal », 1995 ; « Le polygraphe
», 1997.
81 Béatrice Picon-Vallin (sous la direction
de), Katérina Flora, « Archaos et le piège des images
», in Les écrans sur la scène, Editions L'age
d'homme 1998, pp. 253-255.
82 Chantal Hébert et Irène
Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de
l'image, L'harmattan 2001, pp. 179-195.
Plus précisément dans La face cachée
de la lune, la scène est un univers où les surprises et
étonnements se succèdent sous une forme quasi-filmique par le
découpage des tableaux, les « cut » mais aussi parfois les
sensations de fondues enchaînées par, entres autres, la
lumière, l'emploie de la musique, des projections vidéo...
Sur la scène, l'action est portée par le
comédien Yves Jacques qui, seul, campe l'ensemble des rôles.
Il est, tour à tour, Philippe et André, deux
frères dont les univers de vie sont diamétralement
opposés. Philippe est un universitaire idéaliste, sensible, sans
argent, vivant de petits boulots médiocres. Il est surtout féru
de conquête spatiale. André, lui, est une vedette de la
météo à la télévision. Il est
égocentrique, matérialiste et ne comprend pas l'attitude de son
frère aîné et l'intérêt réel de ses
recherches. L'écart entre deux mondes est posé et se creusera
tout au long du spectacle malgré la tendresse réelle entre les
deux frères qui apparaît fortement lorsque André annonce
par téléphone à Philippe, retenu en Russie pour un
colloque, que celui-ci à une fois de plus échoué à
la soutenance de son doctorat.
La grande force de la mise en scène de Lepage est, ici,
de nous présenter les situations les unes derrières les autres,
dans un enchaînement quasi effréné de type « zapping
», mais sans céder à la tentation de l'image reine.
La démarche qu'il emploie pour construire ses
spectacles avec l'utilisation des nouvelles technologies mais aussi le rapport
qu'il entretient avec elles est certainement l'une des clefs qui chez Lepage
permet d'éviter le piège de l'image creuse, vide de sens, simple
effet, jouer avec la technique et ses dangers :
« Il faut que le spectacle montre son côté
un peu bancal, avec les machines qui parfois font du bruit, tombent, ou ne
fonctionnent pas. Il faut montrer qu'il y a un danger et que ce danger est
réel [...] »83.
Nous avons vu précédemment84 combien,
pour Lepage, l'utilisation de la technologie n'est pas d'un emploi aisé
sur la scène et peut même se révéler parfois
être un échec. Celui-ci poursuit, néanmoins, ses recherches
et expériences scéniques dans ce domaine et pose une
réflexion sur l'emploie des nouvelles technologies au
83 Robert Lepage, « Eloge de la technologie
bancale » in PUCK n° 9, Editions Institut International de
la Marionnette 199, p. 42.
84 Cf. supra p. 37.
théâtre. Si Lepage utilise la technologie
vidéo, il emploie aussi les marionnettes dans La face cachée
de la lune, et donne à voir au spectateur plusieurs lieux qui
coexistent en un même espace mais aussi plusieurs temps.
En fait, toute la perception du texte est bousculée par
l'emploi de leviers qui de façon le plus souvent ludique
entraînent le public vers un « ailleurs » de la scène,
« ailleurs » du regard. Lorsqu'une marionnette « cosmonaute
», par exemple, entre sur la scène, le « vivant » du
comédien se trouve confronté à de multiples univers qui se
côtoient, se croisent et dans lesquels il est plongé. L'univers de
bois et de chiffons de la marionnette, l'univers technique de projections
vidéo et d'atmosphères sonores, l'ensemble baigné par une
lumière se faisant irréelle, proche de celle, sourde, des songes.
Le spectateur entend à ce moment bien plus que le texte. Texte qui par
ailleurs affiche une apparente légèreté. L'essentiel est
ailleurs que ce qui est dit. L'importance est dans la façon de dire, de
raconter l'histoire.
Ici, par l'utilisation de différents leviers dans ce
spectacle, l'indicible est vraiment à la portée du regard.
L'effet est saisissant. Le spectateur, par le truchement de son imagination,
devient créateur. L'ensemble du spectacle, par l'utilisation de la
vidéo, plonge le spectateur dans un univers de rêve
éveillé qui lui donne l'impression d'être partie prenante
dans la création qui se déroule face à lui, face à
ses yeux, dans sa tête.
En effet, le spectateur assiste à tout un ensemble
d'images, d'idées, qui se présentent à l'esprit non pas
durant le sommeil comme le voudrait la définition du
rêve85, mais bien à l'état d'éveil (du
moins nous pouvons le souhaiter !).
René Guénon nous parle de « combinaisons
d'idées revêtues de formes subtiles (...) »86 pour
définir l'état de rêve, cette définition s'applique
de manière troublante à la mise en scène de La face
cachée de la lune.
Chacun des tableaux semble être comme la lettre d'un
alphabet. Ces lettres, mises bout à bout, dans un ordre précis,
donnent au spectateur l'étrange sensation de déchiffrer un
ensemble mystérieux. L'utilisation que Lepage fait des technologies sur
scène n'est certes pas pour rien dans le sentiment qu'un langage
poétique, parfois mystérieux, dont le sens, comme pour le
rêve, est revêtit de « formes subtiles », se
développe face au spectateur :
85 « Rêve », in Le nouveau petit Larousse en
couleur, Larousse, 1998.
86 René Guénon, Les états
multiples de l'être, Guy Trédaniel éditeur 2000, p.
41.
« Je compare souvent l'utilisation de la vidéo
à toutes les techniques d'ombres chinoises, qui existent depuis des
millénaires. Cette « technologie » consiste en un flambeau, ou
une lumière électrique, et un sujet qui vient interrompre la
lumière pour créer une poésie visuelle ou un langage
visuel »87.
L'image est, ici, au service d'un propos, d'une narration,
d'un rêve, parfois aussi d'une magie étirant la scène vers
d'autres espaces, au-delà de la scène.
Robert Lepage s'est posé le problème du passage
d'une langue à l'autre à de multiples reprises. « La
pluralité linguistique [fait] partie de ses options de mise en
scène (...)»88.
Lepage ne se cantonne pas au simple écran et
intègre à sa mise en scène des instants où l'image
devient un « fait dramatique subtil ». C'est le cas, par exemple,
lorsqu'une projection sur un mur de scène donne l'impression d'une porte
d'ascenseur s'ouvrant ou qu'un hublot de machine à laver dans un «
lavomatic » se transforme, lorsque le comédien y passe la
tête pour déposer son linge, par un jeu de caméra et de
projections en une capsule spatiale. Effets vidéo et son aidant, ainsi
que toutes les images fortes ayant imprimées l'(in)conscient collectif,
images de ces hommes en apesanteur dans leur capsule spatiale, le
résultat projette le spectateur dans un univers dramatique hallucinant
au sens propre du terme, celui d'une perception sans objet. L'image est donc
parfois projetée sur toutes formes de supports et ouvre de ce fait
l'espace de la scène sans que le regard du spectateur converge vers un
point (lumineux) précis. Par cet emploi de l'image projetée, hors
du cadre d'un téléviseur, Lepage résout un problème
qu'il pose en ces termes : « L'écran pose le problème
suivant ; on se sent toujours obligé de le remplir »89 .
En effet, il n'y a aucun « remplissage » vidéo dans La
face cachée de la lune. Il s'agit, ici, de s'emparer de l'espace au
moyen de la lumière. Cette utilisation de la lumière, des
projections vidéo sur la scène fait de Lepage non pas un faiseur
d'images, mais plutôt, un faiseur potentiel de toutes les images.
Nous avons vu plus haut la « navette/machine à
laver » ainsi que l'ascenseur projeté sur le mur, mais il y a
aussi le film réalisé pour les éventuels extraterrestres
et qui est sélectionné pour être envoyé dans
l'espace. On ne voit pas ce film mais on assiste à
87 Robert Lepage « Du théâtre
d'ombres aux technologies contemporaines » in Les écrans sur la
scène, sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, Editions
L'age d'homme 1998 p. 326.
88 Cf. Sophie Grandjean, Isabelle schwartz-Gastine,
« surtitrage : texte projeté, texte-image », in La
scène et les images, sous la direction de Béatrice
Picon-Vallin, CNRS éditions, 2001, pp. 231-255.
89 Ibidem
son tournage. Rien n'est montré, tout se situe dans
l'imaginaire du spectateur. C'est là que le film à
réellement lieu. C'est là, peut-être que sont les «
extraterrestres vers lesquels le film doit être envoyé.
L'utilisation de la vidéo faite ici, par Lepage, nous montre clairement
combien le levier vidéo, utilisé avec poésie, ouvre sur la
scène un espace/temps au-delà de la scène. Ce voyage vers
l'ailleurs est très clairement présenté dans cette mise en
scène par la déchirure forte entre les deux personnages
principaux, tous deux issus de deux univers diamétralement
opposés, mais aussi grâce au personnage de Philippe. Celui-ci veut
constamment être ailleurs, par ses recherches universitaires qui vont
à l'encontre de l'idée communément acceptée sur
l'aventure spatiale, par la drogue, lorsqu'il était plus jeune en
quête d'expérience, par le film de sa vie qu'il envoie dans
l'espace, vers une hypothétique vie extraterrestre mais aussi dès
le début de la pièce par la perte de sa mère. La
mère meurt, le fils semble s'éveiller.
Il faut donc « cesser de faire l'enfant » semble
dire le spectacle alors que, paradoxalement, il semble sans cesse pousser le
spectateur vers l'étonnement d'un regard d'enfant. Dès cet
instant, l'action bascule dans un univers tragique et cocasse à la fois,
l'image vidéo ne se contente pas d'ouvrir des espaces sur la
scène, mais par le jeu d'éclairages et de musique, le spectateur
est directement pris à parti et entraîné dans le
bouleversement de la vie de Philippe. Sa fragilité, sur scène et
celle du spectateur se sont croisées, comme une rencontre
intersidérale, une rencontre du « troisième type ». La
cassette de la vie de Philippe a peut être atteint son but : rencontrer
une vie « extra-scénique ».
Dans ce passage, tout particulièrement, le «
levier vidéo » remplit son rôle avec une extrême
justesse. L'aller-retour scène / spectateurs et la rencontre de
plusieurs espaces / temps se mettent en place de manière troublante,
tout au long de ce spectacle, au point de plonger le spectateur dans un
état de quasi-apesanteur. Cette sensation qu'il peut être
amené à ressentir est d'une certaine façon
représentée à la fin du spectacle lorsque Philippe, par un
jeu de miroirs judicieusement disposés au plafond, donne l'impression
que le comédien flotte entre ciel et terre dans l'espace
scénique. Il s'agit simplement de l'image reflétée de
Philippe, mais l'utilisation de ce levier atteint, ici,
précisément son but : entraîner le spectateur vers un
ailleurs de la scène.
Lepage a réuni sur une même scène bon
nombre de leviers qui ont fait glisser son « théâtre d'image
» vers un « théâtre de la projection mentale », un
« théâtre du voyage de l'esprit » non simplement
à des fins de divertissement mais dans une volonté de
découverte de landes inexplorées, au-delà du visible et
pourtant tellement présentes. Son travail a concentré sur la
scène un sentiment de présence / absence mise en exergue par les
leviers avec une évidence et une efficacité qui, par de simples
incursions de l'inhabituel dans le réel, nous amène à
repenser notre réalité quotidienne.
Il nous semble, pour conclure, pouvoir synthétiser ce
spectacle et plus largement l'implication comme metteur en scène de
Robert Lepage, dans une phrase : « Enchantement, magie, trouvaille,
habileté, il est sans cesse question d'émerveillement, de
maîtrise et de surprise »90.
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