4. Vidéo:
« (...) Les écrans peuvent ouvrir à la
scène de nouveaux espaces pour l'imaginaire, modifier les modes de
perceptions ordinaires du public (...) »38
Les fenêtres que sont les écrans ou les
projections vidéo sur une scène de spectacle vivant, nous
renvoient, à l'image des marionnettes de Kleist, vers une pureté
originelle.
Ces images, vidées de toute conscience autre que celle
du créateur / réalisateur (à l'image de la marionnette et
du marionnettiste), ouvrent sur le plateau un autre temps. Un temps de la
« potentialité » entre les humains présents sur
scène ou dans l'univers, et les humains présents par l'emploi de
l'image vidéo, un temps de tous les possibles (voir annexes 3 a, page
III).
Deux temps et deux espaces se rencontrent. Le croisement de
ces deux réalités (comme pour les autres leviers abordés
précédemment) nous entraîne dans un au- delà de
l'action dramatique. Quelle(s) relation(s) trouble(s) est (sont)
envisageable(s) entre un « corps fait de lumière
»39 et un corps de chair et de sang? Il semble évident
que l'emploi de la vidéo sur la scène ne peut se limiter à
un simple usage illustratif se substituant aux décors de peintures et de
carton-pâte. Ici, aujourd'hui, plus que pour tout autre levier
probablement, il y a nécessité de sens.
38 Béatrice Picon-Vallin (sous la direction
de), Les écrans sur la scène, édition l'age
d'homme 1998, p. 10.
39 Giorgio Barberio Corsetti, in Les écrans
sur la scène, sous la direction de Béatrice Picon-Vallin,
édition l'age d'homme 1998, p. 306.
L'image sur la scène (et ailleurs) n'est pas neutre, sa
manipulation ne peut s'effectuer avec légèreté. « On
ne saurait créditer l'image d'un taux de confiance excessif » nous
dit le metteur en scène Peter Sellars. Comme Craig et sa sur-
marionnette, ne faut-il pas alors chercher à créer un langage
« sur-vidéo » ? Un langage où l'image serait la plus
neutre possible et porterait un sens fort sans être affectée par
le point de vue ou le sentiment personnel du réalisateur et de tous les
« parasites » qui peuvent venir s'y greffer, une émotion
« accidentelle » qui viendrait « charger » l'image et
l'éloigner de son objectif premier : être le levier vers un
ailleurs, nous emmener ailleurs, être un lieu de passage.
Là encore, c'est Peter Sellars qui nous permet
d'avancer lorsqu'il nous parle de l'utilisation de la vidéo dans son
spectacle Le marchand de Venise : « L'image est gain de visible,
gain de conscience autant que perte du réel ».
On comprend bien, grâce à cette remarque, combien
l'emploi du levier vidéo sur une scène est ambigu. Cette «
déchirure de sens » nous plonge une fois de plus dans un sentiment
trouble, un sentiment d'appartenance de l'image vidéo sur la
scène à un monde quasi inaccessible. Il est à noter que ce
sentiment est accentué par le décalage temporel de l'action
vidéo filmée puis diffusée ou projetée.
Dans le cas du direct, la vidéo déclenche un
sentiment d'écho qui nous projette dans un espace mental étrange,
celui de la vision. Vision qui par ailleurs nous semble un terme tout à
fait approprié de par sa double définition. La vision peut, dans
un premier temps, être entendue comme la perception de l'organe de la
vue40. Dans un second temps, la vision peut être
définie comme la « perception imaginaire d'objet irréel
» 41.
Le sentiment d'écho donc, que provoque la vidéo
sur la scène, sollicite ces deux sens du mot « vision ». Pour
être plus précis encore, on peut dire qu'il croise ces deux
définitions pour en créer une troisième. L'oeil
perçoit bien, rien d'imaginaire à cela mais l'objet perçu
est irréel. Nous sommes donc entre la perception physique, réelle
et la perception imaginaire, irréelle, virtuelle.
Rappelons-nous la phrase de Merleau Ponty : «Toute vision
a lieu quelque part dans l'espace tactile»42. Aujourd'hui avec
l'emploi de la vidéo ou de la projection vidéo, l'espace tactile
peut ne plus exister, nos visions, fantômes d'un ailleurs sur la
40 « Vision », in Le nouveau petit Larousse grand
format en couleur, Edition Larousse, Bordas, 1998.
41 Ibidem
42 Cité par Jean-François Peyret, «
Texte, scène et vidéo » in Les écrans sur la
scène, sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, Edition
l'age d'homme 1998, p. 278.
scène, ne sont plus nécessairement issues d'un
espace tangible, voire même d'un espace réel.
En effet, l'outil vidéo ou l'emploi de réseaux
tel Internet ou Intranet à des fins spectaculaires permet de «
donner vie » sur une scène à des images
réalisées dans un autre lieu, un autre temps voire même,
dans certains cas d'images entièrement électroniques, n'ayant pas
une existence réelle mais exclusivement virtuelle.
Il est important de préciser ici la différence
entre l'outil analogique tel la vidéo analogique, l'outil
numérique comme la vidéo numérique, l'ordinateur, et un
troisième outil encore, atypique car il rassemble en une forme de
synthèse les deux précédents pour en donner un
troisième ; l'outil Internet.
L'outil numérique utilise un calculateur
numérique qui fonctionne sur des nombres discontinus. L'outil analogique
lui, par opposition, transforme les données en valeurs physiques
continues (longueur, angles, intensité de courant etc.) avant de les
traiter.43 Il en résulte deux esthétiques fort
différentes. Ces esthétiques (analogiques et numériques)
passées par le « filtre Internet » en donne une
troisième, différente encore, et renforce leur pouvoir de
(re)présenter des espaces et/ou figures
éthérées. Ces « mises en
scène de l'absence » sont très clairement présentes
dans des spectacles comme Foirade/Fizzles 44 mis en
scène par Michaël Rush ou encore L'homme qui 45
de Peter Brook, (voir annexes 3 b, page III).
Dans L'homme qui, par exemple, les images
vidéo « fonctionnent comme un dispositif de miroir pour le
personnage principal qui oublie chaque instant dès lors que celui-ci
s'est écoulé » 46 . Dans Foirades/Fizzles Michael
Rush adapte un texte de Beckett et en plaçant sur la scène des
« images fixes et animées [il confère] des épaisseurs
de temps et de mémoire aux voix des personnages de Beckett
»47.
Le groupe « La Fura dels Baus » dans son F@ust
version 3.0 48 a mis en scène cet espace de l'ailleurs
vers lequel nous projette l'emploi des images ou de projections vidéo
sur la scène par le trouble qu'elles induisent.
C'est aussi, entres autres interrogations que nous
étudierons dans la seconde partie de ce travail, avec cette
présence/absence de l'humain et l'éclatement
géographique
43 « Numérique », in Le nouveau petit
Larousse grand format en couleur, ed Larousse, Bordas, 1998.
44 Foirades/Fizzles de Samuel Beckett,
adapté et mis en scène par Michaël Rush, 1994.
45 L'homme qui d'Olivier Sacks, adapté
et mis en scène par Peter Brook, 1992.
46 Rush Michael, Les nouveaux médias dans
l'art, éditions. thames & Hudson, 2000, p. 72.
47 Ibidem, p. 75.
48 F@ust version 3.0, Opéra
interactif, La Fura dels Baus, 1998.
et topographique de la scène que joue le groupe «
e-toile » dans sa série de Bals49. Qu'ils
emploient le levier vidéo ou le « levier réseau »,
c'est clairement dans un éclatement spatio-temporel de la scène
que tout ces artistes et groupe de créateurs nous entraînent. Dans
ces différents cas, « l'ici et maintenant » de la
représentation est bousculée par l'incursion de « l'ailleurs
et l'avant » porté par l'image vidéo. « L'avant »
étant le temps de l'enregistrement de l'image vidéo ou de sa
conception. Nous appelons le temps de la représentation (jeu du
comédien) T. On note que le temps de l'action du comédien,
enregistrée ou ayant été effectuée en « live
» est en décalage par rapport au temps de sa réception par
le public. Celui-ci reçoit l'information visuelle et / ou sonore en T+n
(n étant le temps de la transmission pour chaque spectateur dans le
théâtre) ou en T+x (x étant le temps de transmission pour
chaque internaute connecté au spectacle). Le temps de transmission /
réception par une interface technologique étant plus long que
pour « l'interface corps » on en déduit que : x>n.
Lors de la lecture de l'image représentée sur
scène cette image est en fait dans un autre temps que celui de la
scène ; elle est en T+n ou en T+x. Sa présence n'est en fait que
le reflet d'une absence. L'image donne ici par l'emploi du levier vidéo
« corps » à l'absence. Un esprit virtuel semble s'incarner sur
la scène ou tout au moins, prend part à l'action dramatique
présente et présentée, et cela, sans être
physiquement réellement là, sur le plateau.
Nos fantômes d'aujourd'hui n'ont plus besoin de corps
pour exister. C'est ce vide et paradoxalement cette présence (virtuelle)
que cristallise sur la scène l'outil vidéo. Ce paradoxe ouvre au
spectateur un état de conscience particulier, état de
réception de l'au-delà de la scène mais aussi état
de projection mentale (grâce au support visuel) vers cet ailleurs. En
effet, Il était jusqu'alors nécessaire d'incarner les
fantômes et autres corps de l'au-delà pour les faire exister sur
la scène. Dorénavant, nulle présence réelle n'est
requise, aucune incarnation pour que soit « présent » sur
scène des créatures de l'ailleurs, fantômes et autres
chimères. Le levier vidéo et/ou réseau a cette aptitude
fantastique à rendre, d'une certaine façon, présent
l'absent.
« Ces images, multitudes d'ectoplasmes issues de la
chimie, de la lumière, du nombre, de l'électronique,
composées de pixels, semblent parler de la mort, alors que le corps
parlerait de la vie... A moins que ce ne soit l'inverse, puisque l'image est
49 Bals , Chorégraphie interactive du
groupe e-toile, direction artistique Cécile Huet, 2003.
aussi résurrection d'entre le monde des morts. Et l'on
sait bien que c'est en faisant passer sur la scène le souffle de la mort
que Meyerhold, avec la dramaturgie symboliste, et plus tard Kantor ont
donné à voir le vivant de leur époque
»50.
Les écrans vidéo et (ou) les projections
vidéo sur la scène seraient comme un appel d'air de
l'au-delà (voir annexes 4, page IV), au même titre que les
automates, les masques, les mansions, les effigies ou les marionnettes ?
Et si, comme l'a justement remarqué Béatrice
Picon-Vallin au sujet de Meyerhold et de Kantor, il s'agissait pour les leviers
qu'ils utilisaient (effigies et marionnettes sur la scène) de simplement
nous mettre face à notre temps, nous donner à voir le vivant de
notre époque ? Ces leviers agiraient donc, en plus de leur pouvoir
d'ouvrir les portes de la perception vers un ailleurs de la scène, comme
révélateurs du présent.
50 Béatrice Picon-Vallin (sous la direction
de), Les écrans sur la scène, Edition l'age d'homme
1998, p. 11.
|