b) Marionnettes et effigies numériques.
L'exemple cybernétique de Stelarc :
Stelarc est un performer australien contemporain qui explore
grâce à la médecine, la robotique ainsi que des
systèmes de réalité virtuelle, le corps humain, ses
limites et ses extensions. Il tend vers ce qu'il nomme le « post-humain
»33
Stelarc nous donne une clef de compréhension de son
travail et de ce qu'il appelle le « post-humain » lorsqu'il dit :
« Alors que les humains opèrent de plus en plus à des
distances éloignées avec des corps de substitution - avec de plus
en plus d'images intelligentes et interactives - les images autonomes apportent
des possibilités qui donnent une issue inattendue à la symbiose
homme machine. Il se pourrait bien que le post-humain se révèle
à travers la forme de vie intelligente que sont les images autonomes
»34.
Stelarc insiste dans son travail de performer sur un
effacement et, paradoxalement, , une amplification de plus en plus radicale de
l'humain. Ces expériences vont de la mise en place de greffes
technologiques ajoutées à son propre corps (comme dans The
third hand.) jusqu'à ingérer des robots
micro-miniaturisés pour agir sur notre « population biologique
» et assister notre système immunologique. C'est aussi, toujours
d'après Stelarc, un « système de surveillance interne
».
C'est dans les recherches de Norbert Wiener sur la
cybernétique que l'on trouve probablement les racines de la
pensée artistique de Stelarc. Il est à noter, tout de même,
que Wiener n'envisageait, ni ne souhaitait, un effacement de l'homme au profit
de la machine.
Stelarc travaille dans un processus inverse au souhait de
Wiener. Ce dernier souhaitait construire une machine autonome à
l'image de l'homme, Stelarc construit un homme mécanisé afin
de palier à ce qu'il nomme le « corps obsolète». Il
nous dit
33 Cf. Stelarc, « Vers le post-humain » in,
Nouvelles de danse, danse et nouvelles technologies, n° 40, 41,
édition Contredanse, 1999, pp. 80-98.
34 Ibidem p. 81.
encore : « Les stratégies qui conduisent au
post-humain ont plus à voir avec l'effacement qu'avec l'affirmation
»35. Cette remarque est intéressante à rapprocher
de nos réflexions sur la marionnette et le manque que nous avons
étudié plus haut. En effet, Stelarc, humain
mécanisé, apôtre de la cybernétique inverse, parle
de l'effacement. La marionnette parle du manque (voix propre, mouvement
autonome). Il est clair que ces deux univers, chacun dans son champ lexical,
pose la même question : où est l'homme, qui est là ?
(Questionnement de Hamlet). Chacun ici, Stelarc ou la marionnette, parcellise
l'homme, le scinde en x morceaux. Il n'est (ce corps) qu'images.
Stelarc synthétise sa pensée sur ces deux
questions, elles sont aussi posées par l'emploi du levier marionnette :
où est l'homme ? Le corps n'est-il qu'image ? Il nous dit alors : «
Après qu'il ait été confronté à l'image de
son obsolescence, le corps, traumatisé de se détacher du domaine
de la subjectivité, envisage de réexaminer et peut-être de
reconcevoir sa structure même »36 . Cette idée de
la parcellisation (marionnette, corps, automates...) nous la retrouvons dans
une autre expérience contemporaine, déclinée autrement.
L'exemple en réseau (le marionnettiste de
l'ailleurs) d'e-toile :
Il ne s'agit plus d'une parcellisation physique du sujet
(marionnette, prothèse) et du manipulateur : nous sommes ici, avec
e-toile, dans une césure (au sens de coupure) topographique entre le
« marionnettiste » et la « marionnette ». Au sujet
d'e-toile, nous mettons « marionnettiste » et « marionnette
» entre guillemets car ce n'est certes pas en ces termes que le groupe de
recherche et de création e-toile qualifie et même envisage les
danseurs et les comédiens avec lesquels il travaille. L'étude de
la démarche d'e-toile viendra plus loin. Mais nous nous arrêtons
un instant sur le travail du groupe et sur leur utilisation du réseau
Internet (ou Intranet) dans leurs spectacles car il nous semble avoir une
parenté avec le thème étudié dans ce point. e-toile
utilise dans la plupart de ses créations le réseau pour adresser
des directions au spectacle (Danse ou théâtre) qui se joue face
à un public, uniquement sur Internet ou les deux à la fois (Cf.
infra page 49 et 58 ). L'interactivité proposée à
l'Internaute, dans les spectacles d'e-toile, est d'une certaine façon,
à l'image du fil qui actionne un
35 Ibidem p. 80.
36 Ibidem p. 84.
élément scénique, lui impulse une
énergie, une direction... Mais l'utilisation du réseau par
e-toile ne peut se résumer aussi simplement. Comme pour Stelarc ou
Pinocchio, il y a mise en morceaux du corps. Dans ce cas précis, on
parlera plutôt de « pixellisation » de corps.
Pour être encore plus précis, nous pouvons
déterminer dans nos trois sujets (Pinocchio, Stelarc, e-toile.) trois
états de « marionnettisation ». Nous étions avec
Pinocchio dans un rapport à la mimêsis, une volonté de
s'approcher au plus juste du sujet humain. Avec Stelarc, nous avons vu une
volonté de dépasser le sujet / support. Avec e-toile, nous sommes
dans un autre rapport, un glissement du sujet représenté et de sa
représentation. Le « glissement » dont nous parlons est de
l'ordre de l'eidôlôpoiikê, de « l'activité
fabricatrice d'image »37.
Il en est de même pour les deux précédents
exemples mais, avec e-toile, un écart spatio-temporel est posé
entre le « marionnettiste / Internaute » et la « marionnette
acteur ou danseur ». En effet, pour synthétiser ces
expériences, un artiste est dans une salle (face à un public ou
pas) et répond aux injonctions, propositions, ordres... d'une (ou
plusieurs) personne(s) située(s) ailleurs, reliée(s) à lui
par un réseau Internet ou Intranet qui assiste aux réponses (ou
refus) de l'artiste. A partir de ce dispositif se constituera un
développement dramaturgique selon des règles fixées au
préalable par les metteurs en scène d'e-toile (Cécile
Huet, Yannick Bressan).
Chez Pinocchio, le changement d'état de conscience de
la marionnette passe par un changement d'état physique (perte de
conscience, mort symbolique). Dans les création d'e-toile, le dispositif
mis en place propose, induit et oblige à un double changement
d'état. Le « marionnettiste / Internaute » doit être
à l'écoute et dans le temps de « la marionnette / l'artiste
». Celui-ci est à son tour à l'écoute de cet
au-delà de la scène qui influe et va influer sur ses choix et
prises de positions.
Nous avons là une sorte de « sur-marionnette
numérique », ou pour être plus juste une «
sur-marionnette relais entre deux mondes » : la scène et la page
web, le réel et le virtuel.
Mais les similitudes ne s'arrêtent pas là avec ce
qui nous intéresse ici à savoir, ces créatures qui ne
possèdent pas le « souffle de la vie » et qui une fois sur
scène nous entraînent par leur simple présence vers un
au-delà de la scène.
37 Jean Pierre Vernant, Religions, Histoires,
Raisons, éditions Maspéro 1979, p. 106.
Les refus de l'artiste de répondre aux ordres,
propositions de l'Internaute ne sont- elles pas là un peu comme le
Golem, Frankenstein ou Pinocchio échappant à son créateur
?
L'utilisation de « leviers » à des fins
spectaculaires s'est donc clairement déplacée au début du
XXe siècle ; d'une nécessité religieuse portée vers
les Dieux, il se recentre sur « l'immensité intérieure
» de l'homme. La dimension métaphysique, le rapport à la
mort ou à l'absence est bien sûr toujours là, mais
l'approche de cette question a changé. Elle est à présent
(dans les années vingt) tournée vers l'homme, ou plus
précisément encore, l'humanoïde, à savoir, un
être ressemblant à l'homme.
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