3. Les mansions.
Ces lieux du théâtre médiéval, dans
lesquels se déroulaient les scènes, étaient dans le cas
des mansions permanentes à usage unique : le paradis, le temple, le
palais, les limbes et l'enfer19 (voir annexes 1 b, page I). Ces
lieux étaient déterminés de manière symbolique par
des éléments du quotidien tels par exemple des sièges, des
tables ainsi que divers autres accessoires.
Les mansions donnaient un caractère dramatique fort et
tangible à des idées religieuses parfois très abstraites,
permettant ainsi de donner à un peuple majoritairement illettré
une connaissance ou tout au moins une image des grands préceptes
fondateurs de la religion.
C'est bien de cela dont il s'agissait, une forme à
usage éducatif (tout comme les cathédrales).
« On passait d'un système évocatif à
un système illustratif tel qu'on a pu comparer la scène
médiévale à un grand livre d'images »20 .
Alors soudain, sur la scène, apparaît un au-delà
côtoyant très naturellement notre réalité de tous
les jours. Et pour cause, dans l'esprit de l'homme de l'époque, ce
surnaturel, Dieux, diables et autres démons côtoient effectivement
la réalité humaine. Les plans d'existence se chevauchent et les
mansions en sont le siège théâtral, le siège de la
contemplation.
Dans le théâtre médiéval, comme
dans le théâtre grec et dans les rites égyptiens, les liens
que la représentation entretient avec l'histoire religieuse sont
étroits. Ces rapports sont fondateurs de cette multiple présence
sur la scène. Présence du réel et d'un au-delà par
les automates, la figuration des Dieux comme nous l'avons vu plus
19 Daniel Couty et Alain Rey (Sous la direction de),
Le théâtre, édition Larousse 2001, p. 20.
20 Ibidem p. 20.
haut ou encore, comme ce qui nous intéresse à
présent, non plus par un objet en tant que levier mais un lieu
physique.
La différence entre « levier objet » et
« levier lieu physique » dans le cadre des mansions n'est pas
fondamentale pour comprendre la réflexion entreprise. Cette
différence est tout de même suffisamment importante pour s'y
arrêter un court instant et tenter de la cerner un peu plus
clairement.
Le « levier objet » permet, par le truchement d'un
objet (masque, automate, élément de décors ou accessoire
de scène par exemple) de laisser entrevoir au spectateur l'existence
d'un espace (temps) invisible mitoyen à celui visible sur la
scène.
Le « levier lieu physique » est, quant à lui,
un lieu ancré dans le réel de la représentation, mais
aussi un lieu porteur du sens (religieux dans le cas dont nous parlons, celui
des mystères) de la représentation. Un lieu double donc.
Les mansions portent en elles cette dualité
spatio-temporelle. Elles sont à la fois symbole d'espace liturgique, de
jeu, et lieu du divin par la place qu'il leur est attribuée au sein
d'une scène humaine.
Elles installent, de par leur présence double, une
frontière trouble entre la réalité humaine, quotidienne et
la « réalité transcendante » acceptée comme
vraie.
Les pères de l'église assimilaient le monde
à un vaste théâtre terrestre dont les spectateurs
étaient les Dieux et « les hommes vertueux qui sont au ciel
»21.
Là encore, notre statut de mortel (comme pour le
théâtre grec) change. Nous passons de « regardés
», par les Dieux, à « regardeurs » de l'univers divin.
Il est intéressant, pour mieux cerner encore ce double
statut de la scène médiévale et appréhender au plus
juste le rôle de pont entre « deux réalités » que
nous attribuons aux mansions, de se rappeler la comparaison que le moine
bavarois Honorius d'Autun (XIIe siècle) faisait entre la messe et une
tragédie antique. Avec son public (les fidèles) et ses acteurs
(les prêtres et les célébrants)22 cette
comparaison brouille les frontières entre deux mondes et les mêle
étroitement, les entremêle jusqu'au doute du réel (ou
« non doute » de l'irréel).
« Un portrait [la figure] porte absence et présence
(...) » écrivait Pascal23. Cette union de la
présence (l'humain, actuel) et de l'absent (monde des Dieux, virtuel)
se cristallise très précisément dans le
théâtre médiéval en ces lieux symboliques que
21 Ibidem p.19.
22 Ibidem p.19.
23 Pascal, Pensées, éditions
Classiques Garnier, Bordas, 1991, P. 275.
sont les mansions. Elles sont les leviers qui nous permettent
d'accéder à un autre état de conscience mais plus
simplement à une lecture du sens religieux plus immédiat. Tout
ici est visuel et visualisé.
C'est la différence avec les exemples qui
précèdent (Égypte, Grèce) où le lieu
symbolique prend place dans la tête du spectateur par l'emploi de «
leviers objets ». Ceux-ci projettent le spectateur vers un au-delà
de la scène grâce à des « rencontres paradoxales de
l'ici et de l'ailleurs, de la présence et de l'absence (...) » pour
reprendre une phrase de Mallarmé24. Les mansions,
littéralement demeures, situent d'emblée l'action dans un «
hors-lieu réel ». Le levier n'est plus alors un objet
présent sur scène comme une porte, une fenêtre, un messager
de l'au-delà mais il est (le levier) la scène elle-même.
4- Effigies et marionnettes.
Nous aborderons, dans ce point, les effigies et marionnettes
en action sur la scène, comme étant les témoins, mais
aussi les liens vers un ailleurs de la scène, un au- delà du
visible. Ce point étant, nous semble-t-il, un point «
charnière » de notre étude nous nous y attarderons un peu
plus que les autres points de ce premier chapitre.
Nous tâcherons d'aborder et de comprendre ce voyage de
« l'au-delà vers l'ailleurs » par le truchement d'une «
créature » à « dimension humaine » mais non
humaine. Nous prendrons, dans un premier point, l'exemple du travail des
metteurs en scène et artistes de la fin du XIXème siècle
et du début du XXème (voir annexes 2 a, page II). Nous
aborderons, dans un second temps de notre travail sur les effigies et
marionnettes en tant que « leviers », par un regard rapide sur les
expériences utilisant les nouvelles technologies pour concevoir des
« êtres marionnettisés ». Soit par des « implants
» comme Stelarc ou par une utilisation du réseau Internet comme le
fil de la marionnette dans des expériences du groupe e-toile.
24 Cf. Alcoloumbre Thierry, Mallarmé la
poétique du théâtre et l'écriture, librairie
Minard 1995, pp. 47- 51.
Ce quatrième point de notre étude met en
évidence un changement fondamental s'opérant au spectacle par
l'emploi à des fins spectaculaires de leviers marionnettes et effigies
à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Bien avant cette période, nous avons recensé
quelques-unes unes des utilisations de « leviers » dans un contexte
de cérémonies ou de représentations religieuses tels que
l'automate égyptien, le masque grec ou les mansions. Nous
étudierons dans ce qui suit l'emploi des leviers sur la scène non
plus à des fins religieuses, mais afin d'ouvrir des dimensions plus
métaphysiques.
Nous commençons notre étude par le début
du XX ème siècle. Les exemples à cette époque sont,
avec l'avènement du théâtre symboliste, des plus probants.
Ils nous semblent illustrer fort clairement ce passage d'un «
au-delà religieux » vers un « ailleurs métaphysique
». Il est intéressant de se pencher, avant d'amorcer toute
réflexion, un instant sur la définition de «
métaphysique » pour poser clairement et en quelques lignes la
problématique de l'emploi du levier effigie ou marionnette sur une
scène.
« meta (ta) phusika, ou «au-delà de la
Physique» »25.
C'est bien cela dont il s'agit en effet d'un «
au-delà de la physique » mais aussi d'un au-delà de l'humain
(de l'acteur pour Craig, par exemple avec le concept de sur-marionnette).
a) Le vivant et ses doubles. Début du XXe
siècle.
Durant les vingt premières années du XXe
siècle, d'étranges créatures arpentèrent les
scènes, « ombres de l'homme » (voir annexes 2 b, page II) pour
reprendre l'expression de Didier Plassard26. Ces effigies et
marionnettes ne sont plus simplement utilisées, comme nous l'avons vu
plus haut avec les automates et les masques, pour figurer les Dieux, mais bien
pour produire une imitation de l'homme. Cette réflexion peut s'illustrer
par l'exemple du Pinocchio de Carlo Collodi et sa recherche
d'humanité, émanant d'une « sculpture » parfois plus
humaine dans ses sentiments que les humains de chair et de sang
rencontrés. C'est aussi la volonté du
25 "Métaphysique," in Encyclopédie Microsoft
Encarta 97, 1996 Les Éditions Québec/Amérique
inc.
26 Didier Plassard, L'acteur en effigie,
Editions L'age d'homme,1992, p. 12.
créateur de donner vie à de la matière
sans vie, à l'image de Pygmalion qui crée sa Galatée,
femme idéale ou de Rabi Loew et son Golem.
Si l'on considère la définition qu'Aristote
donne de l'action dramatique, à savoir « l'imitation d'une action
», nous sommes projetés avec l'arrivée sur scène des
marionnettes et effigies, dans une mise en abîme plus lointaine de
l'action dramatique. En effet, il ne s'agit plus simplement « d'imiter une
action » mais d'imiter un être (humanoïde ou pas) qui imite une
action. « (...) Il introduit sur les planches l'imitation d'une imitation,
une manière de simulacre au second degré »27 .
Dans ce cas, l'effet de levier est introduit par la sensation de
répétition, d'écho du vivant.
La proximité aux côtés du comédien
d'un alter ego de bois et de métal plonge le spectateur dans un
état de trouble, voire de terreur comme le souligne Tadeusz Kantor dans
Le théâtre de la mort : « (...) Voici que
s'avancent, sortant soudain des ténèbres, toujours plus nombreux,
des sosies, des mannequins, des automates, des homoncules - créatures
artificielles qui sont autant d'injures aux créations même de la
nature et qui portent en elles tout le ravalement, tous les rêves de
l'humanité, la mort, l'horreur et la terreur»28.
La prolifération des « images de l'homme
mécanisé et « marionnettisé » du début du
XXe siècle »29 renforce cette impression de double
réalité ; la première humaine, la seconde émanant
d'un ailleurs du visible qui nous est étranger, ressemblant parfois
à la réalité visible, différent aussi, mais
toujours troublante de part son double statut de proximité et de
distance du réel. Cette distance avec le réel que nous qualifions
ici de « troublante » s'articule et se cristallise par l'absence que
la marionnette ou l'effigie incarne sur scène. En effet, la
colère peut être représentée par une marionnette
sans qu'il y ait effectivement de colère jouée sur le plateau.
Pinocchio représente l'enfance mais il n'EST pas. C'est seulement
après son passage, nécessaire changement d'état, de la vie
à la mort qu'il devient humain.
Un déchirement spatio-temporel se met, ici, en place
à des fins spectaculaires et métaphysiques et non plus cultuelles
ou liturgiques comme nous l'avons vu précédemment.
27 Ibidem, p. 12.
28 Tadeusz Kantor, Le théâtre de la
mort, textes réunis et présentés par Denis Bablet,
Edition L'age d'homme, 1977, p. 222.
29 Cf. Didier Plassard, L'acteur en effigie,
Edition L'age d'homme,1992, pp.1 1-19.
Il est important de noter, comme le souligne Didier
Plassard30 que de «(...) l'Iliade, le Tripitaka, Ovide, la
Gesta Romanorum, les romans arthuriens, les légendes hassidiques, les
contes d'Hoffmann et de Poe, [sont] autant de récits qui pourraient
donner à penser que, quel que soit l'état du développement
technique, l'humanité rêve toujours d'automates et de
créatures animées, de cuirasses enchantées et de
poupées merveilleuses ». Le rapport de l'homme à la
technique s'avère alors étroit. Bien entendu, les techniques
évoluent avec l'homme et ses connaissances, leurs évolutions sont
intrinsèquement liées. Il est donc clair que l'intervention de
techniques sur la scène évolue de concert avec l'évolution
de l'homme et de son niveau technologique et, ce, depuis l'avènement de
représentations spectaculaires avec, par exemple, l'introduction d'une
machinerie théâtrale, de lumières et autres avancées
liées aux progrès de la science. Les enjeux de la technique sur
la scène ne sont pas simplement d'ordre physique. C'est par la technique
et avec elle que sur la scène les portes d'un ailleurs de la
scène s'ouvrent et se ferment. Il nous semble évident au regard
de nos recherches précédentes, présentes et, fort
probablement, futures que « l'essence de la technique n'a rien de
technique. Elle est métaphysique » 31.
Dans les années 20, l'emploi sur la scène du
levier effigie ou marionnette constitue un éclatement scénique
qui est d'ordre métaphysique plus que religieux. Nous verrons, dans la
seconde partie de cette étude, comment cet éclatement devient
géographique par l'utilisation de réseau électronique sur
la scène.
Un regard plus métaphysique donc, Didier Plassard le
relève très clairement en citant le point que met en
lumière E. Capiau-Laureys32 dans des réflexions de
Maeterlinck: « (...) l'effet étrange et en quelque sorte surnaturel
obtenu par la mise en scène d'acteurs inanimés : automates,
cires, marionnettes, androïdes, symboles (...) ». Cette
étrange impression d'un « au-delà de la scène »
que porte en lui ce levier est renforcé par un fait encore. Le
déplacement de la voix. Celle-ci ne sort pas de l'organe habituel,
prévu à cet effet par la nature, le « sur-naturel »
marque plus encore son espace au sein de l'effigie ou de la marionnette. Cette
voix censée émaner d'un pantin de bois s'adresse-t-elle à
nos oreilles ? Rien n'est moins sûr. Il s'agit d'une voix qui part
(vient) d'ailleurs (marionnettiste, haut-parleurs...) et qui va
30 Ibidem, p. 14.
31 Heidegger Martin, « La question de la
technique » (1954), traduction française in Essais et
conférences, éditions Gallimard 1958, pp. 9-48.
32 E Capiau-Laureys, in Didier Plassard, l'acteur
en effigie, édition l'age d'homme,1992., p. 35.
ailleurs, plus de l'intellect à l'intellect que de la
bouche à l'oreille. La marionnette n'a pas de bouche, pas de voix, pas
d'autonomie et c'est de (depuis) ce manque dont (qu') elle nous parle. C'est
bien une « bulle de vide » qui prend corps sur la scène
à travers ce levier et qui entraîne notre regard et notre
pensée de spectateur vers un ailleurs de la scène.
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