« 1 > bonjour
217 > silencieux et troublé
3 > troublant certainement... »115
Les trois phrases ci-dessus sont les trois premières
phrases du « chat » du spectacle Bal 5. Dans cet exemple
trois spectateurs-net sont intervenus. Ces trois spectateurs ainsi que tous les
autres connectés au spectacle avaient la possibilité d'envoyer
ponctuellement des propositions aux danseurs, nous l'avons vu, mais aussi de
commenter leur choix (voir annexes 10, 11, 12, pages XXXVII à XLVII).
Ces commentaires étaient intégrés au développement
de l'événement. Les danseurs s'en emparaient et jouaient avec. Le
chat était là pour « colorer » les propositions faites
par les spectateurs-web. L'internaute voyait donc dans la fenêtre
vidéo de la page web comme dans une lorgnette pointée sur le
spectacle. A partir de cette vision, il pouvait être amené
à proposer des orientations chorégraphiques, ou de lumière
ou encore de cadrage. Il devait ensuite, s'il le désirait commenter son
choix, ses sensations, ses impressions, etc. Il était donc actif et
fortement sollicité voire, peut- être, sur-sollicité. En
effet, il semble difficile d'accomplir toutes les actions demandées en
pleine conscience de cause et, de plus, apprécier un spectacle. Soit le
spectateur-web tente de saisir le fond et les répercussions de son
action et il nous paraît difficile qu'il puisse alors apprécier
réellement l'intérêt plastique et artistique du spectacle.
Il peut alors avoir la sensation de se retrouver face à un projet
informatique expérimental parfois complexe et rébarbatif et rate
donc les enjeux profonds du projet. Soit il délaisse la part
conceptuelle pour se concentrer sur le jeu mis en place, la beauté des
images et, dans ce cas, toutes les interrogations que pose e-toile sur
l'utilisation du médium Internet au spectacle risquent de ne pas le
toucher.
115 Extrait du chat de Bal 5, Cf. Annexes 12,
page XLIV.
Des gens assis ou disposés à l'intérieur
d'une salle de théâtre ou d'un espace délimité :
- Soit par des conditions architectoniques (On prend ici en
compte les spectacles développés dans d'autres espaces non
théâtraux, tel que hangars, parking, etc...)
- Soit par les limites propres à la vision ainsi
qu'à l'écoute du spectacle réalisé [sur
scène ou l'espace dédié à la représentation
de la fiction]. (Les spectacles de rue, ou /et en plein air, ont pour limites
les possibilités physiques des spectateurs pour entendre et voir le
spectacle).
Dans des spectacles et expériences en réseau,
il est nécessaire d'élargir le concept de « public ».
Appliqué aux spectacles utilisant le réseau Internet cette
définition se transforme. Le public demeure l'ensemble des gens qui
peuvent entendre et voir le spectacle. Cependant, cet ensemble n'a plus besoin,
pour les spectacles présentés exclusivement sur le
réseau116, d'être rassemblé au même
endroit. Les données « temporelles » reste sensiblement les
mêmes : le public doit entendre et voir le spectacle sur son écran
d'ordinateur (dans le cas d'expériences sur le réseau Internet)
pendant la durée « live » du spectacle. Si l'on y regarde de
plus près, il apparaît que le coefficient temporel de vision et
d'écoute du spectacle sur la « scène web » varie en
fonction de la puissance des ordinateurs qui reçoivent la vidéo,
mais aussi en fonction de l'encombrement du réseau. La
possibilité d'être spectateur tout
116 Voir à ce sujet les expériences du groupe de
recherche et de création e-toile sur
www.e-toiler.com
en restant éloigné des réactions
d'autres spectateurs souligne la solitude de l'individu et renforce son
sentiment de perception individuelle face au spectacle.
La solitude des spectateurs devant un spectacle
présenté exclusivement sur Internet élargit les
possibilités de réaction des spectateurs. La « ceinture
» de règles sociales largement acceptées à
l'intérieur des salles de spectacles (XX-XXI ème siècles.)
comme par exemple ne pas commenter à haute voix, ne pas boire, ne pas
manger, ne pas exprimer de façon excessive et trop expressive le
mécontentement, l'ennui, la fascination, la joie... bref, garder, dans
son statut de spectateur, toutes les attitudes de respect d'autrui qui
permettent d'assister à un spectacle dans les meilleures conditions.
Ces lois nous semblent exister seulement à
l'intérieur d'une salle. (Dans la rue ou dans des spectacles en plein
air les carcans de la conventions, bien que moins rigides, n'en restent pas
moins présents).
Le public du Net compte avec son intimité et sa
liberté d'expression. Toutes les lois énumérées
ci-dessus semblent, dans le cadre d'un spectacle présenté et/ou
vu exclusivement sur Internet, caduques.
Il est important de noter que les spectateurs sur Internet
sont dans l'absolue ignorance de la réaction des autres spectateurs.
L'absence de « retour »117 de l'ensemble des
spectateurs-net, laisse les acteurs et les spectateurs dans un silence tant
physique que sensible qui peut s'avérer être angoissant.
L'interactivité peut parfois permettre, outre le sentiment
d'échange avec la scène-web, de connaître les choix de
certains spectateurs lorsqu'ils déterminent une action sur la page web
à laquelle tous les autres Internautes peuvent assister. Cela n'est
certainement pas suffisant pour ressentir l'impression physique et psychique du
spectateur-net. Le groupe de recherche et de création e-toile a
néanmoins, dans ce sens, proposé dans certaines de ses
créations (nous l'avons vu avec la série des Bals) un
système de « Chat » qui permettait à l'internaute de
commenter le choix qu'il venait de faire et d'envoyer aux artistes. Ce
commentaire était visible à tous les autres Internautes et aux
spectateurs dans le théâtre118. Pour l'acteur : comment
ressentir une « salleInternet » ? Pour le spectateur : quelle est la
réaction des autres spectateurs ?
117 Ici « retour » est employé comme en
musique. Les chanteurs et les musiciens ont en « live » des enceintes
personnelle qui leur donne leur « retour ».
118 Cf. supra pages 61. 62.
Il semble difficile de sentir la réaction «
collective » du public-net. Il faut néanmoins noter quelques
expériences à cet égard fort intéressantes. L'une
d'elles en particulier nous semble éloquente pour illustrer une esquisse
de contre-exemple de l'idée que nous venons de développer plus
haut.
e-toile présenta les 28, 29, 30 novembre 2000 Le
Martyre119 . Il s'agissait de l'adaptation d'un mystère
inédit du XV ème siècle. Sans s'attarder sur la mise en
scène et l'histoire mise en jeu ici qui est celle du martyre de Saint
Etienne, premier martyre chrétien, nous allons nous attacher plus
particulièrement au système d'interactivité utilisé
pour ce spectacle. Ce système, par une interface très simple,
permit au comédien sur le plateau ainsi qu'aux internautes
connectés durant le spectacle de connaître les humeurs du groupe
d'Internautes- spectateurs.
Concrètement, sur la page Internet était
disposée une « fenêtre » d'environ 10 cm sur 12 dans
laquelle était diffusée la vidéo filmée en direct
du spectacle (visible exclusivement pour Internet, construit et pensé
pour ce support).
Sous cette « fenêtre », ouverte sur le
spectacle, étaient placés trois boutons de couleurs
différentes qui représentaient l'humeur et l'avis du
spectateur-web en réaction au message (de tolérance) que St
Etienne voulait faire passer. Trois boutons pour trois humeurs :
Le bleu pour l'accord avec les propos et le soutien
d'Etienne.
Le vert pour la neutralité vis à vis de Etienne,
ce qui lui arrive et ce qu'il dit.
Le rouge pour le désaccord et d'une certaine
façon lui « jeter des pierres virtuelles ». Chaque Internaute
parmi tous ceux connectés pouvaient donner son avis en cliquant sur l'un
de ces boutons trois fois par acte. La pièce comprenant trois actes
l'Internaute pouvait « voter » neuf fois au total. Le choix de
restreindre le nombre de vote par Internaute marquait la volonté
d'éviter le « clic frénétique » qui aurait
faussé une grande partie de l'intérêt de
l'interactivité proposée. En effet, ces votes apparaissaient dans
le temps du spectacle sous forme de pourcentage (x % de bleu, y % de vert et z
% de rouge) sur un écran informatique face au régisseur
lumière120.
Celui-ci faisait varier l'intensité et la couleur de
la lumière sur le plateau en fonction du vote des Internautes et donnait
de ce fait des indications d'atmosphères au comédien.
119 Le Martyre , adapté et mis en scène
par Yannick Bressan. « Streamé » en direct depuis « La
Fabrique de théâtre » de Strasbourg. Production
e-toile, 2000, Cf. annexes 6, page VII.
120 Voir annexes 6, page VII.
Il est à noter qu'en aucun cas les Internautes
n'influaient sur ce qui était dit, mais sur l'atmosphère
(lumineuse) autour d'Etienne et donc, le comédien connaissant les codes
de couleurs, sur sa façon de jouer, de donner le texte.
Il est évident que si les propos d'Etienne
remportaient une forte approbation (atmosphère plutôt vert), le
comédien jouait différemment (le même texte) que si il
avait « face à lui » une foule hostile (atmosphère
à dominante rouge).
On voit bien, ici, combien l'attitude du spectateur
derrière son écran pouvait avoir des répercussions fortes
dans le spectacle pour le comédien ainsi que pour les autres spectateurs
(Ce système est finalement une adaptation contemporaine assez proche de
l'atmosphère participative du public des mystères
médiévaux).
Cet exemple reste aujourd'hui encore un exemple relativement peu
courant de théâtre interactif en direct sur Internet.
L'individualisme, la solitude, l'absence de lois sociales
(hormis celles de la sphère privée) définissent l'attitude
d'un spectateur-Internaute, de plus, l'ignorance des réactions des
autres spectateurs nous semble définir (délimiter) un nouveau
public. Ce public nouveau, plutôt éclaté, ne trouve plus
dans sa présence au spectacle théâtral des
expériences de collectivité, d'association, de rassemblement en
un lieu et en un temps identique, de complicité, de synchronisation,
d'empathie... L'éclatement géographique du spectacle
(public/scène) par l'utilisation du réseau Internet
délimite de nouveaux codes spectaculaires et nous donne une nouvelle
définition du « spectateur de théâtre ».