2.3. Urbanisation et industrialisation à
outrance ?
« Le développement des villes domine tous les
phénomènes démographiques de notre
époque »,
Léon Aufrère, 1936, p.465.
« C'est autour d'une ville que se cristallise
aujourd'hui toute région »,
Georges Chabot, 1941, La Bourgogne, p.213
La méthode retenue a une nouvelle fois
été exclusivement qualitative : j'ai relevé les
termes utilisés pour évoquer les villes et les industries. Il est
certes plus aisé de constituer une classe d'articles
« géographie urbaine et industrielle » qu'une classe
d'articles « géographie rurale ». Pourtant,
là encore, j'ai abandonné ma tentative de quantification. La
définition des critères d'inclusion permet de prouver, au choix,
que la place de cette branche diminue, qu'elle augmente ou encore qu'elle reste
stable durant la période. Il suffit d'inclure ou non les chroniques et
les notes, d'exclure ou non les articles liés à
l'approvisionnement ou aux transports. Un alignement de citations me
paraît donc intellectuellement plus honnête, malgré l'aspect
peu convaincant de la démarche.
La légende d'une géographie urbaine dont la
montée serait « perceptible à partir de
1955 » (Claval, Sanguin, 1996, p.9) a été clairement
réfutée par Marie-Claire Robic qui note un tel regain dans les
années 30 (Robic, 2003, p.117-122). Les géographes des
années 1930 et 1940 s'intéressent aux villes, à leurs
aires d'influence, à la façon dont elles polarisent l'espace
régional. Et lorsqu'un auteur néglige l'étude des villes
dans un ouvrage ou une thèse, les chroniqueurs le regrettent
systématiquement. Ainsi, chroniquant un ouvrage sur la
Méditerranée, Albert Demangeon écrit « personne
ne se consolera de ne pas trouver, dans cet excellent livre, un chapitre
sur les villes » (Demangeon, 1937, p.308). Maurice
Pardé, chroniquant un ouvrage sur la géographie des
montagnes, s'étonne : « des faits capitaux comme
l'activité industrielle, ou les voies de communication, sont
passés sous silence [...] Enfin l'auteur paraît oublier
qu'il existe dans les montagnes des villes » (Pardé,
1938, p.630). Et lorsque André Allix publie un compte rendu globalement
élogieux de la thèse de Lucien Gachon, il
« s'étonne du silence fait sur les rapports avec Paris, Lyon,
voire même Clermont-ferrand à 35 km » (Allix,
1943a, p.101).
Si les géographes soulignent fortement l'archaïsme
de l'habitat rural traditionnel, ils insistent de façon identique sur
les dangers de la ville ancienne. Dans les articles, l'opposition est
systématique entre les miasmes des quartiers centraux et le
caractère hygiénique des quartiers périphériques
récents. Les quartiers centraux de Limoges sont
« malsains », les rues y sont « encombrées
d'immondices et d'eaux stagnantes », certains endroits étant
décrits comme des « foyers
d'épidémie » (Perrier, 1938, p.369-372). Le
centre de Toulouse est marqué par « l'étroitesse des
cours, l'absence de soleil, voire de lumière, aux étages
inférieurs », les appartements y sont humides et manquent de
confort, « bon nombre de ces vieilles maisons sont des
taudis » (Coppolani, 1942, p.30). Le développement de
Marseille pose de « redoutables problèmes d'hygiène et
de logement, de circulation » (Pierrein, 1939, p.332). Les
transformations des vieux centres villes sont systématiquement
décrites de façon positive, excepté chez Jean Coppolani
qui maugrée à longueur de pages sur presque tous les aspects
architecturaux en usage depuis la fin du XVIIIe siècle.
Quant au développement des cités
ouvrières, il fait l'objet de descriptions
élogieuses : « maisons ouvrières modernes,
propres et saines, accompagnées d'un petit jardin »
(Coppolani, 1942, p.52), « constructions coquettes [qui
apportent] un cachet de propreté et d'aisance »
(Pradalié, 1936, p.56) « partout s'étendent
ces faubourgs neufs, plein de jeunesse et de gaîté, avec leurs
maisons coquettes et confortables dans les jardins fleuris »
(Soulas, 1938, p.323). Cette dernière citation est de l'auteur
le plus urbanophile de l'époque, avec Léon Aufrère. Jean
Soulas conclut un article de 1939 de la façon
suivante : « car chaque jour voit un peu plus la mer des
maisons envahir le paysage au détriment du champ et de la forêt.
L'heure du retour à la terre n'est pas encore venue »
(Soulas, 1939, p.471).
Les seuls exemples trouvés d'un discours anti-urbain
l'ont été dans deux articles d'Albert Demangeon. Dans un compte
rendu d'ouvrage, il résume les conclusions de l'auteur et
écrit :
« l'urbanisation démesurée, due
à l'industrialisation, a compromis l'équilibre social en beaucoup
de pays d'Europe : dislocation de la famille, déracinement d'une
masse de ruraux, affaiblissement des habitudes propriétaires et
individualistes des paysans. N'est-il pas à souhaiter, demande Mr H.
Decugis, que, par réaction contre les excès de la grande
industrie et de l'agglomération urbaine, on cherche à consolider
ou à reconstituer les sociétés rurales ? »
(Demangeon, 1938a, p.61).
Le fait de s'abriter derrière la question de l'auteur
cache mal la pensée d'Albert Demangeon qui signale quelques mois plus
tard qu'avant la guerre, l'Allemagne était un pays « purement
industriel » donc « économiquement
déséquilibré » et que depuis 1933, les
dirigeants allemands ont pris une « remarquable série de
mesures pour restaurer l'agriculture » (Demangeon, 1938b,
p.119). Mais le développement des villes l'inquiète surtout
parce qu'il ne s'accompagne pas d'une modernisation suffisante des campagnes,
et notamment des campagnes françaises.
En ce qui concerne le regard porté sur l'industrie, il
est unanimement élogieux. Les adjectifs et les formules employés
illustrent ce phénomène : « gigantesques
hangars », « usine monumentale »,
« armée de grues » (Cottier, 1936,
p.248) ; « ruche industrielle », « essor
inouï [des industries] », « industrie
trépidante » (Arbos, 1943, p.266-267) ;
« « grandes usines [...] belles réalisations [...]
ces usines sont parmi les plus considérables de France »
(Faucher et al., 1941, p.108). La houille blanche est
particulièrement mise en valeur : « magnifique lac
artificiel », « ensemble impressionnant
d'usines », « aménagement hydro-électrique
remarquable » (Faucher, 1940, p.74-75). Citons enfin Raoul
Blanchard, à propos d'une ville canadienne : « les vrais
monuments ici, ce sont les usines, bâties pour la plupart avec soin,
souvent agréables à voir avec leurs pelouses [...] [elles]
dressent leurs formes amples et éclatantes jusqu'au milieu des quartiers
les plus pauvres » (Blanchard, 1936, p.178). Si les
bâtiments et les réalisations matérielles sont l'objet de
commentaires élogieux, c'est le cas également pour les effets de
l'industrie sur la région environnante. « Là où
l'industrie prospère, elle retient les hommes [...] elle attire les
étrangers » (Jorré, 1938, p.129).
« L'industrie nouvelle retient la population [...], introduit des
habitudes d'hygiène et même de confort dans une région qui
les ignorait [...] L'industrie électrique transforme jusqu'au paysage et
parfois l'embellit » (Taillefer, 1939, p.257-258). Quant au
retour à des formes plus traditionnelles, le sujet n'est abordé
que de façon exceptionnelle, sans doute parce qu'il n'est pas plus
crédible que le retour à la terre. Rappelons que dès 1920,
Albert Demangeon écrivait : « Il est difficile d'admettre
que la restauration des petites industries puisse avoir une grande
portée économique. On peut regretter leur déclin qui a
été une cause puissante d'exode rural [...] L'avenir est à
la production mécanique, à l'américaine ; il faut
produire en masse, par séries » (Demangeon, 1975, p.301-302).
Presque vingt ans plus tard, le ton est sans appel : « plus
chimérique encore est l'espoir d'un retour à l'industrie
familiale et artisanale » (Veyret-Verner, 1939, p.645).
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