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Un champ scientifique à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale les revues de géographie françaises de 1936 à 1945

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par Laurent Beauguitte
Université Paris 7 - Master 1 2007
  

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2.4. Le rôle clé des colonies

Les colonies françaises représentaient, pour le régime de Vichy, l'un des deux seuls atouts - avec la Marine - lui donnant l'illusion d'une possibilité de négociation avec l'Allemagne nazie. Mais glorifier l'oeuvre coloniale française ne suppose pas un soutien à Pétain. Raoul Girardet a montré que les formules vichystes et les formules gaullistes concernant la « grande France » sont identiques pendant la guerre (Girardet, 1972, p.194-201). Les chaires de géographie coloniale créées par Vichy ne sont pas remises en cause à la Libération, bien au contraire, le gouvernement en crée de nouvelles et instaure une licence d'étude coloniale (Singer, 1997, p.364-365). L'Office des Recherches Scientifiques Coloniales créé en 1942 ne fait que reprendre un projet d'avant-guerre, et la structure est maintenue après la Libération, devenant l'ORSTOM (Picard, 1990, p.79-80). Si, pour les historiens Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch, le régime de Vichy représente l'apothéose de la propagande coloniale, il est intéressant de constater que, dans la liste fournie des 45 ouvrages coloniaux les plus marquants, ne figure aucun géographe (Blanchard et Boetsch, 1994, p.29-30). Enfin, l'article d'Hervé Théry montre que Vichy ne représente pas une solution de continuité dans les discours scolaires des géographes français sur le monde colonial (Théry, 1988, p.304-305). L'un des exemples les plus flagrants de cette continuité est la parution dans L'information géographique en 1945 d'un article de Pierre et Marcel Clerget intitulé « Comment faire pénétrer par l'enseignement la notion d'Empire français », article qui résume un ouvrage des mêmes auteurs paru en 1938 (Clerget, 1945). Si j'ai pourtant choisi d'y consacrer quelques pages, c'est pour deux raisons. Tout d'abord me confronter à une littérature employant des stéréotypes raciaux d'une violence surprenante pour un lecteur contemporain. Ensuite pour noter comment est décrit le rôle colonial de l'Europe en général et de la France en particulier.

Une approche quantitative est dans ce cas plus facile à mettre en oeuvre, le lieu étudié permet d'inclure l'article dans la « géographie des colonies ». J'ai compté le nombre de communications relatives aux colonies françaises parues dans le BAGF, le nombre d'articles et de « notes et comptes-rendus » concernant les mêmes espaces parus dans les AG. Lorsqu'un article aborde un sujet relatif à la colonisation dans son ensemble, il a été comptabilisé. Lorsqu'un article traite d'une zone géographique incluant des colonies françaises, il a également été comptabilisé. Les chroniques parues dans les AG n'ont pas été considérées : le fait que leurs auteurs n'apparaissent pas dans la liste des collaborateurs indique, me semble-t-il, le caractère très factuel de ces chroniques. De plus, leur taille est très nettement inférieure à celle des autres textes retenus. De 1936 à 1939 inclus, en moyenne 10 textes par an concernent les colonies françaises. De 1940 à 1943 inclus16(*), cette moyenne annuelle tombe à 5.75 textes. Dans la mesure où les AG ont un volume diminué de moitié, la part de la « géographie des colonies » reste donc stable. La même stabilité apparaît dans le contenu de ces textes.

Que ce soit avant ou pendant la seconde guerre mondiale, l'« indigène colonisé », et plus particulièrement « le noir17(*) », n'est pas bon à grand-chose. En Afrique noire, l'anthropophagie n'a pas disparue, elle est heureusement en voie de régression, grâce à l'action des administrateurs (Robequain, 1937, p.131 ; MacLatchy, 1937, p.69). Qu'il soit jaune, noir ou musulman, l'indigène est « imprévoyant » (Célérier, 1939, p.539 ; Marres, 1942, p.56 ; Richard-Molard, 1943, p.363 ; Tinthoin, 1938, p.546). Toutes les « races » ne sont pas considérées de la même façon. Le travail agricole minutieux des populations asiatiques est loué par les différents auteurs. Le musulman est forcément « xénophobe ». Le plus difficile reste pourtant de mettre « le noir » au travail : « le travail lui est à coup sûr très pénible, il cherche à l'esquiver autant qu'il peut » (Richard-Molard, 1943, p.362), « [ils] se fatiguent vite et ne peuvent consentir qu'un court et assez faible effort [...] abandonné à lui-même, l'indigène évite le travail » (Ladurantie, 1943, p.100 et p.108).

Heureusement pour ces peuples barbares, l'Europe est intervenue. Les effets de la colonisation sont loués, qu'il s'agisse de la colonisation italienne (Capot-Rey, 1937, p.549), néerlandaise (Robequain, 1941, p.37-57), britannique (Robequain, 1942a, p.75) ou, bien entendu, française. Multiplier les citations serait fastidieux : le colonisateur met fin aux guerres intertribales (Ladurantie, 1943, p.101), il apporte hôpitaux et écoles (Bélime, 1936, p.149 ; Robequain, 1941, p.57) ; en un mot, grâce à une « souple et compréhensive tutelle », il permet le « développement économique, social et intellectuel » (AG, 1938, p.638, compte rendu d'un ouvrage sur le Cameroun). Cette géographie est très facile à caricaturer et les lignes précédentes cèdent sans doute en partie à cette tentation. Les phrases les plus ahurissantes pour le lecteur d'aujourd'hui n'ont pourtant pas été citées18(*). À côté des inepties d'un Jacques Richard-Molard, il existe également des articles passionnants où l'auteur blanc cherche à comprendre un paysage agraire qui ne ressemble pas à ce qu'il connaît : l'article de Jules Blache paru en 1940 dans la RGA en est le parfait exemple19(*). Les limites, les ratés de la colonisation et les événements politiques ne sont pas passés sous silence. L'agitation destourienne en Tunisie est signalée (Tinthoin, 1939, p.551). Priver les indigènes de fusils appauvrit leur régime alimentaire et « de nombreux villages restent souvent 2 ou 3 mois sans manger de viande » (Ladurantie, 1943, p.121). Charles Robequain apparaît particulièrement lucide sur les transformations en cours :

« la société noire se transforme rapidement au contact des Européens. Les cadres traditionnels du village et de la grande famille éclatent, l'ancien droit coutumier [...] cède à des conceptions nouvelles. Un prolétariat urbain se constitue, la vie en économie fermée disparaît peu à peu. Il faut diriger cette évolution, sous peine d'aboutir au chaos » (Robequain, 1942b, p.139).

Il faut noter que l'article plusieurs fois cité d'A. Ladurantie, administrateur des colonies, est le premier article de « géographie coloniale » à paraître dans la RGPSO depuis sa création. L'explication en est donnée par Daniel Faucher : l'impression de l'article a été financée par le Ministère des Colonies. Y voir la mainmise de Vichy serait excessif, le Ministère des Colonies finançait l'impression d'un article de Charles Robequain dans la RGA en 1938. Il semble plus logique d'y voir une indication sur les besoins financiers de la revue. Dernier point, l'appellation même de géographie coloniale pose problème aux géographes de l'époque. Georges Hardy, dans son ouvrage Géographie et colonisation, refusait l'étiquette : « nous ne disons pas géographie coloniale, pour n'avoir point l'air de prétendre que la géographie des colonies échappe aux règles ordinaires de la géographie tout court » (Hardy, 1933, p.206). Le compte rendu du Congrès d'Amsterdam paru dans les AG précise : « il semble qu'une méthode soit encore à chercher dans ce domaine, si tant est que les problèmes coloniaux constituent un groupe spécial d'étude géographique » (Gibert, 1938, p.569). S'il est vrai que les questions posées aux textes passés sont toujours des questions actuelles, il m'est amusant de rencontrer, dans une génération de géographes dont certains auteurs soulignent volontiers la paresse méthodologique et épistémologique, des questions tout à fait contemporaines. Des géographes s'interrogent aujourd'hui pour savoir s'il existe une « géographie du développement », des géographes s'interrogeaient avant-guerre pour savoir s'il existait une « géographie coloniale ».

* 16 Les Annales de géographie ne paraissant pas en 1944, cette année n'a pas été considérée.

* 17 La majorité des auteurs de l'époque n'utilise pas de majuscule.

* 18 Pour faire travailler le noir, Richard-Molard s'interroge : « Une solide raclée ? Quelle tentation, on s'en doute ! » (1943, p.364). Et « le noir démonte tout moteur, un peu comme l'enfant qui veut savoir comment est faite sa poupée ! » (p.366). Il est vrai qu'il s'agit là de ses premières publications.

* 19 Qu'il ait été repris dans Pages géographiques sans la moindre modification montre la pertinence de l'article. En 1963, nombre d'articles de « géographie coloniale » écrits à la même époque auraient sans doute fait scandale s'ils avaient été republiés.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote