2.2. « Géographie rurale »
et retour à la terre
Le discours de certains géographes sur l'histoire de la
géographie « classique » est parfois
étonnant. Paul Claval écrit par exemple « les
spécialistes du monde rural sont les agents d'idéologies
conservatrices, voire franchement passéistes. Les géographes
n'échappent pas à la règle » (Claval, 1998,
p.189). André-Louis Sanguin prétend qu'à partir de 1945,
la géographie française « ne peut plus continuer
à occulter les espaces urbains et à fabriquer de belles
monographies sur des espaces figés » (Claval, Sanguin, 1996,
p.335). L'article beaucoup plus nuancé de Jean-François Chanet
reprend en partie ce discours, il affirme à propos des géographes
que « leur regard reste surtout tourné vers le
passé » (Chanet, 1994, p.11). De là à faire des
géographes des partisans du retour à la terre, il y a une marge
difficile à franchir. L'étude des articles de ce qui n'est pas
considéré à l'époque comme de la géographie
rurale (voir la mise au point de Plet, 2003) permet d'infirmer nombre de ces
affirmations. Le monde rural étudié par les géographes
n'est certainement pas dans les années 1930 et 1940 un monde
figé. Il s'agit bien au contraire d'un monde en pleine
transformation : transformation des cultures et des modes de production,
de l'habitat, des moeurs, bouleversement démographique (voir Paxton,
1996, « La triple crise de la paysannerie
française », p.23-85). Tous les auteurs sans exception
insistent sur les changements en cours. Qu'ils s'intéressent aux espaces
ruraux ne doit pas surprendre, il suffit de rappeler qu'en 1936, un tiers de la
population active est agricole (Moulin, 1988, p.180). Et l'abondance de
monographies sur des « petites patries » à dominante
rurale semble être en partie la conséquence du mode de
fonctionnement des Instituts de Géographie provinciaux. Les Alpes sont
ainsi découpées en territoires, territoires qui feront chacun
l'objet d'un mémoire de DES, mémoire qui a ensuite de fortes
chances d'être publié dans la RGA (7 DES publiés
sur 9 présentés de 1937 à 1941). Grenoble étant la
chasse gardée de Raoul Blanchard depuis 1916, il est normal de
rencontrer tant d'études sur des vallées rurales dans la
Revue de géographie alpine.
Il convient également de rappeler que ce n'est pas
Vichy mais toute la IIIe République qui met à
l'honneur les vertus campagnardes. Les travaux d'Anne-Marie Thiesse (1991,
1997) et de Jean-François Chanet (1996) montrent comment le discours
républicain et ses prolongements scolaires ont promu les valeurs
supposées du monde rural : stabilité, prévoyance,
modération, enracinement. Ce thème a son origine dans les
fondations mêmes de la IIIe République : louer les
vertus paysannes doit favoriser le ralliement des paysans à la
République après l'écrasement de la Commune de Paris. Ce
discours n'est d'ailleurs pas le privilège d'un parti politique :
L'Humanité publie un feuilleton en 1911 pour combattre la
dépopulation des campagnes, le feuilleton se termine par un chapitre
intitulé « Résurrection » qui décrit
le retour à la terre de l'héroïne (Thiesse, 1991, p.189).
Ajoutons enfin qu'après la première guerre mondiale, le paysan
français est considéré par l'opinion comme le sauveur du
pays, celui qui a payé « l'impôt du sang »
pour défendre ses terres.
Les termes utilisés pour décrire les
transformations en cours et le « fléau de la
dépopulation » ont été relevés dans les
articles parus dans les revues du corpus de 1936 à 1945. L'objectif
était d'évaluer la pénétration, à partir de
1940, des idéologies pétainistes dans le champ scientifique.
L'ouvrage de Marcel Braibant (1943) - propagandiste vichyssois qu'Abetz a fait
libérer au début de la guerre (Burrin, 1995, p.378) - a servi de
point de comparaison. Une approche quantitative a été
tentée puis abandonnée. En effet, la catégorie
« géographie rurale » fonctionne très mal
pour les articles de l'époque. En fonction des critères
d'inclusion retenus, il est facile de prouver tout et son contraire. De
nombreuses monographies portent sur des espaces à dominante rurale, mais
les villes y sont traitées. D'autres articles s'apparentent davantage
à la géographie économique ou à la
géographie de la population. Les géographes n'utilisent pas cette
catégorie pendant la période, j'ai jugé plus sage d'agir
de même.
Les termes employés pour décrire l'habitat
traditionnel sont en général extrêmement
péjoratifs : « misérables
bâtisses », « tout paraît pauvre,
étriqué, étrangement désuet »
(Lhéritier, 1937, p.628), le même auteur écrit un
peu plus loin : « la vue de ces maisons rustiques évoque
un long passé de médiocrité ou de
pauvreté » (id., p.646). Les descriptions
évoquent « l'aspect sombre des intérieur :
cheminée noire, murs gris, plafond noir » (Veyret,
1936, p.853) ou une maison qui « est partout sale et sans
hygiène » (Duroselle, 1943, p.292). Les maisons
anciennes donnent une « impression misérable » et
où règne « l'absence de confort et
d'hygiène » (Mory, 1939, p.462). Le ton est le
même pour décrire les bâtiments d'exploitation :
étables « obscures, mal aérées [...] mal tenues,
fangeuses » (Ombret, 1937, p.181), ou bien
« basses, sombres et malsaines » (Amalric, 1937,
p.232). Les modes d'exploitation traditionnels ne sont pas davantage mis
à l'honneur et les termes « archaïque »,
« inadapté » et
« désuet » reviennent très fréquemment
avant comme après 1940.
Les transformations des modes d'exploitation (remembrement,
mécanisation, spécialisation) sont louées de façon
quasi unanimes : « formes nouvelles, mieux liées à
la vie économique moderne » (Ombret, 1936, p.171),
« partout des fermes aménagées, agrandies, des
constructions neuves » (Christophe, 1942, p.157),
« progrès généraux de la vie
agricole» (Sentou, 1941, p.316), « la production
[...] fait circuler l'aisance dans le pays, elle oblige le paysan à
sortir de ses habitudes. Elle le pourvoit de moyens nouveaux, elle ouvre son
esprit vers des progrès intéressant peu à peu toute la vie
rurale » (Orue, 1941, p.450). L'enrichissement des
agriculteurs se traduit notamment par des transformations de l'habitat et les
avis se font plus nuancés. Tous louent les progrès de
l'hygiène et du confort mais rares sont ceux qui vont jusqu'à se
réjouir du changement du mobilier : « on apprécie
cependant la solide banalité [des pièces de mobilier ancien]
quand elles se juxtaposent à ces meubles de pacotille qui commencent
à encombrer les logis paysans » (Sauvan, 1942,
p.358), « les meubles modernes viennent détruire
l'originalité faite d'une adaptation autrefois mieux
conçue » (Jourdan, 1938, p.119). Des formules
positives apparaissent cependant : « à la lourde table de
chêne massif succède un meuble plus maniable »
(Mory, 1939, p.464), « un mobilier plus moderne et plus
confortable » (Méjean, 1939, p.205). La
majorité des auteurs, tout en se réjouissant du
« progrès dans la manière de vivre »,
regrette « la perte de ce qui faisait le charme de la maison
traditionnelle » (Faucher, 1945, p.252).
Le sujet le plus constamment évoqué à
propos du monde rural est le « fléau de la
dépopulation » et sa conséquence paysagère, la
multiplication des ruines. Le sujet a été traité par
Jean-François Chanet (1994) et je passerai sur ce thème beaucoup
plus rapidement que ne le firent les géographes de l'époque.
Ceux-ci utilisaient un modèle théorique parfaitement
résumé par Henri Onde, l'émigration était
« un moyen de proportionner sa population à ses ressources, de
parvenir à un équilibre [...], d'échapper à une
surcharge dangereuse et à la misère » (Onde,
1942b, p.392). Tous les auteurs insistent sur la surcharge démographique
des campagnes autour de 1850 et tous insistent également sur le
caractère nécessaire de l'émigration. Ce qui
échappe à la compréhension des auteurs, c'est qu'un pays
continue à perdre des habitants alors qu'il pourrait très bien
faire vivre confortablement toute la population restante. Cette
incompréhension est tout à fait nette lorsque Raoul Blanchard,
à propos du Québec, écrit qu'il est
« affligeant » de découvrir les
« méfaits » de l'émigration dans
« une région où la moitié du sol reste
inculte » (1937a, p.130), ou que « le voyageur
s'étonne de ne trouver que 1000 âmes dispersées dans un
secteur qui pourrait en faire vivre 20000 » (1938, p.91). La
poursuite de l'émigration, une fois dépassé cet
état d'équilibre, inquiète et désole la plupart des
géographes pendant toute la période. Il y a là un
phénomène que les contemporains jugent anormal :
« la dépopulation progressive que nous allons retracer
n'aurait pas dû se poursuivre jusqu'à la désertion presque
absolue » (Veyret, 1941, p.514). Ses effets positifs sont
cependant soulignés : Philippe Arbos, dans son compte rendu de la
thèse de Lucien Gachon, après avoir évoqué
« l'extension lamentable des friches »,
« les ruines villageoises », « un air d'abandon
qui serre le coeur » écrit qu'ensuite « on a
assisté au progrès d'un paysage naturel de pelouses et de
forêts, à la reconstitution des réserves en terre, en eau,
en humus, au remembrement de la propriété, à la
décongestion des vieux villages » (Arbos,
1941, p.528). Henri Gaussen évoque à plusieurs reprises les
conséquences bénéfiques de la dépopulation sur la
flore (Gaussen, 1937, p.363 et 368). Et un auteur écrit en
substance que les tares résultant de mariages consanguins sont
moins nombreuses depuis que la dépopulation oblige à chercher son
conjoint plus loin (Delaruelle, 1943, p.58). Des arguments nouveaux
apparaissent après guerre pour déplorer cette
« désertion » : il convient d'éviter une
« hémorragie mortelle telle qui accumulerait des charges
administratives trop lourdes pour une population réduite »
(Smotkine, 1945, p.128).
Si l'exode rural est décrit comme un drame, aucun
géographe ne croit au retour à la terre. Il importe de rappeler
que là encore, Vichy n'invente rien. Un Comité de retour à
la terre, placé sous l'autorité du Ministère de
l'Agriculture, est créé en 1922 (Faure, 1987, p.107), et de
nombreux romans et feuilletons publiés dans les années 1930
illustrent la popularité du thème. Le ton est parfois
nuancé : « il est à supposer et à craindre
[que] toutes les cultures abandonnées des Alpes Maritimes ne puissent
être rendues à leur vocation primitive »
(Dugelay, 1943, p.164). Il est parfois beaucoup plus
explicite : « il ne faut pas compter sur le "retour à la
terre" pour repeupler la montagne » (Fourchy, 1943,
p.186), « Prêcher le retour à la terre et décrire
les joies de la campagne est bien ; mais il est à croire que ceux
qui les décrivent et les prêchent n'ont jamais habité dans
le cadre sinistre de Callibet » (Defos du Rau, 1944, p.53).
À ma connaissance, le seul géographe ayant prôné
sous Vichy le retour à la terre est Lucien Gachon, mais il l'a fait dans
son oeuvre romanesque (voir l'analyse de Thiesse, 1991, p.274-280), et ce
thème n'apparaît pas dans ses articles scientifiques. La lecture
de sa thèse principale et de sa thèse complémentaire,
celle de ses articles parus pendant l'Occupation, montre au contraire un
géographe certes amoureux de son terrain et fort peu sensible au monde
urbain, mais nullement un propagandiste à la Braibant. Ce dernier voit
dans le retour à la campagne et à l'artisanat traditionnel le
remède au chômage, à la dénatalité et aux
conflits sociaux (Braibant, 1943, p.141-142). Aucun géographe ne croit
à sous Vichy que le retour à la terre soit une solution viable -
la politique d'aide à l'installation en milieu rural a d'ailleurs
été un échec total, moins d'un millier de familles ayant
cédé aux charmes de la campagne malgré une propagande
intense (Giolitto, 1991, p.26). Si Vichy a mis les campagnes à
l'honneur, c'était en partie pour lutter contre les supposées
« industrialisation et urbanisation à outrance ».
Les géographes classiques ayant une réputation tenace - et
discutable - des ruralistes indécrottables, il est apparu
intéressant d'étudier la façon dont ils traitent avant et
après l'armistice de 1940 des villes et de l'industrie.
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