Un champ scientifique à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale les revues de géographie françaises de 1936 à 1945( Télécharger le fichier original )par Laurent Beauguitte Université Paris 7 - Master 1 2007 |
Deuxième partieDes revues sous Vichy
« La stratégie globale est facile à comprendre : faites subir tout ce que vous pouvez à la littérature qui précède afin qu'elle se prête du mieux possible à ce que vous avez l'intention de soutenir. » Bruno Latour, 1995 (1ière éd.1987), La science en action, p.97 La relation éventuelle entre les thématiques des géographes et les discours du régime de Vichy est un sujet qui a peu été traité jusqu'à maintenant. L'implication de certains géographes dans les travaux de la DGEN (commission Dessus) est maintenant bien connue (Couzon, 2001 ; Markou, 2005, p.62-79), l'intérêt des géographes de l'époque pour le monde rural est fréquemment évoqué (Chanet, 1994), mais l'aspect idéologique a été, à ma connaissance, peu étudié. Paul Claval a montré l'absence de dimension fasciste dans les travaux des géographes français dans les années 1930 (Claval, 1997). Les travaux de Jean-Louis Tissier concernent principalement l'utilisation de la méthode Deffontaines par l'école des cadres d'Uriage (Tissier, 2001). Une communication non publiée de Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier s'interroge à propos d'un article d'André Cholley paru dans L'information géographique en 1941, mais sans apporter de réponse claire (Robic, Tissier, 1989). Le fonctionnement des universités pendant l'Occupation et à la Libération ainsi que les conséquences universitaires de la politique antisémite de Vichy sont connus (Gueslin 1994, Singer 1992 et 1997). Mais il manque l'équivalent pour les géographes de ce qu'Olivier Dumoulin a réalisé pour les historiens (Dumoulin 1990 et 1997), c'est à dire une étude des rapports entre la production scientifique des géographes et le régime de Vichy. Certains auteurs semblent considérer la question résolue : Jean-Louis Tissier écrit ainsi que la création de l'agrégation de géographie s'explique : « en partie par les relations personnelles et influentes d'Emmanuel de Martonne (élu à l'Académie des Sciences en 1943), mais aussi par le fait que l'École française de géographie soutient les thèmes proches des préoccupations politiques de l'époque : retour à la terre, régionalisation, exaltation de l'Empire colonial [...] » (texte repris dans son HDR, p.73). L'influence d'Emmanuel de Martonne ne fait aucun doute, mais le lien supposé entre les thèmes des géographes français et les préoccupations politiques est plus contestable. Les géographes français s'intéressent au problème de la région depuis des décennies, de Paul Vidal de la Blache à Raoul Blanchard sans oublier Jean Brunhes ou Daniel Faucher. L'exaltation de l'Empire colonial est à l'origine de la création de nombreuses sociétés de géographie. Quant au seul géographe ayant prôné le retour à la terre, il l'a fait, non dans des articles scientifiques, mais dans un roman écrit en 1941 (Lucien Gachon, 1943, La première année). Les préoccupations politiques de Vichy n'ont pas surgi brutalement en juin 1940, elles n'ont pas non plus disparu comme par enchantement en juin 1944. La majorité des historiens de la période insistent au contraire sur la très grande continuité entre les politiques menées et les discours tenus entre la fin de la IIIe République, le régime de Vichy et le début de la IVe République (Hoffmann 1961, Paxton 1973, Azéma 1979, Burrin 1995). Les rares aspects politiques originaux de Vichy concernent la lutte contre « l'ennemi intérieur », qu'il soit Juif, Franc-maçon ou communiste. Les géographes ont pu trouver refuge dans la géographie physique pour éviter les problèmes avec la censure, que ce soit celle de Vichy, installée à Clermont-Ferrand, celle des éditeurs parisiens ou la censure allemande. À l'inverse, profitant d'une conjoncture favorable, ils ont peut-être appuyé le discours ruraliste du régime de Vichy, tout en fustigeant l'urbanisation et l'industrialisation à outrance. L'Empire colonial représentant, avec la Marine, l'un des deux atouts de Vichy pour négocier avec l'Allemagne, il peut être utile d'étudier le contenu des articles de géographie coloniale. Autre préoccupation essentielle, la question démographique et, ce qui apparaît à l'époque comme sa conséquence logique, le problème des étrangers : comment sont-ils traités avant et après 1940 ? Y a t'il enfin, non dans les actes14(*) mais dans les écrits, des marques de soutien ou au contraire des marques d'hostilité au régime en place ? 2.1. Un refuge dans la géographie physique ?Ce qui est considéré comme article par les différents comités de rédaction a été réparti en deux classes : physique et autres. L'objectif était de déterminer si, comme l'affirme à propos des AG McDonald (1965, p.126), les géographes de l'époque se réfugient dans la géographie physique, a priori moins sujette à polémique15(*), si ce n'est entre « école de Grenoble » et « école de Paris ». Le corpus a été divisé en revues de la zone occupée - ou revues parisiennes - et revues de la zone libre - ou revues régionales. Il est en effet possible qu'une plus grande proximité géographique avec l'occupant entraîne une plus grande prudence. Que ce soit d'un point de vue global, ou revue par revue, cette tendance n'apparaît pas clairement. Les moyennes annuelles pour la période 1936-1939 et 1940-1944 sont respectivement de 0.43 et 0.45 pour les revues parisiennes et de 0.34 et 0.38 pour les revues régionales. Figure 14 : Proportion d'articles de géographie physique par année
Source : Beauguitte Laurent Le seul indicateur d'une telle tendance réside dans le contenu des « Actualités » paraissant dans les Annales de géographie. Celles-ci font, avant guerre, une grande place aux événements politiques, notamment à ceux liés aux conflits en Asie et aux ambitions allemandes. Elles disparaissent en 1940. En 1941, la rubrique réapparaît, mais porte presque exclusivement sur la géographie physique (événement climatique, tremblement de terre). Les rares actualités politiques sont anodines et / ou concernent des pays lointains. Ainsi, en 1941, dans le n°281, les deux informations politiques concernent respectivement la Thaïlande et Tanger (p.68). La tendance est plus nette encore pour l'année 1942, seuls trois faits de géographie humaine sont signalés : l'achèvement d'un tunnel à Rotterdam (n°285, p.63), l'unité de la colonie portugaise du Mozambique (n°287, p.227) et le changement par les Japonais d'un toponyme urbain (n°288, p.301). La situation se rétablit légèrement en 1943, 8 faits de géographie humaine sont signalés. L'autocensure des auteurs apparaît ici de façon évidente. La même dépolitisation contrainte apparaît dans les pages « Statistiques récentes » des AG. Instaurées en 1937, elles visent à donner les dernières informations économiques disponibles sur les grands pays occidentaux, la France, ses colonies, et les principales matières premières. Or en 1941, les statistiques données concernent « le monde souterrain » : les gouffres les plus profonds, les cavernes les plus vastes...(A.G, 1941, p.159-160). Hormis ces deux exemples, les géographes ne semblent pas se réfugier dans la géographie physique. Bien au contraire, certains n'hésitent pas à aborder l'actualité de façon frontale. Les conséquences des restrictions d'énergie sont étudiées par de multiples auteurs, que ce soit pour étudier les modifications dans les transports, l'intensification de l'exploitation forestière ou la reprise de l'exploitation de certains gisements : « actuellement, avec les transports très réduits de la période de crise que nous traversons, une reprise temporaire de l'exploitation peut offrir un certain intérêt » (Perret, 1943, p.35), « les transports par route ont pratiquement cessé, faute de combustible. Le rail a reconquis provisoirement ses anciens clients [...] Mais il s'agit d'une situation exceptionnelle » (Mercier, 1941, p.675). Jean Suret-Canale signale les « conditions toutes spéciales » qui voient la concurrence des transports automobiles supprimée, « l'intensification active de l'exploitation du bassin houiller tarnais depuis l'armistice » et la « disparition de la houille anglaise » (Suret-Canale, 1942, p.340-341). Les conséquences directes du conflit au niveau démographique et économique sont également abordées. Le sort des prisonniers, des déplacés, des Alsaciens et des Lorrains « évacués à l'intérieur » est régulièrement évoqué (voir par exemple AG, 1942, n°290, p.156). Les « difficultés de main d'oeuvre et la pénurie de matériaux » sont évoquées (Messines du Sourbier, 1942, p.626) tout comme «les réfugiés et les prisonniers de guerre » (Coppolani, 1942, p.20). Un article tout à fait étonnant de J. Servas, article d'ailleurs omis dans la table des matières du BAGF, décrit de façon très claire les conséquences de la guerre sur l'agriculture marnaise : manque de main d'oeuvre, réquisition des cheveux, rareté du carburant, des engrais, hausse des prix (Servas, 1942, p.141-144). Dans les Études rhodaniennes, l'année suivante, le constat est similaire : manque d'engrais, pénurie de transports, hausse des prix, restrictions de la consommation d'électricité (Lanier, 1943, p.88-89). L'aspect exceptionnel, provisoire, de ces transformations est chaque fois souligné par les auteurs. Les géographes de l'époque, loin de se réfugier dans une tour d'ivoire, décrivent et expliquent ce qui se passe autour d'eux. Ainsi, dès la fin 1940, un article sur les réfugiés alsaciens est publié dans la RGPSO (Luxembourg, 1940).
* 14 Pour cet aspect, voir la liste des engagements connus pendant la période située en annexe. * 15 La formule de MacDonald est la suivante : « articles on geomorphologic topics were the easiest to research and safest to publish ». |
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