1.6. Les bénéfices secondaires
Une période de restriction s'accompagne logiquement de
rationnement et d'une volonté de contrôle plus grande. Vichy a
multiplié les formulaires administratifs permettant de surveiller et de
gérer la population (Noiriel, 1999, p.162-171). L'utilisation de ces
documents a été d'une grande utilité pour certains
géographes. Ainsi, l'utilisation des cartes d'alimentation permet le
recensement des populations, que ce soit en France (AG, 1942,
n°286 « Statistiques récentes », p.155) ou en
Bohême-Moravie (Meynier, 1942, p.229). Elle s'avère
également très utile à Raoul Blanchard pour étudier
l'émigration dans les Alpes. Jean de Beauregard écrit en
effet :
« les "fiches bis des cartes d'alimentation"
portaient l'adresse de ceux qui avaient quitté le pays et étaient
renvoyées à la mairie du lieu de naissance qui les conservait. De
sorte qu'il était possible de connaître, à l'unité
près, la destination des émigrés » (In
memoriam Raoul Blanchard, 1966, p.25-26).
Colette Laffond, élève de Raoul Blanchard,
utilise le même outil pour étudier les transformations de
l'économie dans les Gradins de Forcalquier (Laffond, 1945,
p.95). Il est permis de supposer que d'autres géographes ont
utilisé les données produites par Vichy, à condition bien
entendu qu'ils aient pu y avoir accès. Les géographes n'ont pas
été les seuls à bénéficier de tels effets
secondaires positifs. Alfred Sauvy écrit ainsi
qu' « actuellement, le rationnement alimentaire fournit un
nouveau moyen de recensement » (Sauvy, 1944, p.13) et que le
contrôle des étrangers est facilité par « les
réglementations nouvelles : carte de travailleur, carte
d'alimentation » (id., p.20).
1.7. La petite guerre dans la grande : Blanchard
vs de Martonne
Le conflit entre « École de
Grenoble » et « École de Paris », ou plus
exactement l'inimitié profonde entre Emmanuel de Martonne et Raoul
Blanchard, débute dès 1910. L'aspect scientifique du conflit
porte sur les hypothèses géomorphologiques concernant la
formation des Alpes, et les rôles respectifs de l'érosion fluviale
et de l'érosion glaciaire. L'hostilité personnelle est tout aussi
importante, et il est possible d'interpréter ce conflit comme une
volonté d'autonomie de la part de Raoul Blanchard (Broc, 2001b). Le
contexte dramatique de la période ne justifie visiblement pas
l'arrêt des hostilités entre les deux écoles. Il est
probable que certaines allusions m'aient échappé et que de
nombreux articles de géographie physique que Raoul Blanchard prend un
plaisir visible à démolir dans son « Bulletin
bibliographique des Alpes françaises » annuel aient
été écrits par des représentants de
« l'école parisienne ».
Les élèves de Raoul Blanchard n'insistent pas
sur ce conflit mais l'évoquent de façon transparente pour les
lecteurs géographes de l'époque. André Allix, dans son
compte rendu des Étapes de la géographie de René
Clozier, écrit :« il présente maintes
citations ; le choix est bon, et l'on ne s'étonnera pas que la part
des maîtres parisiens y ressemble à celle du lion »
(Allix, 1944, p.95). Le même, commentant le tome de la
Géographie Universelle sur la France physique d'Emmanuel de
Martonne, parle d'un texte « assez inégalement prodigue de
mentions » (Allix, 1943c, p.250).
Le ton est comme toujours beaucoup plus tranchant avec Raoul
Blanchard. Commentant un article de Jean Chardonnet, élève
d'Emmanuel de Martonne, il écrit « M. Chardonnet [...] a
envahi au mépris de toute équité le domaine
d'études que s'était réservé avant lui P. Veyret
[...] Nous apprenons aussi que le rôle des glaciers a été
nul en montagne et qu'il n'y a eu qu'une glaciation. Cela promet »
(Blanchard, 1943a, p.252). Et il est amusant de citer le compte rendu
intégral consacré à l'ouvrage d'Emmanuel de Martonne
concernant la France physique : « Les Alpes sont
étudiées de la p.141 à la p.195. On notera avec
intérêt qu'au cours du développement, aucune allusion n'est
faite aux travaux du géographe qui se consacre depuis 37 ans à
l'étude des Alpes françaises » (id., p.255). Il est
peu probable qu'un volume de la Géographie Universelle ait fait
auparavant l'objet d'un compte rendu aussi lapidaire.
Les revues scientifiques en général, et les
revues de géographie en particulier, continuent à paraître
pendant l'Occupation, que ce soit en zone occupée ou en zone libre.
Poursuivre ses recherches, les publier, les diffuser, est un devoir
patriotique, un moyen d'affirmer que, malgré les restrictions et le
manque d'informations, la science française continue de progresser. Si
étudier l'aspect quantitatif de la production ne pose pas de
problème majeur, il est plus délicat d'en évaluer l'aspect
qualitatif pour tenter de répondre à la question suivante :
les géographes ont-ils été sensibles à
l'idéologie pétainiste ? Un changement de ton est-il
perceptible dans les articles parus entre 1940 et 1944 par rapport aux articles
publiés entre 1936 et 1939 ?
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