Un champ scientifique à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale les revues de géographie françaises de 1936 à 1945( Télécharger le fichier original )par Laurent Beauguitte Université Paris 7 - Master 1 2007 |
1.3. Les besoins en collaborateursLe recrutement des collaborateurs varie peu selon les revues et il est possible de distinguer deux groupes. Il y a d'une part les directeurs, entourés d'une poignée de collaborateurs réguliers, bénévoles et, pour la plupart, universitaires. Il y a d'autre part des étudiants qui publient leur Diplôme d'Études Supérieures (DES11(*)), en partie ou en totalité. La très grande majorité de ces étudiants disparaît ensuite des tables des matières. Entre 1936 et 1945, 455 collaborateurs différents écrivent dans les six revues du corpus. Seuls 165 publient pendant deux années minimum, 102 pendant trois années ou plus. Cette centaine d'auteurs stables comprend essentiellement les professeurs de faculté et les chargés de cours à l'université, qu'ils soient géographes, historiens ou professeurs de sciences. Ils appartiennent aux deux groupes centraux définis en introduction (p.4). Autre marqueur intéressant, les auteurs publiant dans plusieurs revues du corpus au cours d'une même année sont toujours une faible minorité comme l'indique la figure 6. Les résultats seraient encore plus faibles en éliminant les collaborations AG - BAGF qui représentent sur l'ensemble de la période plus du tiers des collaborations multiples. La faiblesse extrême des collaborations croisées en 1944 s'explique aisément : c'est l'année où les AG ne paraissent pas. Or les trois quarts des collaborations multiples fonctionnent sur le schéma AG plus une autre revue. Pour l'anecdote, signalons que Pierre George est déjà l'un des géographes les plus productifs : il publie dans 3 revues du corpus en 1938, et dans 4 en 1943 (un seul auteur égale cette performance sur toute la période considérée, Maurice Pardé en 1936). Signalons que George collabore également à L'information géographique jusqu'en 1942. Figure 6 : Nombre de collaborateurs à deux revues ou plus
Source : Beauguitte Laurent De nombreux collaborateurs sont mobilisés ou s'engagent dès l'été 1939. La déroute militaire du printemps 1940 se solde par plus d'un million huit cent mille prisonniers dont 50% des officiers engagés (Azéma et al., 1993, p.99). Un certain nombre de géographes plus ou moins connus font partie de ces prisonniers (Pierre Birot, Henri Enjalbert, Jean Galtier, Louis Poirier, Jean Soulas...). Si certains sont rapidement libérés, il reste un million de prisonniers en terre allemande en 1945. La figure 7 illustre cette baisse du nombre de collaborateurs, baisse qui frappe les différentes revues de façon variable. La stabilité apparente du nombre de collaborateurs aux ER, une fois le rythme normal de parution repris (1942), ne doit pas abuser. En effet, à partir de 1942, les auteurs du Bulletin de la Société de Géographie de Lyon et de la Région lyonnaise apparaissent dans les sommaires des ER. Figure 7 : Nombre de collaborateurs par année et par revue
* le nombre élevé s'explique par la nature du fascicule 1-2-3, il s'agit en effet d'un compte rendu de congrès ** le total est différent de la somme, certains auteurs collaborant à plusieurs revues Source : Beauguitte Laurent Les auteurs juifs pouvaient continuer à publier dans les revues scientifiques. Le Statut des Juifs, adopté en octobre 1940 par Vichy, interdisait les professions suivantes : « directeurs, gérants, rédacteurs de journaux, revues, agences ou périodiques, à l'exception des publications de caractère strictement scientifique » (texte intégral reproduit dans Baruch, 1996, p.647-650). Les deux premières listes Otto des ouvrages interdits par la censure allemande (septembre 1940, juillet 1942) ne mentionnaient aucun auteur scientifique. Mais, interdits d'enseignement dès octobre 1940, donc privés de moyens d'existence, il est normal que certains Juifs choisissent l'exil. Seule une poignée d'universitaires juifs, dont Marc Bloch, a obtenu une dérogation lui permettant de continuer à enseigner. Jean Gottmann, assistant d'Albert Demangeon de 1934 à 1940, s'exile aux États-Unis en décembre 1941, il donne des cours à Princeton et élabore des cartes pour l'Armée américaine à Washington. Jacques Ancel est démis de ses fonctions fin 1940, puis emprisonné à proximité de Compiègne de décembre 1941 à mars 1942. Il est probable que le géopoliticien allemand Haushofer soit intervenu pour demander sa libération. Jacques Ancel meurt en décembre 1943 (Speckling, 1979). La censure allemande se durcit au printemps 1942 (Dumoulin, 1997, p.49) et, en 1943, les Allemands contraignent les revues à déclarer l'absence de collaborateurs « non-aryens ». Si les revues n'obtempèrent pas, leur allocation de papier est supprimée et la revue disparaît (Duclert, 1997, p.186). Ce durcissement de l'attitude allemande explique que le nom de Gottmann cesse d'apparaître dans les revues étudiées de 1942 à 1944. Jean Gottmann est signalé comme membre à vie de l'A.G.F. fin 1941 (BAGF, 1941, n°140-141, p.89), il n'est pas crédité pour la co-réalisation de la carte mondiale de l'aridité des AG en 1942 (carte parue dans le n°288 d'octobre décembre). Les ER contournent le problème en cessant à partir de 1941 de fournir le nom des membres de la « Commission des Études rhodaniennes », peut-être pour des raisons « raciales », sans aucun doute pour des raisons politiques : Édouard Herriot, maire radical et inamovible de Lyon, opposant déclaré du régime de Vichy, était systématiquement le premier nommé dans cette liste d'une quarantaine de membres. Le même type de stratégie est adopté par le BAGF qui cesse de publier la liste de ses membres (dernière liste parue en 1939, n°118, p.15-31). L'explication est donnée clairement dans le Procès-verbal de l'Assemblée générale du 1ier février 1940 : « le Conseil a jugé bon de ne pas publier la liste des membres pour éviter les difficultés avec la censure » (BAGF, n°126-127, p.14).
Il était possible d'imaginer que, étant donné le nombre de prisonniers, le départ des collaborateurs juifs, et, à partir de 1943, l'application du STO, les femmes prendraient une plus grande place. La situation apparaît variable selon les années et selon les revues. Pourtant, que ce soit en proportion du nombre de collaborateurs ou du nombre de pages, les femmes n'ont pas pris, durant cette période, une importance accrue. Figure 8 : Nombre de collaboratrices par année et par revue
Source : Beauguitte Laurent Figure 9 : Proportion de collaboratrices par année et pourcentage de pages écrites par ces auteurs
* quand une femme participe à un article collectif, le nombre de pages qui lui est attribué est égal au nombre total de pages divisé par le nombre d'auteurs Source : Beauguitte Laurent Globalement, la guerre change peu la place des femmes dans les revues de géographie étudiées. Elles écrivent 7.5% des pages publiées de 1936 à 1939 et 7.4% des pages publiées de 1940 à 1944. Il ne serait pas très sérieux d'expliquer cette stabilité par la politique sexiste suivie par Vichy : la carrière universitaire de Jacqueline Beaujeu-Garnier commence en 1942 (Broc, 2001b, p.180), Germaine Veyret-Verner écrit dans la RGA pendant toute la période. Pour conclure, il apparaît que les revues adaptent le nombre de collaborateurs au nombre de pages disponibles. Les AG se réduisant de moitié, le nombre de collaborateurs suit la même tendance. La RGA gardant la même densité tout au long de la période, le nombre de collaborateurs reste à peu près stable. Il faut rappeler que l'université française a peu souffert, dans son fonctionnement, durant l'Occupation. Le nombre d'étudiants et d'étudiantes augmente régulièrement, les cours sont assurés, les diplômes délivrés. Ce vivier d'étudiants étant l'une des deux grandes ressources des comités de rédaction, trouver des auteurs n'est pas un réel problème. Il est pourtant surprenant de trouver l'aveu suivant sous la plume de Raoul Blanchard : « profitant d'un peu de place disponible, nous donnons ici le chapitre sur la vigne (...) » (RGA, 1943, p.443). C'est sans doute la première fois depuis des décennies qu'il y a « un peu de place disponible » dans la RGA. Toutes les années précédentes, Raoul Blanchard se plaignait au contraire du manque de place (voir citation p.17). Par contre, obtenir des informations, sous forme de statistiques, de revues ou d'ouvrages, est beaucoup plus difficile. * 11 Diplôme devenu obligatoire pour les candidats à l'agrégation en 1894 (Lefort, 1992, p.44). Durant la période étudiée, la liste des DES présentés est en principe publiée chaque année dans les Annales de géographie. |
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