Conclusion générale
La preuve en droit fiscal est un sujet qui pose en soi le
problème des relations entre l'administration fiscale et les
contribuables. L'étude du régime juridique de la preuve montre
que la relation entre l'administration fiscale et le contribuable tunisien n'a
pas encore réussi à rompre avec un passé mouvementé
et singulièrement défavorable à la réconciliation.
Cette relation reste encore marquée par une certaine défiance. La
réconciliation entre le fisc et le contribuable, à laquelle
appelle le pouvoir politique, est loin d'être réalisée.
« Commandés par des textes et des coutumes qui plongent leurs
racines dans les traditions de la période précoloniale et
coloniale (administration centralisée et autoritaire), les rapports
entre l'administration fiscale et le contribuable continuent à
être basés sur les mécanismes de la distance et de
l'autorité >>1. Le poids prépondérant de
l'administration dans le domaine de la preuve apparaît aussi bien au
niveau de la charge de la preuve qu'au niveau de l'administration de la preuve.
Le domaine de la preuve est l'illustration de la précarité du
statut du contribuable.
Le débat fiscal apparaît comme une «
escrime >> entre deux adversaires inégaux. C'est « la lutte
du pot de fer et du pot de terre >>2 qui caractérise
les rapports entre l'administration fiscale et le contribuable. Le débat
se cristallise sur l'opposition de deux intérêts antinomiques :
l'intérêt du fisc et l'intérêt du contribuable. Le
législateur cherche plutôt l'intérêt immédiat
du trésor. L'intérêt du contribuable et la garantie de ses
droits ne sont pas pris en considération. Ainsi, le contribuable a le
sentiment d'impuissance face aux prérogatives de l'administration
fiscale. En matière de preuve, le contribuable se trouve réduit
à un simple assujetti « présumé fraudeur >>,
démuni face à un fisc plutôt menaçant que rassurant,
face à un fisc qui refuse de se réduire au rang d'un simple
justiciable.
La fin justifie-t-elle les moyens ? La lutte contre la fraude
fiscale justifie-t-elle l'octroi à l'administration fiscale de
prérogatives démesurées en matière de preuve ?
Justifie-t-elle la mise en échec de la présomption d'exactitude
de la déclaration et la présomption de bonne foi auxquelles
chaque contribuable a droit ?
S'il est vrai que la fraude a pris des dimensions alarmantes,
cette fraude ne se présente-t-elle pas comme une légitime
défense contre un arbitraire fiscal ? 3 Si le gouvernement veut obtenir
des résultats réels dans sa lutte contre la fraude, ne faut-il
pas qu'il cherche les raisons de cette fraude4 et se demande comment
il se fait que tant de personnes, d'une honnêteté
méticuleuse dans tous les autres domaines, n'ont aucun scrupule à
tromper le fisc, dont l'activité est cependant essentielle au bon
fonctionnement de l'Etat ? Le jour où la réponse sera
trouvée, les remèdes apparaîtront sans doute et le civisme
renaîtra5.
Le problème de la preuve en droit fiscal tunisien
mérite d'être repensé et refondu. Les règles de
preuve très rigides et protectrices de l'administration fiscale
devraient être revues dans un sens équitable. Les pouvoirs publics
ne peuvent plus ignorer les évolutions favorables au contribuable en
droit fiscal comparé. Certes, « exclure toute vexation,
prétendre faire des lois qui n'entraînent aucune
1 Habib AYADI, << Droit fiscal >>, C.E.R.P., Tunis
1989, série Droit Public n°6, p. 264.
2 Gérard LUPI, << La preuve en matière
d'impôts directs >>, R.S.L.F., 1955, n°3, p.559.
3 J.C. MARTINEZ, << La légitimité de la
fraude fiscal >>, In Etude de finances publiques, Mélanges en
l'honneur de M. le professeur Paul Marie GAUDMET, ECONOMICA, Paris 1984, p.
921-942.
4 Fayçal DERBEL, Mohamed El Fadhel BEN OMRANE, Salah
DHIBI, Rejeb ELLOUMI, Mohamed Salah AYARI << Evasion et fraude fiscales :
manque de civisme ou défaillance dans le système ? >>,
revue l'expert, n°89/90, juin 2002.
5 Marc BALTUS, << Morale fiscale et renversement du
fardeau de la preuve >>, in Réflexions offertes à Paul
Sibille, , p.128.
vexation, c'est le projet d'un insensé, mais supprimer
toute vexation prépondérante, toute vexation
superflue, c'est
le but que la raison se propose »1.
N'a-t-on pas affirmé que « la liberté dans
la société civile implique, aujourd'hui plus que jamais, le droit
pour le citoyen de se défendre, avec quelque chance de succès,
contre l'arbitraire d'une administration omnipotente et omniprésente
»2 ? Une réforme du régime juridique de la preuve
tendant à un rééquilibrage des rapports entre
l'administration fiscale et le contribuable, serait la bienvenue.
Est-ce qu'on peut espérer avoir un régime de
preuve équilibré dans un système où
l'administration constitue le prolongement d'un pouvoir politique qui refuse le
contre-pouvoir ? Donner au contribuable des garanties en matière de
preuve n'équivaut-il pas à renoncer à la politique de la
main libre de l'administration fiscale ?
1 OEuvres de Jérémie BENTHAM, <<
Traité des preuves judiciaires >>, Bruxelles, 1840, t.II, p.401,
in Jean WILMART : << Réflexions sur la décomposition et le
déplacement de la preuve en droit fiscal >>, in mélanges en
hommage à Léon GRAULICH, Liège 1957, p. 161.
2 Olivier FOUQUET, << Le Conseil d'Etat est-il trop
indulgent à l'égard de l'administration fiscale : l'exemple de
l'imposition d'après les éléments du train de vie
>>, Gaz. Pal. 1983, 1er sem., p. 210.