INTRODUCTION
En droit, et plus encore en droit fiscal, < la preuve est
la clé du succès, c'est en tout cas la clé du
procès >>1. En toute matière, il ne suffit pas d'être
titulaire d'un droit ou de se trouver dans une situation juridique pour pouvoir
se prévaloir de toutes les conséquences attachées à
ce droit ou à cette situation, il est nécessaire d'apporter la
preuve de son existence2. N'a-t-on pas écrit que < c'est la
même chose de n'avoir point de droit ou de n'avoir point de preuve
>>3 ? Selon le mot célèbre d'IHERING : < la preuve est
la rançon des droits >>4. Le système probatoire permet de
délivrer au droit son < certificat de vie juridique >>5.
L'importance de la preuve n'a-t-elle pas été soulignée par
Omar Ibn EL KHATTAB dans sa lettre à Abou Moussa EL ACHAARI6 ?
Quoique importante, la question de la preuve en droit fiscal
( paragraphe I ) n'a pas connu en Tunisie une évolution
importante ( paragraphe II ) à l'instar de celle qu'a
connu le droit fiscal comparé ( paragraphe III ).
Paragraphe I : L'importance particulière de la
preuve en droit fiscal
En droit fiscal, < les problèmes de preuve sont au
coeur des relations entre administration et contribuables >>7.
Mais, que faut-il entendre par le vocable preuve ? < La preuve est un
mécanisme destiné à établir une conviction sur un
point incertain >>8. Dans un sens large, la preuve en droit
est la démonstration tendant à convaincre de la
réalité d'une situation9. Dans un sens plus restreint,
c'est le procédé utilisé à cette
fin10.
Toute étude sur la preuve pose des questions
immédiates : qui doit prouver, que doit-on prouver et comment prouver ?
Ainsi, trois questions principales animent traditionnellement le droit de la
preuve : la charge, l'objet et les moyens de preuve.
D'une façon générale, l'expression <
charge de la preuve >> est comprise comme recouvrant le point de savoir
à qui incombe la tâche d'apporter les éléments
probatoires nécessaires à la solution du litige11.
Néanmoins, la doctrine ne tarde pas à signaler le risque d'une
< certaine confusion sur le sens
1 Encyclopédie Dalloz, Contentieux administratif II,
<< Preuve >>, p.2.
2 M.-C. BERGERES, << Le principe des droits de la
défense en droit fiscal >>, thèse, Bordeaux, 1975, p.
59.
3 M.PLANIOL et G.RIPERT, << Traité pratique de droit
civil >>, L.G.D.J., Paris, T II, N°42. << Idem est non esse et
non probari >>.
Selon Pierre PACTET, : << Un droit ne présente pour
son titulaire d'utilité véritable que pour autant qu'il peut
être établi, un droit qui ne peut être prouvé est un
droit pratiquement inexistant >>.
Pierre PACTET, << Essai d'une théorie de la preuve
devant la juridiction administrative >>, thèse, Paris 1952, p.
3.
4 Raymond LEGEAIS, << Les règles de preuve en droit
civil : permanences et transformations >>, thèse Poitiers 1954,
éd. L.G.D.J. 1955, p. 3.
5 Paul FORIERS, << Introduction au droit de la preuve
>>, in << La preuve en droit >>, Etudes publiées par
Ch. PERELMAN ET P. FORIERS, Etablissements Emile Bruylant, Bruxelles 1981,
p.13.
6 Dans la religion musulmane, dans la lettre d'Omar EL KHATTAB
à Abou Moussa EL ACHAARI on peut lire : << la fonction de cadi
(juge) est un devoir religieux précis et une tradition qu'il faut
suivre. Ecoutes bien les dépositions qui sont faites devant toi, car il
est inutile d'examiner une requête qui n'est pas valide. Tu dois traiter
sur le même pied ceux qui comparaissent à ton tribunal et devant
ta conscience, de sorte que le puissant ne puisse compter sur ta
partialité ni le faible désespérer de ta justice. Le
plaignant doit fournir la preuve et le défendeur doit prêter
serment... >>.
7 Joël MOLINIER, << Le premier volet de la
réforme des procédures fiscales et douanières >>,
R.F.F.P., 1987, n°18, p.156.
8 Henri LEVY-BRUHL, << La preuve judiciaire >>,
Paris, Edition Marcel Rivière et Cie. 1965, p. 15.
de l'expression : charge de la preuve >>1. En
réalité, le vrai problème de la charge de la preuve est un
problème de << risque de la preuve >>. En effet, c'est celui
qui aura la charge de la preuve qui supportera le risque de la preuve. Ainsi,
si personne ne réussit à produire des preuves suffisantes, dans
un sens ou dans l'autre, il faudra bien que le juge tranche le
litige2. C'est alors que celui des plaideurs à qui incombait
la charge de la preuve et qui n'a pu y satisfaire, perdra son procès.
Tel est le véritable sens de la charge de la preuve3. Du
coup, la détermination de la partie qui supporte la charge de la preuve
n'est pas une simple question théorique. L'intérêt pratique
de la question est considérable.
Ainsi présentée et transposée en droit
fiscal, la question de la charge de la preuve est l'un des aspects les plus
déterminants des litiges opposant l'administration au contribuable.
L'attribution de la charge de la preuve joue un << rôle
décisif >> car << bien souvent, le succès ou
l'échec d'une contestation fiscale tient exclusivement au fait que c'est
à l'administration ou au contraire au contribuable d'apporter la preuve
de ce qu'ils avancent respectivement >>4.
La question de la charge de la preuve en droit fiscal est
tellement importante qu'en droit français le conseil constitutionnel
décide que les règles de dévolution de la charge de la
preuve relèvent du domaine législatif. Le conseil constitutionnel
français a posé le principe selon lequel : << la
détermination de la charge de la preuve affecte les droits et
obligations des contribuables et met ainsi en cause les règles relatives
à l'assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des
impositions, que par suite elles sont du domaine de la loi
>>5. En droit tunisien, le tribunal administratif a
considéré que les dispositions régissant la charge de la
preuve constituent des règles de fond6, car elles touchent le
<< fond du droit >>7.
1 Gilles GOUBEAUX, << Le droit à la preuve >>,
in << La preuve en droit >>, Etudes publiées par Ch.
PERELMAN ET P. FORIERS, Etablissements Emile Bruylant, Bruxelles 1981, p.
285.
2 Le juge devra trancher le litige sous peine de déni de
justice. Article 108 code pénal.
3 Gilles GOUBEAUX, << Le droit à la preuve >>,
in << La preuve en droit >>, Etudes publiées par Ch.
PERELMAN ET P. FORIERS, Etablissements Emile Bruylant, Bruxelles 1981, p.
278.
Sur la question de corrélation entre charge de la preuve
et risque de la preuve, voir :
- François BOULANGER, << Réflexions sur le
problème de la charge de la preuve >>, Rev. trim. dr. civ. 1966,
p. 736.
- Raymond LEGEAIS, << Les règles de preuve en droit
civil : permanences et transformations >>, thèse Poitiers 1954,
éd. L.G.D.J. 1955, p. 101 et s. et 169.
- J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, << Traité de droit
civil, Introduction générale>>, 4ème
édition avec le concours de Mureil FABRE-MAGNAN, L.G.D.G., Paris,
1995., n°581, p.454
- Mohamed CHARFI, << Introduction à l'étude
du droit >>, éd. Cérès, 1997, p.244. << Avoir
la charge de la preuve aboutit à supporter le risque de la preuve
>>.
4 Conclusions sur l'arrêt du CE, 25 mars 1983, req. n.34,
D.F. 1984, n°14, comm. 694.
Sur l'importance de l'attribution de la charge de la preuve en
droit fiscal et son lien avec le risque de la preuve, on consultera avec profit
:
- Bérangère DALBIES, << La preuve en
matière fiscale >>, thèse, université d'Aix
Marseille III, 1992, p. 195.
- Sophie LAMBERT-WIBER, << Contribution du droit civil
à une approche renouvelée de la charge de la preuve en droit
fiscal >>, thèse, université de Rouen 1996, p. 303 et s.
5 Cons. Const. 2 décembre 1980, n°80-1 19 L, R.D.P.
1981, p.623, chronique L.FAVOREU. Voir cette décision en annexe n°2
de ce mémoire.
Voir aussi Daniel RICHER, << Les droits du contribuable
dans le contentieux fiscal >>, LGDJ 1997, p. 293.
6 Et ce par opposition aux règles de procédure.
La distinction entre les deux types de règles présente un
intérêt surtout au niveau de l'application dans le temps en cas de
conflit de lois. Selon la nature de la règle de fond ou de
procédure, les solutions diffèrent.
7 Arrêt du T.A., 27 mars 2001, req. n°3 1615
(inédit). Voir annexe n°2 de ce mémoire.
Dans cet arrêt, le T.A., face à un
problème de conflits de lois dans le temps, a pris soin de
préciser que les dispositions de l'article 67 du C.I.R. ( qui dans son
§5 règle la question de la charge de la preuve) sont des
règles de fond.
La charge de la preuve se distingue de «
l'administration de la preuve>> qui est « la façon dont la
partie à qui incombe la charge de la preuve, apporte cette preuve
>>1. Il faut préciser que l'administration de la preuve
recouvre les deux questions de l'objet et des moyens de la preuve.
Il convient de signaler que la preuve n'est pas toujours
facile à administrer. Elle constitue une difficulté à
vaincre, un obstacle à surmonter2. La preuve est une
réalité fuyante qui échappe souvent au plaideur,
fût-il de bonne foi. La terminologie juridique est d'ailleurs
particulièrement symptomatique à cet égard. Ne parle-t-on
pas de « fardeau de la preuve >> ? 3.
D'ailleurs, « il est classique de traiter la preuve comme une charge
>>4. Les difficultés de la preuve reposant sur les
parties, il est particulièrement intéressant de savoir si la
charge qui en résulte se trouve également répartie entre
elles ou bien si, au contraire, l'une seulement en supporte la plus grande
part5, voire la supporte intégralement. Cette question se
pose avec plus d'acuité en droit fiscal. Mais, que faut-il entendre par
le terme droit fiscal ?
(i) Le droit fiscal, rarement défini par la
doctrine6, est défini par Louis TROTABAS comme étant
« la branche du droit qui règle les droits du fisc et leurs
prérogatives d'exercice >>7. C'est du point de vue de
cette définition, « traduisant la réalité de la
discipline aujourd'hui >>8 , que l'étude de la preuve
en droit fiscal va être tentée. Il s'agit d'étudier la
question de la preuve dans cette branche du droit qui règle les droits
du fisc et leurs prérogatives d'exercice.
Certes, il serait difficile dans le cadre d'un mémoire
d'envisager tous les aspects de la preuve en droit fiscal. L'objet de la
présente recherche se limitera à l'étude de la preuve dans
les litiges relatifs à l'assiette de l'impôt et plus
particulièrement ceux relatifs à la taxation
d'office9.
A- L'enjeu de la preuve en droit fiscal
L'attention qui se porte sur la preuve en droit fiscal est
pleinement justifiée par l'importance des intérêts en
jeu10 et par la spécificité du droit fiscal. Le droit
fiscal est un droit exorbitant du droit commun11 et « à
maints égards, les règles de preuve se présentent, en
droit fiscal, sous un jour
particulier >>12.
1 C. David, O. FOUQUET, M-A LATOURNERIE, B. PLANET, << Les
grands arrêts de la jurisprudence fiscale >>, préface de
M.Long et G. Vedel, thème 47 << La charge de la preuve >>,
p.487.
2 Pierre PACTET, << Essai d'une théorie de la
preuve devant la juridiction administrative >>, thèse, Paris 1952,
p. 4.
3 M.-C. BERGERES : << Quelques aspects du fardeau de la
preuve en droit fiscal >>, Gaz. Pal. 1983/1, p.14.
4 Gilles GOUBEAUX, << Le droit à la preuve
>>, in << La preuve en droit >>, Etudes publiées par
Ch. PERELMAN ET P. FORIERS, Etablissements Emile BRUYLANT, Bruxelles 1981, p.
277.
5 Pierre PACTET, << Essai d'une théorie de la
preuve devant la juridiction administrative >>, thèse, Paris 1952,
p.52.
6 Le professeur Néji BACCOUCHE précise que
<< Le droit fiscal est très rarement défini par la
doctrine. Dans l'introduction des ouvrages et manuels, on se préoccupe
plus de la définition de l'impôt que de celle du droit fiscal.
Parmi les rares définitions doctrinales, celle du doyen TROTABAS, grand
défenseur de l'autonomie du droit fiscal >>. Néji
BACCOUCHE, << Constitution et droit fiscal >>, in <<
Constitution et droit interne >>, Recueil des cours
présentés à l'Académie Internationale de droit
Constitutionnel, volume 9, C.E.R.E.S., Tunis 2001, p.32.
7 LOUIS TROTABAS, << Essai sur le droit fiscal >>,
R.S.F. 1928, p.201.
8 Néji BACCOUCHE, article précité, p.
32.
9 Ne feront pas l'objet de notre étude le contentieux de
la restitution, le contentieux du recouvrement, le contentieux fiscal
pénal.
10 L'enjeu financier est considérable aussi bien pour le
fisc que pour le contribuable.
11 Le juge tunisien a eu l'occasion d'affirmer ce
caractère exorbitant du droit fiscal qui découle de son
rattachement au budget de l'Etat. Tribunal administratif, cassation n°145-
arrêt du 11 mars 1982. Voir, K.FENDRI, M.KESSENTINI, S.KRAIEM, <<
Autonomie et dépendance entre le droit fiscal et le nouveau droit
comptable >>, R.C.F., n°40, 2000,p.79.
12 Th. AFSCHRIFT, << Traité de la preuve en droit
fiscal >>, Larcier 1998, p.5.
En premier lieu, si la question de la preuve ne se
présente en principe que devant le juge, ce qui caractérise
toutefois le droit fiscal, par rapport aux autres branches du
droit1, c'est que le débat probatoire s'instaure entre le
contribuable et le fisc avant même la saisine du juge. « Le
problème de la preuve se pose dès la déclaration du
contribuable, qui fait foi jusqu'à preuve contraire >>2
. A cet égard, la doctrine française n'a pas manqué
à signaler que « la déclaration est la source d'une
théorie autonome de la preuve en droit fiscal >>3.
Ainsi, le régime juridique de la preuve est largement conditionné
par des éléments propres au droit fiscal4.
En second lieu, en droit fiscal, la question de la preuve
prend une allure particulière et une intensité
spécialement aiguë dans la mesure où sont en cause les
relations entre l'administration fiscale et les contribuables. Or, le propre
des litiges opposant l'administration aux particuliers est « la
situation
fondamentalement inégalitaire >>5 entre les deux
parties. L'inégalité des parties, découlant des
prérogatives de puissance publique dont dispose l'administration, n'est
pas sans incidence sur les
règles de preuve6. La doctrine a pu affirmer que «
les prérogatives exceptionnelles de la puissance publique paraissent
contraires à une conception saine de la preuve ou, tout au moins,
confèrent à la
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