CHAPITRE PREMIER
LA POLITIQUE FRANÇAISE DE MICROFINANCE :
PANORAMA MONDIAL
& DIAGNOSTIC DE FONCTIONNEMENT
- DOUBLE PREAMBULE TECHNIQUE & HISTORIQUE -
Afin d'avoir une appréhension globale des
mécanismes et de l'évolution de la microfinance depuis ses
débuts jusqu'a aujourd'hui, une brève introduction
technique et
historique trouve ici sa place.
*
* *
2D'un point de vue technique, les quelques chiffres
suivants donnent une idée précise a la fois du
fonctionnement traditionnel, du potentiel et de la pénétration
dans le Tiers Monde du microcrédit, pratique la plus courante de la
microfinance.
On retiendra 6 données sur le microcrédit :
le montant des sommes prêtées est faible,
c'est-a-dire inférieur a celui qui intéresse les banques
traditionnelles du Nord - la fourchette s'étend de 10 € à 5
000 €
0 le taux d'intOrOt 4 se doit d'être
élevé, en moyenne 10% mensuel
0 l'OchOance du microprêt est brève pour compenser
les taux, 11 mois en moyenne
0 le taux de retour est équivalent a celui des prêts
classiques, de l'ordre de 98%
0 le dO/ai d'obtention du microprêt est très bref,
quelques jours au maximum.
0 en terme de caution, aucune garantie réelle n'est
exigée pour bénéficier d'un microprêt
Sur le front de l'efficacité pratique, 3 faits sont
éloquents :
pour les pays qui disposent a la fois de
structures de microfinance et de sociétés de capital-risque
(de type CIGALES5 en France), le microcrOdit couvre
généralement 1/3 des besoins de financement contre les 2/3
assurés par les capitaux-risqueurs
0 on estime qu'avec des microprêts annuels de 60€ on
éradiquerait 25% de la misère dans
le monde, soit près de 250 millions de
personnes6
0 60 millions de pauvres dans le monde bOnOficient aujourd'hui du
microcrédit, dont près
de 10% grâce aux activités de la seule Grameen Bank
- les objectifs officie/s ont été fixés
en 2005 a 600 millions de bénéficiaires a l'horizon
20157
2D'un point de vue historique, il est bon de rappeler
que le microcrédit n'est pas une invention récente, puisqu'il
existe depuis plusieurs siècles, sous la forme de la
4 Cet élément fait l'objet d'un
développement plus complet dans la section B. du présent
chapitre.
5 Clubs d'Investisseurs pour une Gestion Alternative
et Locale de l'Epargne Solidaire
6 On étudiera les ressorts pernicieux de ce
genre de logique dans le Chapitre Second.
7 Chiffres formulés le 20/06/2005 lors de la
Conférence internationale de Paris sur la microfinance
pratique ancestrale des susus au Ghana, des chit funds en
Inde, des tandas au Mexique, des cheetu au Sri Lanka, des merry-go-rounds
au Kenya, des tontines dans les pays d'Afrique de l'Ouest, des pasanaku
en Bolivie ou encore des arisan en Indonésie.
De la même façon, il y eut Lorenzo Tonti8
appelé en France en 1653 par Mazarin, puis Jonathan Swift a
qui l'on doit, a l'aube du XVIIIe, le développement
d'un système mutuel de crédit dont allait bientôt
bénéficier près de 20% de la population irlandaise au
milieu du XIXe. C'est a cette époque et jusqu'a la fin du
XIXe que d'autres mécanismes de
la « finance sociale » voient le jour, d'abord
en 1870, en Allemagne, sous l'impulsion de Friedrich Wilhelm Raiffeisen
qui met au point des services a destination de la population et des petits
entrepreneurs ruraux, puis très vite en Indonésie, où voit
le jour en 1895 la BPR (Bank Perkreditan Rakyat) devenue depuis la
puissante BRI (Bank Rakyat d'Indonésie). Ces premiers balbutiements
de la microfinance se propagent ensuite en Amérique Latine
sous forme d'investissements (début du XXe)
dégénérant peu a peu en étatisme forcené
(milieu du XXe).
Les années 70 sont ensuite celles de
l'expérimentation qui conduiront peu a peu a la naissance de structures
informelles de plus en plus spécialisées : c'est
l'émergence des IMF (Institutions de MicroFinance), dont
l'évolution dans les années 80 et 90 a permis le passage de la
seule offre de microcrédit a une microfinance multiforme. C'est
l'aventure qu'ont ainsi suivie la Grameen Bank dès 1983 au Bangladesh
(dont la création, pionnière
en la matière, a ensuite motivé celle d'autres
établissements bangladais : la BRAC, l'ASA
ou l'influent centre pour le développement humain :
Proshika), mais également l'Inde dès
1972 avec une banque coopérative (la SEWAB pour
Self-Employed Women Association
Bank), le Brésil (avec Accion International) qui inspirera
la création de Bancosol dès 1992
en Bolivie.
Des structures analogues voient également le jour
aux Etats-Unis et même en Afrique, où
l'intermédiation financière qu'assurent les IMF se mesure
très concrètement depuis une quinzaine d'années,
comme le prouve le graphique page 10, qui montre en substance que
l'Afrique financièrement « intermédiée »
contracte en valeur près de 6 fois
plus d'emprunts que le reste du continent. Celle-la compte
environ 60 000 épargnants (et le
8 Il donnera son nom a la pratique africaine des
tontines.
montant total des dépôts atteint ainsi 10
millions US$) tandis que celle-ci n'en compte
quasiment pas.
A. LA MAINMISE DE L'ETAT SUR LES INSTITUTIONS DE
MICROFINANCE
) La nature informe//e et prOcaire de /'intervention des IMF
La caractéristique des institutions de
microfinance est l'extraordinaire multiplicité des formes sous
lesquelles elles se sont constituées et qui reflète bien
l'éventail des missions financières qu'elles se voient confier a
travers le monde : car entendons-nous bien, elles sont le plus souvent le bras
armé et l'outil de terrain des politiques de développement des
pays du Nord dont elles ont la nationalité. Aussi peut-on établir
la typologie suivante des IMF, en rejoignant les conventions internationales de
l'ONUAA (Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et
l'Agriculture) qui invitent a distinguer les secteurs formel (encore
très peu prOsent en microfinance), informel (prOdominant) et
semi-formel (très
reprOsentO Oga/ement).
SECTEUR FORMEL
|
SECTEUR INFORMEL
|
SECTEUR SEMI-FORMEL
|
Banque centrale
Banque commerciale
Banque rurale Banque postale Banque coopérative
Banque privée de développement Banque d'Etat de
développement Institution non bancaire
Société de BTP Fonds de pension
Compagnie d'assurance
Marché actions & obligataire
|
Association d'épargne
Association combinée : ROSCA9
Sociétés financières informelles :
- « banquier indigène »
- compagnie financière
- sociOtO d'investissement Groupe d'entraide officieux
Prêteur individuel a gage :
- commercia/
- amis, fami//e et voisins
Commerçant-usurier
ONG
|
Coopérative d'épargne
Coopérative de crédit
Mutuelle
Syndicat
Banque popu/aire Coopérative quasi-banque Fonds
d'épargne salariale Projets de développement
Groupe d'entraide auto-enregistré Association
d'épargne Coopérative multiservices
ONG
|
Par définition, il est difficile d'évaluer le poids
en microfinance du secteur semi-formel, et
encore davantage celui des IMF informelles.
Toutefois, une simple observation du fonctionnement de terrain des
pratiques de microcrédit permet de comprendre que, s'il est
en effet exact que la plupart des tontines africaines et
modèles équivalents cités plus haut
ont bel et bien évolué, ces structures se sont
au mieux organisées de façon semi-formelle mais sont le plus
souvent restées a un stade informel légèrement plus
avancé, qui n'en fait pas pour autant des établissements de
l'économie formelle.
Certes, et nous en avons déja mentionné quelques
unes, il existe un certain nombre de petites et grandes banques privées,
formalisées comme peuvent l'être les grandes banques
du Nord, mais cela demeure l'exception dans le domaine de la
microfinance.
9 ROtating Savings and Credit Association, en vogue
en Afrique et au Pérou et reposant sur l'existence d'une garantie
« informelle » (adjectif pris ici dans le sens d'intangib/e,
non rOe//e) : la pression sociale (peer
pressure) que fait reposer sur chaque membre l'ensemble des
épargnants et qui installe ainsi une « solidarité
tournante »
Par I'observation mais sans jamais pouvoir recourir a Ia
statistique, Ies spéciaIistes du produit « microcrédit
» connaissent Ia ventiIation des IMF sur Ie terrain.
- Le 1er stade, auqueI se sont
arrêtés Ia pIupart des pays en déveIoppement, est ceIui de
I'économie totaIement informeIIe, dont Ie prototype est tripIe :
I'usurier, Ia ROSCA et Ie prêteur a gage.
- La 2e phase, dans IaqueIIe s'engagent
certains pays déterminés a résoudre Ieur
probIème de pauvreté pandémique, est
Ia mise en oeuvre d'un Ient processus d'institutionnaIisation des
structures informeIIes, soit sous Ia forme :
de Ia greffe exogène d'une « banque viIIageoise
» sur I'IMF souterraine - c'est Ie coeur
du travaiI de FINCA ou, depuis 2002 des CVECA (Caisses
ViIIageoises d'Epargne et
de Crédit Autogérées), qui ajoutent
une somme conséquente au panier d'épargne initiaI d'une
structure traditionneIIe (toujours une tontine d'Afrique de I'Ouest pour Ies
CVECA10), récIamant, en échange du crédit
pIus fort que Ies membres pourront s'octroyer mutueIIement, Ie
remboursement du montant « misé » a I'issue duqueI
Ie
« vi//age banking »11 devient une caisse
autogérée (en cas de défaut, c'est Ia banque
qui supportera Ia perte),
d'un pIus rare mouvement endogène de formaIisation
progressive des IMF - c'est Ie cas des mutueIIes de crédit et des
coopératives (eIIes reposent sur Ie doubIe principe participatif d'un
droit d'entrée a I'adhésion octroyant Ie droit de vote et d'une
mise en commun de biens) qui peu a peu se convertissent en banques
coopératives, banques d'Etat, petites banques spéciaIisées
(a I'instar de BancoSoI en BoIivie) voire grandes banques muItiservices (comme
Ia NBD-Egypte, NationaI Bank for DeveIopment).
Par aiIIeurs et au-deIa du caractère informeI de
I'intervention des IMF dans Ies pays en déveIoppement, ceIIe-ci sembIe
égaIement très précaire, en raison de deux
principaux facteurs :
- une conception /atine du microcrOdit, basée sur Ie
crédit intuitu personae, c'est-a-dire un crédit a Ia personne
(dont Ia France est I'intemporeIIe partisane, du fait de son héritage
juridique romano-germanique), qui, contrairement au crédit
angIo-saxon, empêche tout
10 Ce modè/e, basO sur /'imp/ication et /a
proximitO, fait f/orès : (i) CVECA - Pays Dogon (MaIi) ; (ii) CVECA -
Office du Niger et 1ère Région (MaIi), CVECA - SISSILI
et SOUM (Burkina Faso ) ; (iii) Associations
d'Epargne et de Crédit Autogérées (AECA) -
Maravoay et « VoIa Mahasoa » - Moyen OniIahy (Madagascar ) ;
(iv) Projet PiIote de Crédit RuraI
DécentraIisé - Cameroun ; (v) Caisses LocaIes d'Epargne et de
Crédit - Sao
Tomé et Principe.
11 Expression de John Hatch, fondateur de FINCA en
BoIivie, au début des années 80
crédit a garantie, c'est-a-dire qu'il ne permet pas
l'hypothèque par exemple, qui dans la tradition pré-capitaliste
de l'Europe a pourtant constitué un outil indispensable a
l'artisanat et au commerce dans le lancement des activités
économiques (nous verrons dans le Chapitre second comment
remédier a cette conception dévoyée),
- l'exigeante urgence qu'il y a a satisfaire
simultanément les 5 conditions d'un accès équitable
aux produits de la microfinance :
vérifier que le client potentiel puisse accéder
financièrement aux produits
0 veiller a ce que les IMF localement responsables
bénéficient de moyens financiers
0 s'assurer le soutien financier de tiers-payeurs institutionnels
(banques, SCR12)
0 faire en sorte que les IMF disposent sur le terrain de
compétences humaines
0 organiser la double mobilité des acteurs de la
microfinance :
W du Nord au Sud (problOmatique de gestion des ressources
humaines)
W au sein d'un pays en développement donné
(missions de terrain)
Aussi s'aperçoit-on nettement que l'intervention
des quelques 10 000 IMF de toutes économies (informelle et
semi-formelle) paraît fatalement très précaire, compte tenu
autant des deux facteurs mentionnés ci-dessus que de l'origine publique
d'une part écrasante des fonds venant abonder leurs caisses, pour
tenter de résoudre le problème des moyens financiers. C'est
donc sans surprise qu'on estime a 1% la part des IMF considérées
comme rentables, les 9900 restantes demeurant financièrement plus
dépendantes encore de l'aide publique au développement des pays
du Nord... dont la France.
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