1) L'obligation de protéger la vie des personnes
Le droit à la vie est le premier des droits de l'homme, il
est : « la valeur suprême dans l'échelle
des droits de l'homme au plan international. » (35).
Il est proclamé par tous les instruments
internationaux et régionaux relatifs aux droits de l'homme
(36).
La cour européenne des droits de l'homme, après
avoir affirmé que le droit à la vie est l'une des valeurs
fondamentales des sociétés démocratiques, a
souligné le caractère sacré de la vie
protégé
par l'article 2 de la Convention européenne des droits de
l'homme (37).
Le respect du droit à la vie est la condition
nécessaire à l'exercice de tous les autres droits, il doit
être protégé par la loi.
Cela implique que l'Etat à l'obligation, non
seulement de s'abstenir de donner la mort intentionnellement, mais aussi
de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie.
Cette obligation de prendre des mesures d'ordre pratique pour
« protéger l'individu dont la vie
est menacée par les agissements criminels d'autrui
» (38), a pris un caractère impératif avec la
montée en puissance du terrorisme international.
La cour européenne des droits de l'homme à
eu l'occasion de se prononcer sur le contenu de cette obligation de
l'Etat de prendre des mesures nécessaires à la protection de la
vie dans l'arrêt Osman c/ Royaume-Uni du 28 octobre 1998.
Dans cette affaire les requérants affirmaient qu'en
ne prenant pas les mesures nécessaires et appropriées pour
protéger la vie du second requérant et celle de son père,
M. Ali Osman, contre
le danger réel et connu que représentait M. Paget
Lewis, les autorités avaient failli à l'obligation positive
consacré par l'article 2.
La cour note que la première phrase de l'article 2, §
1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir
de provoquer la mort de manière volontaire et
irrégulière, mais aussi de prendre des mesures
nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de
sa juridiction.
35) cour européenne des droits de l'homme, Streletz,
Kessler et Kenz c/ Allemagne (paragraphe 87), in Annuaire de la Convention
européenne
des droits de l'homme (2001), p.82
36) L'article 3 de la Déclaration universelle des droits
de l'homme, l'article 6 du Pacte international relatifs aux droits civils et
politiques, L'article 2 de la Convention européenne des droits de
l'homme, les articles 4 de la Charte africaine des droits de l'homme et des
peuples,
et de la Convention américaine des droits de l'homme.
37) Lambert (P), « La protection des droits intangibles
dans les situations de conflit armé », in Revue Trimestrielle
des Droits de l'Homme, n°
42, 1er avril 2000, pp 250-251.
38) CEDH, « Osman c Royaume-Uni » du 28
octobre1998 (paragraphe 115), in Journal de Droit International,
Chronique de Tavernier (P),
1999, P.269
Nul ne conteste que l'obligation de l'Etat à cet
égard, va au-delà du devoir primordial d'assurer
le droit à la vie en mettant en place une
législation pénale concrète dissuadant de commettre des
atteintes contre la personne.
Cette législation devra s'appuyer sur un
mécanisme d'application conçu pour en prévenir,
réprimer et sanctionner les violations.
Dans cette affaire c'est la question de l'étendue de
cette obligation qui posait problème.
« Pour la cour, et sans perdre de vue les difficultés
pour la police d'exercer ses fonctions dans les sociétés
contemporaines, ni l'imprévisibilité du comportement humain ni
les choix opérationnels
à faire en termes de ressources, il faut
interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer
aux autorités un fardeau insupportable ou excessif.
Dès lors, toute menace présumée contre
la vie n'oblige pas les autorités, au regard de la
Convention, à prendre des mesures concrètes pour en
prévenir la réalisation.
Une autre considération pertinente, est la
nécessité de s'assurer que la police exerce son pouvoir
de juguler et de prévenir la criminalité en
respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui
limitent légitimement l'étendue de ses actes d'investigations
criminels. » (39)
Au cours de l'arrêt « Osman c/ Royaume-Uni
», la Cour a eu l'occasion de définir avec précision
l'étendue de cette obligation positive de l'Etat.
Il était important que la Cour clarifie le contenu de
cette obligation positive de manière à ne pas faire peser sur les
Etats un fardeau insupportable et excessif.
Depuis la fin de la guerre froide, les Etats sont aujourd'hui
confrontés à de nouvelles menaces, le terrorisme est l'une des
plus redoutables d'entre elles.
Dans la lutte qu'ils mènent contre le terrorisme, ils
doivent respecter les droits de l'homme, à commencer par le premier
d'entre eux : le droit à la vie.
Respecter le droit à la vie dans la lutte contre le
terrorisme implique non seulement de ne pas donner la mort intentionnellement
(obligation négative) et arbitrairement, mais aussi de prendre
des mesures nécessaires pour prévenir les atteintes
à la vie (obligation positive).
Imposer à l'Etat une obligation de
résultat dans la prise de mesures nécessaires
destinées à protéger l'individu contre les
agissements criminels d'autrui entraînerait deux conséquences
désastreuses.
39) CEDH, « Osman c/ Royaume-Uni » du 28
octobre 1998 (§ 116), op cit., p. 269
La première conséquence serait un affaiblissement
de l'Etat dans sa lutte contre le terrorisme.
En effet, si à chaque attentat terroriste l'Etat est
perpétuellement condamné par les juridictions assurant la
protection des droits de l'homme pour ne pas avoir pris des mesures
nécessaires afin
de protéger la vie des personnes, cela conduirait à
affaiblir sa position dans le cadre de cette lutte contre le terrorisme.
Ces condamnations perpétuelles auront pour
seconde conséquence d'entraîner un « repli
sécuritaire » des Etats.
Ces derniers seront alors amenés afin de
prévenir les attentats à prendre des mesures qui
violeraient gravement les droits de l'homme.
La cour européenne des droits de l'homme l'a bien compris
et a posé un principe clair et précis sur le contenu et
l'étendu de cette obligation.
La cour a estimé que, celui qui allègue que
l'Etat a failli à son obligation positive de protéger le droit
à la vie dans le cadre de son devoir de prévenir et
de réprimer les atteintes contre la personne doit apporter une
double preuve.
Il lui faut d'abord prouver que les autorités savaient
(où auraient dû savoir) sur le moment qu'un
où plusieurs individus étaient menacés, de
manière réelle et immédiate dans leur vie, du fait d'un
tiers.
Il lui faut prouver ensuite, que les autorités n'ont pas
pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d'un point de vue
raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (40).
L'arrêt « Osman c/ Royaume-Uni »
est véritablement un arrêt de principe en
matière de lutte contre la criminalité et de respect du droit
à la vie, en ce qu'il consacre l'obligation positive de protection parmi
les obligations de moyens et non parmi celles de résultats.
En veillant à ne pas imposer un fardeau excessif aux
Etats, la Cour tient compte des difficultés
des fonctions policières, de
l'imprévisibilité du comportement humain ainsi que des
choix opérationnels à faire en terme de priorités et de
ressources.
Le réalisme de la Cour va permettre à l'Etat de
pouvoir lutter contre la criminalité en général, contre le
terrorisme en particulier tout en respectant le droit à la vie, dans ce
domaine la Cour opère un contrôle strict.
Avant la jurisprudence « Osman », la
commission européenne des droits de l'homme s'était
déjà prononcée sur la question dans deux arrêts de
moindre importance que l'arrêt « Osman », mais
qui méritent cependant d'être cités.
Il s'agit de la décision du 20 juillet 1973 « X.
c/ Irlande » et de celle du 28 février 1983 «
Mme
W. c/ Royaume-Uni »
40) Andriantsimbazovina (J), Gouttenoire (A), Levinet (M),
Marguénaud (J-P), Sudre (F), Les Grands arrêts de la Cour
européenne des droits de
l'homme (Thémis), PUF, Paris, 2e
édition, 2004, P.95-96
Dans la décision « X. c/ l'Irlande »,
le requérant se plaignait de ce que sa vie étant en grand
danger en Irlande, les autorités irlandaises avaient
refusé de continuer à lui accorder la protection d'un garde du
corps. Il alléguait que ce refus constituait une violation de
l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Il est certain qu'aux termes de l'article 2, le droit de toute
personne à la vie est protégé par la loi. Mais le
requérant ne prétendait pas, fût-ce implicitement, qu'il
n'existait en Irlande aucune loi protégeant le droit à la
vie ; il se plaignait simplement qu'on lui avait refusé les
services permanents d'un garde du corps.
La Commission a estimé que l'article 2 ne saurait
être interprété comme obligeant un Etat à
accorder une protection de cette nature, du moins en tout cas sur une
période indéfinie (41).
Dans deux requêtes séparées,
dirigées l'une contre la Royaume-Uni et l'autre contre la
République d'Irlande, la requérante Mme W. se plaignait
d'une violation de l'article 2 de la Convention en raison de ce que son
mari et son frère avaient été assassinés par des
commandos
de l'Irish Republican Army (l'IRA), respectivement en
République d'Irlande et en Irlande du
Nord.
La requête dirigée contre le Royaume-Uni tendait
à faire dire à la Commission que l'engagement
des Etats parties à protéger le droit à
la vie, exigerait l'adoption de « mesures préventives telles que le
déploiement de ses forces armées comme il paraît
nécessaire pour protéger les personnes considérées
comme menacées par des attaques terroristes ».
La Commission écarta la requête comme
manifestement mal fondée, la motivation de son raisonnement
comporte deux phases.
Elle refusa d'abord de se prononcer sur «
l'opportunité et l'efficacité des mesures prises par le
Royaume-Uni pour combattre le terrorisme en Irlande du Nord
».
Elle se borna à juger ensuite, qu'elle « ne saurait
dire que le Royaume-Uni était tenu, aux termes
de la Convention, de protéger le frère de la
requérante par des mesures autres que celles prises
par les autorités pour protéger la vie des
habitants d'Irlande du Nord contre les attentats terroristes »
(42).
Cette conception de la Cour européenne des droits
de l'homme s'agissant de l'étendue de l'obligation de protection
par la prise de mesures préventives, permet de prendre en compte la
spécificité de la lutte contre le terrorisme.
41) Commission européenne des droits de l'homme,
requête n° 6040/73, X. c/ l'Irlande, décision du 20
juillet 1973, in
ACEDH (1973), volume 16, p.393.
42) De Schutter (O), « La Convention européenne
des droits de l'homme à l'épreuve de la lutte contre le
terrorisme », in Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux,
op cit., p.88
En effet comme le rappelait le professeur américain Wilcox
au lendemain des attentats du 11
septembre 2001, « Citizens and politicians must accept
the grim reality that while we can do more to prevent further
catastrophes, terrorism in open societies can never be eliminated »
(43).
Dans une démocratie respectueuse des libertés
fondamentales, le risque nul n'existe pas et c'est précisément le
sens de la prise de position de la Cour européenne des droits de
l'homme.
Lorsqu'elle note que l'obligation des autorités d'un
Etat, partie à la Convention, de prendre des mesures visant à
prévenir les atteintes à la vie des personnes ne saurait
constituer une exigence illimitée, elle fait preuve de bon sens.
C'est en effet la nature même de cette obligation
(obligation de prévention) qui fait qu'il en soit ainsi.
La responsabilité de l'Etat n'est pas engagée
uniquement parce que l'évènement qu'il fallait
prévenir s'est produit.
Il faut en outre démontrer que l'Etat aurait pu prendre
certaines mesures adéquates à empêcher la survenance de
l'événement sans que cela ne lui impose un fardeau excessif (44),
et sans que cela
ne l'amène à violer les droits fondamentaux qu'il
est tenu de respecter.
Cette précision apportée par la Cour
européenne permettra aux Etats de lutter contre le terrorisme
et de respecter le droit à la vie.
L'avantage de cette position de la Cour européenne des
droits de l'homme, est qu'elle permet de concilier l'obligation de
prévention contenue dans l'article 2 de la Convention européenne
des droits de l'homme avec l'obligation de respecter les droits de l'homme.
Ces deux obligations sont parfaitement conciliables et
ceci quelles que puissent être les circonstances.
Les Etats ne peuvent affirmer qu'il est possible de violer les
droits fondamentaux en général, et le droit à la vie en
particulier afin d'assurer l'obligation de prévention.
En effet, au regard de la jurisprudence de la cour, l'Etat
n'est tenu de combattre le terrorisme (et ainsi de protéger le droit
à la vie des personnes relevant de sa juridiction), que dans la mesure
où cela demeure compatible avec l'obligation qui lui est imposée
de respecter les droits et libertés
des citoyens.
L'obligation de prévention ne s'étend pas au
point de contraindre l'Etat à violer son obligation de respecter les
droits de ces personnes, puisque la première obligation trouve dans la
seconde sa limite.
L'Etat doit respecter les droits et libertés, et c'est
uniquement dans la mesure où cela demeure compatible avec cette
obligation de respect, qu'il est en outre tenu de protéger la
vie des personnes. Afin de remplir cette obligation, l'Etat peut avoir
« recours à la force publique meurtrière »
(45).
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