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De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique français


par Julie Mamejean
Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006
  

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INTRODUCTION

« Le langage transporte avec lui les valeurs d'une civilisation »

(Nietzsche, Généalogie de la morale)

Parce que le langage est le principal moyen d'expression de l'homme, il peut être comme le prophétisait Ésope, « la pire et la meilleure des choses ».

Le langage, parce qu'il révèle la beauté mais aussi toute la cruauté de l'homme, est un instrument risqué et ambigu, capable de servir toutes les causes. Il adoucit ou affaiblit, fait l'éloge ou détruit.

Tantôt allié, tantôt ennemi, le langage s'éprend et se moque tour à tour des hommes qui l'utilisent, exerçant là une sorte de sélection.

Ainsi, lorsqu'en 1647, Claude Vaugelas publiait ses Remarques sur la langue françoise, il dessinait là le premier fossé entre la langue du peuple et celle de « l'élite », à l'époque, la cour.

Il semble que ce fossé ne se soit jamais résorbé. Bien au contraire.

Jusqu'au 19e siècle, la langue de la bourgeoisie s'est opposée aux divers patois français, creusant toujours un peu plus l'inégalité langagière.

Au 20e siècle, on croit en vain sous le poids de certaines convenances, à un unilinguisme.

Mais le langage semble être devenu le faire valoir d'une appartenance morale, sociale, économique et culturelle.

Entité mythifiée d'un pouvoir divin qui permet de décider ce qui sera à même d'exister par le simple fait de nommer, on dit et on se dit grâce à lui.

On parle comme un jeune, comme un bourgeois, comme un professeur, comme un médecin, comme une personne âgée, comme un politicien...

Sorte de révélateur de l'être, notre langage dit qui l'on est, et c'est pour mesurer cette impossible unicité de l'être humain qu'en France se manifeste une réelle tendance à la superposition langagière, les patois, les jargons, les dialectes confirmant dans la langue française cette sorte de dichotomie qui se lit dans les « niveaux de langue », et fait s'opposer langue populaire, argotique, familière... à une langue acceptable, appréciable et pratiquée par tous.

Cette dernière, fondée sur le consensus social commun qu'est la norme, se présente comme langue du « bon usage ». Instaurant des codes, des préférences, voir des exigences, la langue commune, grâce à la norme, devient celle à respecter.

Parce qu'il est admis que c'est via la langue que la pensée s'exprime, il va de soi que la pensée doit trouver les moyens de son expression au sein de cette langue choisie. Et bien que notre époque soit dépeinte comme l'apothéose du libre agir, du libre parler, la langue va exercer sur la pensée une forme d'influence, puisqu'elle va contrôler ce qui se dit ou non.

Esclave improvisée, la libre pensée va devenir pensée unique.

Et c'est dans cette conjoncture de prédominance de la langue sur la pensée que va se développer le phénomène de « politiquement correct ».

Adoptant une politique linguistique déconcertante, ce nouveau fait va renverser les valeurs admises : la langue ne va plus seulement servir à informer, à communiquer. Sous son joug, la langue va essentiellement être liée à une unique fonction, celle de la manipulation.

Semblable à certains actes performatifs comme la prière ou la confession, et proche de l'atmosphère secrète des paroles prophétiques, le politiquement correct va lui aussi illustrer le mythe de la « langue-pouvoir ».

Lien ancestral et captivant, c'est confronté à ce binôme que nous allons analyser le politiquement correct en tant que procédé de manipulation de la langue.

L'enrôlant dans une politique qui n'admettra pas que les mots disent qui ils sont ni ce qu'ils sont, ce fait linguistique mystérieux et complexe, va intégrer la société en tant que complément du langage courant, et en en modifiant le lexique, va y modifier les esprits. Pensée unique et politiquement correct vont devenir les stigmates d'un même syndrome.

Se voulant garant d'une certaine plénitude morale, le politiquement correct va très rapidement s'ancrer dans une dynamique de reformulation permettant d'éviter les sujets sensibles ou polémiques, et imposer par ce biais, son lien au vocabulaire tabou.

Fondé sur une idéologie altruiste, ce courant use de la préciosité linguistique pour garantir un respect commun entre les individus.

Répondant à l'utopie d'une langue épurée de toute cruauté, et parce que chaque société a ses propres interdits, il enseigne l'art et la manière de parler sans dire.

Accusant donc le lien indéniable entre la langue, ses usagers et la société, ce qui rejoint la philosophie de Lévi-Strauss dans Anthropologie Structurale, qui affirme que le langage, l'homme, la société et la culture, s'impliquent mutuellement, nous aborderons le principe de politiquement correct sous l'ascendance sociolinguistique, ce qui permettra d'analyser les faits de langue et de discours en écho aux faits de société.

Et, dès lors que la langue va s'impliquer dans la société, la réalité extérieure, elle va imposer le point de vue qu'on lui recommande d'imposer, affirmant ici son aspect arbitraire. Elle ne sera plus miroir du réel, mais reflet de ce que la société met en place.

Si la réflexion ethnolinguistique menée par E. Sapir et B.L. Whorf nous intéresse, c'est qu'elle met en avant la potentialité de la langue à ne dire que ce que la pensée lui recommande de voir.

La langue devient caméléon pour exprimer au mieux la réalité que chacun veut dévoiler. En ce sens, elle peut dire le vrai comme le faux.

Instrument de confession ou de manipulation, l'hypothèse Sapir-Whorf fait de la langue une abstraction apte à forger des vues de l'esprit.

C'est donc sous ce prisme que nous allons intriguer la mouvance politiquement correcte, preuve d'une certaine puissance du langage.

Face à un phénomène linguistique qui surveille les termes qu'il emploie, comment exprimer l'intégralité de sa pensée ? Le renouveau lexical que semble imposer le politiquement correct marque-t-il une avancée ou engendre-t-il plutôt le risque d'une stagnation, voir d'un fléau ?

Créateur d'un éden linguistique ou d'une censure unique, le politiquement correct nage en eaux troubles. Adhérant à l'utopie d'une langue parfaite, mais obéissant au dictat d'une langue intolérante, quel statut lui accorder ?

Peut-on lui reconnaître toute sa légitimité ou au contraire, faut-il s'en méfier ?

Et quel regard porter sur le manichéisme qu'entraîne ce phénomène ? Entre langue naturelle et cultivée, langue populaire et normée, entre langage de vérité et langage manipulateur, à quel saint se vouer ? Comment agir face à une telle dichotomie ?

Afin de répondre à ces sentiments contradictoires et déroutants, nous nous intéresserons tout d'abord aux origines du phénomène, à son étendu, et à son influence au sein de la langue française et de ses dictionnaires.

À l'aide de nombreux exemples tirés de la langue en activité, nous étudierons ensuite les règles et les astuces mises en place par le politiquement correct pour participer à la refonte du lexique français, et parvenir à s'imposer pleinement.

Enfin, nous analyserons les limites d'un tel phénomène, et confrontés à ses dérives, nous réfléchirons à un éventuel recours.

Du géni lexical à la régression linguistique, petite histoire du politiquement correct, de ses origines jusqu'à nos jours...

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