INTRODUCTION
« Le langage transporte avec lui les valeurs d'une
civilisation »
(Nietzsche, Généalogie de la
morale)
Parce que le langage est le principal moyen d'expression de
l'homme, il peut être comme le prophétisait Ésope,
« la pire et la meilleure des choses ».
Le langage, parce qu'il révèle la beauté
mais aussi toute la cruauté de l'homme, est un instrument risqué
et ambigu, capable de servir toutes les causes. Il adoucit ou affaiblit, fait
l'éloge ou détruit.
Tantôt allié, tantôt ennemi, le langage
s'éprend et se moque tour à tour des hommes qui l'utilisent,
exerçant là une sorte de sélection.
Ainsi, lorsqu'en 1647, Claude Vaugelas publiait ses
Remarques sur la langue françoise, il dessinait là le
premier fossé entre la langue du peuple et celle de
« l'élite », à l'époque, la cour.
Il semble que ce fossé ne se soit jamais
résorbé. Bien au contraire.
Jusqu'au 19e siècle, la langue de la
bourgeoisie s'est opposée aux divers patois français, creusant
toujours un peu plus l'inégalité langagière.
Au 20e siècle, on croit en vain sous le
poids de certaines convenances, à un unilinguisme.
Mais le langage semble être devenu le faire valoir d'une
appartenance morale, sociale, économique et culturelle.
Entité mythifiée d'un pouvoir divin qui permet
de décider ce qui sera à même d'exister par le simple fait
de nommer, on dit et on se dit grâce à lui.
On parle comme un jeune, comme un bourgeois, comme un
professeur, comme un médecin, comme une personne âgée,
comme un politicien...
Sorte de révélateur de l'être, notre
langage dit qui l'on est, et c'est pour mesurer cette impossible unicité
de l'être humain qu'en France se manifeste une réelle tendance
à la superposition langagière, les patois, les jargons, les
dialectes confirmant dans la langue française cette sorte de dichotomie
qui se lit dans les « niveaux de langue », et fait
s'opposer langue populaire, argotique, familière... à une langue
acceptable, appréciable et pratiquée par tous.
Cette dernière, fondée sur le consensus social
commun qu'est la norme, se présente comme langue du « bon
usage ». Instaurant des codes, des préférences, voir
des exigences, la langue commune, grâce à la norme, devient celle
à respecter.
Parce qu'il est admis que c'est via la langue que la
pensée s'exprime, il va de soi que la pensée doit trouver les
moyens de son expression au sein de cette langue choisie. Et bien que notre
époque soit dépeinte comme l'apothéose du libre agir, du
libre parler, la langue va exercer sur la pensée une forme d'influence,
puisqu'elle va contrôler ce qui se dit ou non.
Esclave improvisée, la libre pensée va devenir
pensée unique.
Et c'est dans cette conjoncture de
prédominance de la langue sur la pensée que va se
développer le phénomène de « politiquement
correct ».
Adoptant une politique linguistique déconcertante, ce
nouveau fait va renverser les valeurs admises : la langue ne va plus
seulement servir à informer, à communiquer. Sous son joug, la
langue va essentiellement être liée à une unique fonction,
celle de la manipulation.
Semblable à certains actes performatifs comme la
prière ou la confession, et proche de l'atmosphère secrète
des paroles prophétiques, le politiquement correct va lui aussi
illustrer le mythe de la « langue-pouvoir ».
Lien ancestral et captivant, c'est confronté à
ce binôme que nous allons analyser le politiquement correct en tant que
procédé de manipulation de la langue.
L'enrôlant dans une politique qui n'admettra pas que les
mots disent qui ils sont ni ce qu'ils sont, ce fait linguistique
mystérieux et complexe, va intégrer la société en
tant que complément du langage courant, et en en modifiant le lexique,
va y modifier les esprits. Pensée unique et politiquement correct vont
devenir les stigmates d'un même syndrome.
Se voulant garant d'une certaine plénitude morale, le
politiquement correct va très rapidement s'ancrer dans une dynamique de
reformulation permettant d'éviter les sujets sensibles ou
polémiques, et imposer par ce biais, son lien au vocabulaire tabou.
Fondé sur une idéologie altruiste, ce courant
use de la préciosité linguistique pour garantir un respect commun
entre les individus.
Répondant à l'utopie d'une langue
épurée de toute cruauté, et parce que chaque
société a ses propres interdits, il enseigne l'art et la
manière de parler sans dire.
Accusant donc le lien indéniable entre la langue, ses
usagers et la société, ce qui rejoint la philosophie de
Lévi-Strauss dans Anthropologie Structurale, qui affirme que le
langage, l'homme, la société et la culture, s'impliquent
mutuellement, nous aborderons le principe de politiquement correct sous
l'ascendance sociolinguistique, ce qui permettra d'analyser les faits de langue
et de discours en écho aux faits de société.
Et, dès lors que la langue va s'impliquer dans la
société, la réalité extérieure, elle va
imposer le point de vue qu'on lui recommande d'imposer, affirmant ici son
aspect arbitraire. Elle ne sera plus miroir du réel, mais reflet de ce
que la société met en place.
Si la réflexion ethnolinguistique menée par E.
Sapir et B.L. Whorf nous intéresse, c'est qu'elle met en avant la
potentialité de la langue à ne dire que ce que la pensée
lui recommande de voir.
La langue devient caméléon pour exprimer au
mieux la réalité que chacun veut dévoiler. En ce sens,
elle peut dire le vrai comme le faux.
Instrument de confession ou de manipulation,
l'hypothèse Sapir-Whorf fait de la langue une abstraction apte à
forger des vues de l'esprit.
C'est donc sous ce prisme que nous allons intriguer la
mouvance politiquement correcte, preuve d'une certaine puissance du langage.
Face à un phénomène linguistique qui
surveille les termes qu'il emploie, comment exprimer
l'intégralité de sa pensée ? Le renouveau lexical que
semble imposer le politiquement correct marque-t-il une avancée ou
engendre-t-il plutôt le risque d'une stagnation, voir d'un
fléau ?
Créateur d'un éden linguistique ou d'une censure
unique, le politiquement correct nage en eaux troubles. Adhérant
à l'utopie d'une langue parfaite, mais obéissant au dictat d'une
langue intolérante, quel statut lui accorder ?
Peut-on lui reconnaître toute sa
légitimité ou au contraire, faut-il s'en méfier ?
Et quel regard porter sur le manichéisme
qu'entraîne ce phénomène ? Entre langue naturelle et
cultivée, langue populaire et normée, entre langage de
vérité et langage manipulateur, à quel saint se
vouer ? Comment agir face à une telle dichotomie ?
Afin de répondre à ces sentiments
contradictoires et déroutants, nous nous intéresserons tout
d'abord aux origines du phénomène, à son étendu, et
à son influence au sein de la langue française et de ses
dictionnaires.
À l'aide de nombreux exemples tirés de la langue
en activité, nous étudierons ensuite les règles et les
astuces mises en place par le politiquement correct pour participer à la
refonte du lexique français, et parvenir à s'imposer
pleinement.
Enfin, nous analyserons les limites d'un tel
phénomène, et confrontés à ses dérives, nous
réfléchirons à un éventuel recours.
Du géni lexical à la régression
linguistique, petite histoire du politiquement correct, de ses origines
jusqu'à nos jours...
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