II.2.1.2 La théorie de l'enracinement
a. Le cadre conceptuel
Dans les théories fondatrices de la gouvernance des
entreprises, le rôle du dirigeant apparaît très discret
voire absent. Une fois évoquées, les divergences
d'intérêts entre le dirigeant et les actionnaires, et la
possibilité d'opportunisme, l'attention est principalement
portée sur l'identification des mécanismes externes ou internes
permettant de discipliner le dirigeant.
A la fin des années 80, la thèse de
l'enracinement fut développée par A. Shleifer, R.W. Vishny
et R. Morck35. Elle remet en cause les fondements des
théories contractuelles en général et de la
théorie de l'agence en particulier. Cette théorie semble offrir
un cadre d'étude approprié à l'analyse des
stratégies opportunistes des dirigeants et leurs conséquences sur
les systèmes de contrôle et sur la performance de l'entreprise.
L'enracinement consiste pour les dirigeants à valoriser
(pour eux mêmes) leur présence au sein de l'entreprise en
rendant coûteuse leur révocation et en réduisant ainsi
leur risque de remplacement. Le dirigeant adoptera alors des
stratégies d'enracinement, c'est à dire, de se rendre
indispensable aux yeux des actionnaires36.
L'enracinement traduit la volonté du dirigeant de
s'affranchir, au moins partiellement, du contrôle des actionnaires, en
vue de conserver sa position, d'accroître sa liberté d'action
et/ou
de maximiser ses rentes.
33 Gérard CHARREAUX, « Le
gouvernement des entreprises, Corporate Governance,
Théories et faits »,Economica, Paris ,1997, p..
34 Il convient de noter que le cadre institutionnel
est intégré dans la théorie de Williamson mais sous forme
de
paramètres. Ses travaux sur la théorie des
coûts de transaction, n'expliquent cependant pas l'évolution du
cadre
institutionnel lui même, considéré comme
exogène.
35 A. SHlEIFER, R.W. VISHNY et R. MORCK, «
Alternative mechanisms for corporate control », American
Economic Review,79,N4,1989.
36 Frédéric PARRAT, « Le
gouvernement d'entreprise », Editions MAXIMA, Paris 1999, p.58-62.
28
b. Les stratégies d'enracinement des
dirigeants
La stratégie de neutralisation des mécanismes
disciplinaires est multiformes, on distingue quatre styles majeurs :
Les investissements idiosyncratiques (ou
spécifiques aux dirigeants) : Les investissements sont
dits idiosyncratiques ou spécifiques au dirigeant si son remplacement
entraîne une perte
de valeur pour les actionnaires. Leur réalisation
permet aux dirigeants de réduire le risque d'être
remplacés. Ils obtiennent ainsi des rémunérations
plus importantes sous formes de salaires ou d'avantages non
pécuniaires et accroissent leurs latitudes décisionnelles.
La manipulation de l'information
: En jouant sur l'information, les dirigeants cherchent
à accroître leur latitude discrétionnaire de façon
à s'approprier le maximum de rentes en évitant d'être
révoqués. En effet, les dirigeants se valorisent sur le
marché de travail en investissant dans des projets dont la
rentabilité dépend de l'information spécifique
contrôlée par les dirigeants, ou en investissant dans
des activités caractérisées par une
asymétrie de l'information plus importante. Cette stratégie
amplifie l'incertitude perçue par les équipes dirigeantes
rivales qui seront ainsi moins incitées à remplacer les
dirigeants actuels.
Le contrôle des ressources
: Les dirigeants savent qu'ils ont intérêt
à ne pas dépendre des apporteurs de ressources externes
d'une part et d'autre part, à représenter eux mêmes
un facteur de production difficilement substituable. C'est pourqui ces
derniers optent pour l'autofinancement et le recours à l'augmentation
de capital auprès de nouveaux actionnaires. Cela leur permet
d'échapper à la discipline exercée par les
créanciers et les actionnaires actuels.
Les réseaux relationnels :
Le dirigeant va essayer de tisser un réseau relationnel avec
ses collaborateurs et avec les salariés37, en accordant
beaucoup d'avantages en nature ou des sursalaires, ainsi qu'en
promettant des promotions abondantes. Cela conduit souvent à
accroître la taille de la firme et le nombre d'échelons
hiérarchiques. Les salariés auront, alors, intérêt
à ce que le dirigeant ne soit pas remplacé, et peuvent même
oeuvrer pour son maintien
au sein de l'organisation. Le dirigeant peut aussi nouer des
relations avec les administrateurs
de la firme ou encore privilégier un enracinement
basé sur le réseau relationnel actionnarial,
en liant des relations avec un ou plusieurs groupes
d'actionnaires ou encore, en augmentant sa participation au capital de
l'entreprise qu'il dirige.
29
II.2.1.3 L'approche partenariale
Si l'approche actionnariale a privilégié
l'étude des conflits entre dirigeants et actionnaires,
l'évolution récente des théories contractuelles de
la firme prend en compte l'ensemble des stakeholders. L'approche
partenariale plonge ses racines dans la représentation de la
firme comme une équipe de production, au sein de laquelle la
création de valeur ou la rente organisationnelle, sont dues aux
synergies entre les différents facteurs de production.
L'aménagement du schéma de la création de valeur,
par rapport à l'approche actionnariale intervient au niveau de la
répartition en contestant le statut de créancier résiduel
unique des actionnaires.
D'après Garvey et Swan38, dans un monde de
contrats incomplets et de sources multiples
de pouvoir, la protection contractuelle procurée aux
différents partenaires du noeud de contrats
est incomplète. Pour cette raison, ces stakeholders
sont aussi des créanciers résiduels. Cette nouvelle perception
de la firme comme relations entre différents investisseurs
spécifiques remet en cause les développements de l'approche
contractuelle purement financière ainsi que l'idée de
maximisation de la valeur actionnariale.
En effet le dirigeant peut agir comme bon intendant pour les
actionnaires en maximisant la valeur boursière mais spolier
d'autres stakeholders, en sacrifiant des indicateurs de performance
de la firme comme le taux d'emploi ou la satisfaction des clients. Le besoin de
contrôler le dirigeant se justifie, donc, pour l'ensemble des parties
prenantes de la firme.
La gouvernance apparaît alors comme le moyen de
protéger la valeur du capital humain des salariés, laquelle
dépend des rentes qu'ils peuvent s'approprier. la firme devient
« un noeud d'investissements spécifiques : une combinaison
d'actifs et de personnes mutuellement
spécialisés39». Enfin, l'aboutissement logique de
la démarche partenariale est sa généralisation à
l'ensemble des parties prenantes, contribuant à la création de
valeur.
Une telle approche, proposée par Charreaux et
Desbrière 40, suppose que les relations entre
la firme et les différents stakeholders ne sont
pas simplement marchandes, mais sont
37 notamment ceux à capital humain fortement
spécifique à l'entreprise.
38 G.T GARVEY et P.L. SWAN, « The Economics of
corporate governance : Beyond the Marshallian firm », Journal of
Corporate Finance, Vol1,1994, p.139-174.
39 Raghuram RAJAN et Luigi ZINGALES, « The
Governance of The New Entreprise » Working Paper 7958, University of
Chicago, 2000.
40 Gérard CHARREAUX et Philippe DESBRIERE
« Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur
actionnariale », Finance Contrôle et Stratégie, Vol1,2, 1998,
p.68-77
30
coconstruites de façon à créer de la
valeur. Cette approche conduit à étudier le système
de
gouvernance en vertu de sa capacité à créer
de la valeur sociale, égale à la différence entre la somme
des revenus évalués aux prix d'opportunité et celles des
coûts d'opportunité pour les différents facteurs de
production. Dans le cadre de cette approche, une définition de
la gouvernance est fournie par Blair41 : « le
système de gouvernance d'entreprise fournit les règles qui
déterminent qui possède les droits décisionnels dans telle
circonstance ?, qui reçoit une part de la richesse créée ?
et qui supporte les risques qui y sont associés ?».
Contrairement
à la définition de Shleifer et Vishny,
cette définition considère l'ensemble des stakeholders dans
le processus de création et de répartition de la valeur.
La définition de Blair permet d'appréhender la notion de
création et de répartition de la valeur dans l'entreprise. Elle
rejoint ainsi la conception de Charreaux et Desbrière de la
création et de la répartition de la valeur organisationnelle.
La gouvernance de l'entreprise est définie aussi comme
le système dans lequel la conduite des firmes par le dirigeant est
contrôlée par l'ensemble des acteurs économiques. Ce ne
sont pas donc les seuls propriétaires qui devraient exercer ce
contrôle mais l'ensemble des stakeholders de l'entreprise. Cette
approche idéale débouche sur une conception de
l'entreprise citoyenne, les décisions managériales sont
supposés prendre en considération les
intérêts des différents
stakeholders42.
Malgré le progrès par rapport à
l'approche actionnariale, cette vision partenariale ne s'affranchit pas
d'un certain nombre de limites formulées à
l'encontre des théories contractuelles de la firme : d'une part, la
modélisation est toujours limitée à la résolution
des conflits, essentiellement par l'allocation optimale des droits de
propriété et d'autre part, la démarche reste de
répartir optimalement la valeur créée, mais en
revanche, le processus de création de valeur est absent, voire
ignoré. De ce fait, l'approche partenariale grade une conception
statique et adaptative de l'efficience.
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