SECTION II : LA GOUVERNANCE DES ENTREPRISES
II.1 GENESE
II.1.1 Sur le plan conceptuel
II.1.1.1 De la firme capitaliste à la firme
managériale
Au début du XIXème siècle,
l'entreprise avait pour finalité la transformation optimale des
inputs en outputs. La firme se présentait comme une boite noire, c'est
à dire une fonction de production visant à transformer des flux
d'entrée (matière première, capital, travail) en flux de
sortie (services, produits finis...).
Cette situation est justifiée par l'état
de l'environnement de l'époque, qui était peu
concurrentiel et stable et où l'information est parfaite et
sans coût. Le manager de cette entreprise, dite classique, avait
pour mission d'organiser, de fixer les objectifs, de contrôler les
résultats et de mesurer les écarts, il est aussi le
propriétaire, soit de façon directe ou parce qu'il appartient
à la famille fondatrice. Le manager se présente donc comme un
homme orchestre conduisant les affaires de la société vers une
constellation d'intérêts et cherchant à maximiser
la création de valeur économique.
A la fin du XIXème siècle, le
développement des affaires, la mutation de l'environnement et
l'avancée technologique ont instauré de nouvelles règles
d'organisation et de gestion. Dés lors
il a fallu restructurer de façon optimale la production
en vue d'accroître la rentabilité et pour s'adapter à
l'évolution technologique. L'unicité du manager
propriétaire va être remise en cause avec le
développement du capitalisme industriel et la complexité
croissante de l'environnement.. L'entreprise doit recourir à
l'instauration des techniques de production en grandes séries
dans le but de réduire les coûts et de maximiser les
débouchés afin de se différencier des concurrents.
L'accroissement de la taille de l'entreprise suite à l'évolution
des affaires et le recours des entrepreneurs au financement extérieur,
pour se payer de nouvelles structures de production, entraîneront la
disparition progressive de la firme capitaliste pure au profit de la
firme managériale, caractérisée par la
séparation entre la propriété et le
management. Dans le même cadre de réflexion,
A.A. Berles et G.C. Means13 ont étudié ce
phénomène en 1929 aux Etats Unis
d'Amérique. considérant la composition du capital des
200 plus grandes firmes américaines, ils conclurent
à l'existence de 6 grands types de contrôle :
15
1- Le contrôle absolu : il
apparaît lorsqu'une personne ou un petit groupe détient plus de
80% du capital d'une firme.
2- Le contrôle majoritaire : il
caractérise le cas où l'actionnaire détient entre 50% et
80%
du capital.
3- Le contrôle minoritaire : il
caractérise le cas où l'actionnaire principal
détient entre
20% et 50% du capital.
4- Le contrôle légal : il
apparaît lorsque des actionnaires ne détiennent pas la
majorité du capital mais parviennent toutefois à exercer le
rôle effectif grâce en particulier à des cascades de
participation ou à des holdings.
5- Le contrôle conjoint : il
caractérise le cas où l'actionnaire principal possède
entre 5 et
10% du capital.
6- Le contrôle managérial : il
caractérise la situation où aucun actionnaire ne possède
plus
de 5% du capital. Cette forte dispersion des actions peut alors
permettre à des managers, pourtant non propriétaires, d'exercer
le pouvoir effectif.
Ces deux auteurs ont signalé dans leur
célèbre ouvrage The Modern Corporation and Private
Property, l'autonomie croissante des managers par rapport aux
propriétaires, c'est selon eux, l'origine des problèmes
rencontrés par les actionnaires, incapables de connaître
l'état réel de la situation financière de l'entreprise.
En 1967, dans Le Nouvel Etat Industriel
, J.K. Galbraith inventa le concept de technostructure, il
la définit14comme « une entité
collective parfaitement définie dans les grosses
sociétés, englobant le président, l'administrateur
délégué, les directeurs généraux, les
titulaires des autres principaux postes d'état major. Elle ne comprend
cependant qu'une petite proportion de ceux qui contribuent, en y participant,
à l'information des groupes de décision : elle englobe tous
ceux qui apportent des connaissances spécialisées, du
talent, ou de
l'expérience aux groupes de prise de décision.
C'est la technostructure et non plus la direction qui est l'intelligence
directrice, le cerveau de l'entreprise. »
Selon J.K. Galbraith15 le besoin des technocrates
s'est manifesté à partir du moment où dans l'industrie
moderne un grand nombre de décisions importantes font appel à des
informations
13 A.A. BERLES et G.C. MEANS, « The Modern
Corporation and Private Property », McMillan, 1932.
14 John Kenneth GALBRAITH « Le Nouvel Etat
Industriel » nrf, éditions Gallimard Paris, 2ème
Edition 1974, p.81-93.
16
qu'un seul homme ne peut posséder, ces décisions
requièrent couramment des connaissances
scientifiques et des techniques spécialisées.
II.1.1.2 La firme managériale
La firme managériale est
caractérisée par la dichotomie entre la
propriété et le management, en effet, J.K. Galbraith note
que la répartition du capital des entreprises entre
un grand nombre d'actionnaires, dont chacun ne possède
qu'une faible part du capital, entraîne
un renforcement du pouvoir des managers, ce qui est
susceptible d'entraîner une divergence d'intérêts, entre
les actionnaires et les managers dans un premier lieu, et avec les
autres stakeholders dans un deuxième lieu.
La firme managériale est composée de
plusieurs stakeholders qu'on appelle aussi ayants droits, parties
prenantes ou requérants, il s'agit de tous les agents dont le bien
être est affecté
par les actions engagées par la firme16.
D'autres définitions existent. Pour R. Freeman & D.
Reed (1983) qui ont initialement développé
cette notion, ce sont tous les groupes sans le support desquels
l'organisation cesserait d'exister. J. Pasquero (1989), utilisant le
concept de requérant, estime qu'il s'agit des partenaires
socio-économiques de l'entreprise dont l'objectif
est de peser sur elle pour faire valoir ce qu'ils
définissent comme étant leurs droit.
On définira les stakeholders comme tous ceux qui ont un
bénéfice direct ou indirect à ce que l'entreprise
fonctionne normalement et crée de la valeur17.
Parmi les stakeholders, on distingue principalement, les
actionnaires, le dirigeant, les salariés, les clients et la
collectivité ; et dans le cadre d'une vision plus
élargie, on intégre aussi les fournisseurs, les
créancier, bailleurs de fonds, les syndicats, l'Etat...
La firme managériale devient d'autre part un lieu de
conflit pour la création et la répartition
de la valeur créée entre les stakeholders,
puisque ces derniers disposent d'intérêts plus ou moins
divergents voire contradictoires. La question est comment rallier les
intérêts et trouver
un terrain d'entente, d'où l'intérêt de la
gouvernance d'entreprise.
16 Jérome MAATI « Le gouvernement
d'entreprise », De Boeck Université Bruxelles 1999, p.7-8.
17 Mohamed FRIOUI « Cours de Politique
Générale », DEA Management, FSEG Tunis, 2001.
17
II.1.1.3 Conflit d'intérêts entre les
Stakeholders
a. Stakeholders et Fonctions de
préférence
Chaque acteur de la communauté des stakeholders de
l'entreprise dispose d'une fonction de préférence propre,
composée à la fois d'un intérêt particulier
et d'un intérêt partagé18.
L'intérêt particulier est un intérêt
spécifique à son propriétaire. L'intérêt
partagé est un intérêt non spécifiques,
partagé avec l'entreprise et le reste des stakeholders et
nécessaire à chacun pour maximiser sa fonction de
préférence.
Fp = Ip +
Ipe
- Actionnaire : l'actionnaire cherche à
maximiser les dividendes à court terme et les plus values sur ses titres
à long terme.
Intérêt personnel
|
Intérêt partagé
|
§ Dividende élevé
§ Plus value à long terme sur investissement
§ Accroissement de pouvoir
|
§ Notoriété et rayonnement de l'entreprise
§ Renforcement de la position de l'entreprise
sur le marché.
|
- Dirigeant : le dirigeant cherche à
maximiser ses attributions matérielles c'est à dire sa
rémunération, il cherche aussi le pouvoir au sein
de l'entreprise.
Intérêt personnel
|
Intérêt partagé
|
§ Maximum de rémunération
§ Evolution de carrière
§ Réseau relationnel
§ Maximum de pouvoir
|
§ Pérennité et viabilité de
l'entreprise
§ Rentabilité et croissance
§ Rayonnement
|
- Salariés ou Personnels : ils cherchent
à maximiser le revenu, une évolution positive de
la carrière ainsi que la sécurité de
l'emploi.
Intérêt personnel
|
Intérêt partagé
|
§ Salaire attrayant
§ Perspective de carrière
§ Sécurité de l'emploi
|
§ Bon climat de travail
§ Notoriété et image de marque de
l'entreprise
|
- Clients ou consommateurs : ils cherchent
des produits de qualité à un bon prix, la
continuité du service de vente ainsi que des conditions de
payements avantageuses.
Intérêt personnel
|
Intérêt partagé
|
§ Bon rapport qualité / prix
§ Minimum de délais
§ Continuité de l'approvisionnement
§ Conditions avantageuses de payement
|
§ Performance de l'entreprise
§ Notoriété et image de marque
|
18 Mohamed FRIOUI, « Cours de Politique
Générale », DEA Management, FSEG Tunis, 2001
18
- Collectivité et société en
général : elle cherche à améliorer la
qualité de la vie, à
assurer la sécurité des transactions et la
continuité des services de l'entreprise.
Intérêt personnel
|
Intérêt partagé
|
§ Responsabilité publique de l'entreprise
§ Concrétisation de l'échelle de valeur de
la
société (modèle de la société
projetée)
§ Bien être et cohésion sociale
|
§ Notoriété et rayonnement de l'entreprise
§ Performance de l'entreprise.
|
Les fonctions de préférences reflètent les
intérêts des parties prenantes et ils sont à l'origine
des conflits et par conséquent de la
gouvernance. La gouvernance d'entreprise repose sur l'idée selon
laquelle il est indispensable, afin de maximiser la création de valeur,
de mettre en place des systèmes susceptibles de résoudre les
conflits non prévus dans les contrats initiaux passés entre les
stakeholders. En outre, un système de gouvernance efficace et performant
doit être capable de prévenir certains conflits en
favorisant la recherche du consensus voire le compromis, par la
communication, les concertations et les concessions réciproques.
b. Divergences d'intérêts et conflits entre
les différents stakeholders
Les travaux en gouvernance partenariale inscrits dans
la théorie positive de l'agence appréhendent l'organisation
comme un système contractuel coopératif où
interagissent différents partenaires aux intérêts
divergents. Supposant l'existence de conflits entre cocontractants
parmi lesquels agit le dirigeant, cette approche propose une analyse
du fonctionnement organisationnel à partir des mécanismes
de gouvernance. C'est sur ces derniers que s'appuient contractuellement ou
non, les parties prenantes afin de discipliner ou d'infléchir le
comportement du dirigeant.
L'entreprise est considérée comme un
ensemble de contrats, et de mécanismes de gouvernance
permettant la sauvegarde des intérêts de chacune des parties
prenantes, de les aligner et d'atténuer leurs pertes d'utilité
respectives19. Dans cette optique, l'analyse porte sur l'explication
du processus organisationnel de création et de
répartition de la valeur partenariale.
Cette approche globale permet d'envisager le processus de
création et de répartition de la valeur partenariale comme
un processus interindividuel. Celui-ci est alors susceptible
d'induire une série complexe de conflits tant d'un point de
vue contractuel (fondés sur l'asymétrie informationnelle) que
d'un point de vue cognitif (fondés sur la connaissance qui
19 Cette partie sera plus développée
lors de la revue des théories de gouvernance
19
est une interprétation des informations existantes
construite à partir du modèle cognitif propre
à l'individu). Une matrice des conflits potentiels, au
centre desquels le dirigeant doit procéder
au choix des ressources dont dépendra la performance
organisationnelle, peut être proposée :
Tableau 3 : Matrice des conflits potentiels entre les
stakeholders20
|
Dirigeants
|
Actionnaires
|
Clients
|
Fournisseurs
|
Environnement
|
Dirigeants
|
Conflits cognitifs entre dirigeants
généraux - Intermédiaires Inférieurs
Opportunité / choix d'investissement
|
Type
d'investissement,
politique de financement
Conflits contractuels et cognitifs
|
Qualité globale
Coût
Conflits contractuels et cognitifs
|
Coût
Qualité
industrielle
Conflits contractuels et cognitifs
|
Engagement éthique,
pollution, développement local...
Conflits cognitifs
|
Actionnaires
|
-
|
Conflits cognitifs : Minoritaires / majoritaires ,
Individuels / collectifs Dividende, choix d'investissement,
prix de cession
|
Conflits indirects en fonction des
arbitrages opérés entre rentabilité et
qualité des produits
|
Conflits contractuels et cognitifs
Coûts
|
Rentabilité Engagement éthique,
pollution, développement local...
Conflits cognitifs
|
Clients
|
-
|
-
|
Conflits cognitifs
Comportement du consommateur et critères de choix
|
Conflits cognitifs sur produit, matière
première
|
Engagement éthique,
pollution, développement local...
Conflits cognitifs
|
Fournisseurs
|
-
|
-
|
-
|
Conflits cognitifs sur produit / organisation
|
Engagement éthique, pollution,
développement
local...
Conflits cognitifs
|
Environnement
|
-
|
-
|
-
|
-
|
Conflits cognitifs entre groupes d'intérêts
|
Cette matrice permet d'appréhender non seulement les
conflits, mais aussi les possibilités
d'éventuelles convergences d'intérêts sur
un plan cognitif et/ou contractuel, comme celles qui concernent les
dirigeants adjoints du dirigeant ou les actionnaires et les clients
dont les intérêts peuvent converger lorsque la valeur
perçue par une partie prenante contribue à augmenter la
rentabilité dont bénéficie l'autre partie. Cette
approche soulève la question du rôle joué par la
gouvernance dans la réduction potentielle du conflit cognitif entre
dirigeant et administrateurs notamment.
20 ce tableau est extrait de : Celine CHATELIN
et Stéphane TREBUCQ, « Du processus d'élaboration
d'un cadre conceptuel en gouvernance d'entrerprise », Working paper,
FARGO/LATEC, Université de bourgogne,
2003, p.18.
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