II.2.4 Fondements de base de la gouvernance
II.2.4.1 Le pouvoir et le revenu
D'après les théoriciens de l'agence, l'entreprise
est un noeud de contrats, une coalition ou
une coopérative réunissant les différents
stakeholders apporteurs de ressources. Il y a création
de valeur si le surplus obtenu par l'entreprise permet de
rémunérer les différents apporteurs au delà du
coût d'opportunité. Toutefois, les contrats sont amoindris de
manière importante par notre incapacité à
prédire l'avenir. Si des faits inhabituels surviennent, les
droits et les obligations de chaque partie ne peuvent pas être
déterminés. Par conséquent, le problème d'un
contrat incomplet est résolu par l'attribution préalable
de pouvoirs de prise de décisions à l'une ou l'autre des
parties prenantes, de manière à permettre l'identification
préalable des autorités chargées de décider des
mesures à prendre par rapport aux sujets non couverts par
des contrats écrits (mission, objectifs, création
et répartition de la valeur48).
Comme l'a indiqué Coase en premier lieu,
l'autorité est le principal signe distinctif des
entreprises par comparaison avec les marchés, une forme de
pouvoir généralement désignée
par les termes de droits de contrôle
restants49. Une mission partagée ou des déclarations
en matière de vision peuvent contribuer à compenser des
contrats incomplets, permettant aux parties prenantes de décider de
l'action à choisir parmi les scénarios disponibles et
fournissant
un point central permettant un équilibre contractuel
implicite.
En ce sens la notion d'autorité - dont l'attribution et
l'exercice dans l'entreprise forment la base de la gouvernance d'entreprise -
peut être répartie entre les différentes parties
prenantes
en droits de contrôle : droit de contrôle sur la
gestion ordinaire, sur les décisions relatives à la politique de
l'entreprise à long terme et sur ses choix stratégiques. En
outre, l'attribution de l'autorité n'est pas déterminée
de manière statistique mais est plutôt subordonnée
aux résultats obtenus. Les dirigeants bénéficient
d'une autorité importante lorsque la société obtient
de bons résultats ; les actionnaires s'approprient la plupart des droits
de contrôle des dirigeants lorsque les conditions liées
à une entreprise se détériorent ; les
détenteurs d'obligations dépossèdent les actionnaires
des dits droits lorsque l'entreprise entame une procédure de
faillite.
48Valter LAZZARI, « Gouvernement d'entreprise :
principes de base, débats actuels et perspectives d'avenir »,
European Business Forum, 5ème Edition, 2003, p.5.
49 S. GROSSMAN ET O. HART « Coûts
et avantage de la propriété : théorie de
l'intégration verticale et
latérale », Journal of Political Economy, 94,1986,pp.
691-719.
35
Afin de maximiser les excédents
générés par l'entreprise, des mesures incitatives à
toutes
les parties prenantes doivent être mise en place,
afin de favoriser le plus grand nombre d'investissements.
Rédiger des contrats explicites ou tabler sur des contrats
implicites peut s'avérer insuffisant du fait des limites relatives
à la capacité des contrats précédemment
débattue. L'attribution d'autorité peut s'avérer
être un moyen différent et même plus efficace pour atteindre
cet objectif. La mesure incitative ex ante destinée à
réaliser des investissements particuliers dépend en fait du mode
d'attribution des droits de contrôle restants puisque cette
attribution risque d'influer sur la répartition,
après coup, de la richesse créée par la
société50.
Cependant, donner trop de pouvoir aux actionnaires peut
s'avérer inefficace. Cette mesure peut dissuader les dirigeants
d'investir de manière importante dans l'avenir de l'entreprise du fait
qu'ils sont préoccupés par le risque d'être
privés de certains avantages personnels. En outre, attribuer trop
de pouvoir à ces investisseurs dont la seule
préoccupation est de maximiser les bénéfices pourrait
démotiver l'entrepreneur en contrecarrant son initiative. La question
d'un équilibre des pouvoirs approprié entre les parties prenantes
est également sous- jacente à la structure, au rôle
et aux fonctions du conseil d'administration. Devrait-il
représenter principalement l'intérêt des actionnaires
ou a-t-il un devoir fiduciaire envers toutes les parties prenantes
dont les différents intérêts doivent être pris
en compte dans le cadre de l'élaboration de la stratégie
et des politiques d'une entreprise ? Devrait-il garantir aux investisseurs
étrangers, en particuliers aux actionnaires, l'obtention d'une
rentabilité maximale des capitaux investis ? Ou devrait-il servir
à minimiser les conflits qui voient le jour parmi les
différentes parties prenantes du fait de contrats incomplets et
susceptibles de compromettre le succès futur ? Devrait-il
être organisé à deux niveaux ou sous une forme
unitaire ?
II.2.4.2 L'éthique ou le management du
binôme équité / intérêt
L'attention portée par la théorie des parties
prenantes (Stakeholders Theory) à l'ensemble des partenaires de
la firme constitue à nos yeux un cadre d'analyse fécond pour
appréhender
le rôle joué par l'éthique dans la
gouvernance des entreprises. Bien que cette notion a été
déjà mentionnée par Jensen et Meckling ainsi que Pfeffer
et Salancik, la notion de stakeholder n'a émergé qu'après
les travaux de Freeman51 dans le cadre d'une vision
systémique des rapports que l'entreprise entretient avec son
environnement. Dans la théorie de la dépendance des
50 O. HART et J. MOORE, «Droits de
propriété et nature de l'entreprise», Journal of Political
Economy 98,1990,
pp.1119-1158.
36
ressources52, les organisations ne peuvent
être efficaces que si elles parviennent à gérer les
exigences des groupes d'intérêts dont elles
dépendent pour leurs ressources et leur soutien. Les
stakeholders sont les détenteurs d'enjeux,
c'est-à-dire les individus ou groupes pouvant affecter ou être
affectés par la réalisation des objectifs de l'organisation.
La théorie des parties prenantes élargit la
vision contractuelle de la firme qui devient un noeud de contrat entre ses
dirigeants et ses parties prenantes. L'organisation est une entité qui
permet de coordonner les intérêts des parties prenantes
à l'aide de contrats multilatéraux négociés.
L'importance de cet investissement va de pair avec la durée de la
relation entretenue avec l'entreprise. En ce sens, le rôle de la
gouvernance est d'atteindre un équilibre équitable entre tous les
différents groupes de personnes qui ont part dans l'entreprise afin de
préserver leur participation. Les relations doivent être
traitées en respectant l'autre partie et en recherchant le
bien-être collectif de toutes les parties impliquées. Le
recours à l'éthique devient un enjeu de survie.
La pensée éthique est alimentée
principalement par deux courants distincts : le courant
déontologique et le courant téléologique. Ces deux
courants sont complémentaires dans la mesure où il y a
prise en compte de concepts tels que le respect des droits des
différents stakeholders et la recherche de justice
organisationnelle (distributive et procédure) et de
l'équité (interne et externe)53. La
justice distributive concerne le partage des ressources entre
les membres d'une communauté, ce principe
implique que la distribution doit se faire proportionnellement aux
contributions que chacun a apporté. Selon la justice procédurale
la moralité des principes régissant la vie d'un groupe social est
assurée par la procédure menant
à leur adoption, celle ci doit être juste et
équitable. En ce sens la justice concerne la façon
dont les procédures sont jugées comme
équitables. Pour ce qui est de l'équité interne : on
juge
ce qui est équitable en fonction des objectifs d'une
entreprise particulière et non par rapport à une norme
imposée de façon externe. Par conséquent
l'équité externe stipule un traitement égalitaire des
partenaires externes à l'entreprise.
L'éthique intervient au niveau du management du
binôme (revenu, pouvoir), en effet au niveau de la
rémunération, certains auteurs suggèrent que le
niveau de rémunération des dirigeants croit principalement
avec le nombre de niveaux hiérarchiques. De ce point de vue
51 R.E. FEEMAN. « Strategic Management : A
Stakeholder Approach », Pitman, Boston, 1984.
52 J. PFEFFER, G.R. SALANCIK, « The
External Control of Organizations, a Resource Dependence
Perspective », New York, Harper and Row, 1978.
37
le dirigeant n'est donc pas payé à priori sur la
base de sa contribution aux résultats, ce qui
semble non éthique. Le concept de justice
organisationnelle, en cas de défaut pourrait provoquer des
conflits importants et entraîner une baisse de la valeur
sociale et institutionnelle. Plusieurs études ont montré que
les salariés évaluent non seulement l'équité
de la distribution des richesses créées
(justice distributive) mais également l'équité des
procédures de détermination d`une telle distribution (justice
procédurale). Si une évaluation
est satisfaisante, les disparités au niveau de la
rémunération sont alors perçues comme
légitimes aux yeux des stakeholders et ces derniers
sont disposés à entretenir des relations de confiance, de
coopération et d'implication active avec la direction de
l'entreprise. En revanche lorsque les rémunérations ne sont pas
perçues comme équitables, une réelle menace peut poser
sur la stabilité de la coalition organisationnelle54.
Selon Adams, le sentiment d'iniquité provoque une tension interne
chez l'individu qui peut affecter son implication organisationnelle. Si
un tel sentiment est partagé par l'ensemble des stakeholders, ces
derniers
risquent de considérer que leurs droits fondamentaux
ont été violés. Cette attitude peut alors affecter de
manière durable le climat éthique de l'entreprise55,
mettant en péril la performance organisationnelle et la
crédibilité même du dirigeant. Husted56
indique qu'un problème de légitimité de
l'autorité et de manque de confiance apparaissent lorsque les
distributions
inégales de richesses ne sont pas perçues comme
étant justifiées.
Dans ce cadre, la formalisation éthique indique
la manière dont les droits des parties prenantes sont
respectés. La rédaction par l'entreprise d'un document
énonçant ses valeurs, principes et croyances, peut être
appréhendée comme un outil de régulation des relations
entre l'entreprise et ses différentes parties prenantes. Les obligations
qui en découlent forment un cadre de confiance. Ce
référentiel normatif de management signale la
légitimité de l'organisation aux différentes parties
prenantes et vient combler l'incomplétude des contrats.
C'est par l'information la plus large et la plus
précise que l'équité des arbitrages, la transparence
de la gestion, la démonstration de la
nécessité de la rentabilité et des
investissements entraîneront la confiance57.
53 F.N. BRADY et C.P. DUNN, « Business
Meta-Ethics : An Analysis of Two Theories », Business Ethics
Quarterly, Vol 5, n°3, 1995, pp. 385-398.
54 K.J. MURPHY, « Exécutive compensation
», Working Paper, University of Southern California, April 1998.
55 B. VICTOR et J.B CULLEN, « The organizational
bases of Ethical work climates » Administrative Science
Quarterly, n°33,1988, pp. 101-125.
56 B.W. HUSTED, « Organizationnal Justice
and the management of stakeholders relations », Journal of
Business Ethics, vol 17, n°6, 1998, pp.643-651.
57 Francois CLERC in « L'art du Management
», Pearson Professional Limited et Editions Village Mondial, Paris,
1997, p.419.
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