PARTIE II - L'hydro-diplomatie
entre les États-Unis et le Mexique : l'évolution de l'IBWC
Chapitre I - Le rôle de l'IBWC et des Minutes,
vecteurs d'hydro-diplomatie entre les États-Unis et le Mexique
Je me focaliserai, pour ce chapitre, sur la Commission
Internationale des Frontières et des Eaux pour définir ses
objectifs et ses enjeux au fil du temps.
Dans un premier temps, bien avant que le terme
d'hydro-diplomatie ne soit développé dans les années 1990,
une gouvernance de l'eau à la frontière entre le Mexique et les
États-Unis était cruciale. En effet, elle devait gérer les
conflits liés à l'approvisionnement en eau à la
frontière, qu'il s'agisse de problèmes de sécheresse ne
permettant pas un apport optimal dans la zone ou bien des problèmes de
salinité et de pollution entraînant une impossibilité
d'utiliser l'eau fournie. Ainsi, en 1889 fut créée la Commission
Internationale des Frontières (IBC - International Boundary
Commission) qui se chargeait uniquement de la frontière. Elle
devint la Commission Internationale des Frontières et des Eaux
(IBWC) en 1944 pour intégrer l'aspect hydrique et mettre en
oeuvre les accords binationaux concernant les frontières et les
traités sur l'eau signés entre les deux pays (Mumme 2005, 509).
Telle qu'introduite dans les sections précédentes, l'IBWC est,
depuis 1944, composée d'une instance mexicaine et d'une autre
étatsunienne qui sont administrativement séparées et
régies par leurs institutions nationales respectives. L'instance
étatsunienne, appelée la U.S. International Boundary and
Water Commission, est contrôlée par le Département
d'État des États-Unis, tandis que l'instance mexicaine, la
Comisión Internacional de Límites y Aguas (la Commission
Internationale des Frontières et des Eaux), est gérée par
le Ministère des Affaires étrangères
(Secretaría de Relaciones Exteriores) à Mexico.
L'instance étatsunienne, quant à elle, est localisée
à la frontière (Mumme et Little 2010, 256) pour pouvoir
répondre plus efficacement aux problèmes dans la région.
De plus, les deux nations disposent du même nombre d'experts,
d'ingénieurs, de secrétaires, etc. pour permettre une
égalité théorique :
« each Section is led by a Commissioner (required to
be an engineer), two Principal Engineers, a legal advisor, and a secretary;
this administration has diplomatic privileges and immunities in the territory
of the other country » (Sánchez 2006, 134).
En ce sens, la Commission donne les mêmes clés
à chaque pays pour que chaque instance puisse résoudre les
problèmes liés à l'eau et pour qu'elles puissent
interpréter et appliquer les traités binationaux. Les
employés de chaque instance bénéficient, de plus, de
l'immunité diplomatique aux États-Unis ou au Mexique. L'IBWC
s'occupe des rivières du Rio Grande, du Colorado, des affluents, lacs et
barrages situés de part et d'autre de la frontière. Chaque
instance est notamment autorisée à faire appel à d'autres
agences pour gérer les ressources en eau et résoudre les
problèmes hydriques et environnementaux liés (Mumme et al. 2012,
8). Il est question, par exemple, de faire appel aux tribunaux nationaux pour
l'application des décisions prises et pour la résolution de
certains différends (Mumme et al. 2012, 8). Malgré cela, pendant
longtemps, la Commission n'a pas suffi à elle seule à
contrôler l'eau à la frontière. Il a donc été
nécessaire de mettre en place un traité afin de garantir le
respect de ses décisions par les deux pays. Cette garantie devait
permettre effectivement de fournir une quantité d'eau équitable
à chaque pays et de régler les autres problèmes
liés à l'eau et son utilisation à la frontière.
C'est lors de l'année 1941 que débutèrent
des échanges de propositions entre les États-Unis et le Mexique
qui aboutirent au Traité de 1944. Ces échanges permirent de
déterminer que le Mexique devrait recevoir chaque année
1 500 000 acres-pieds du fleuve Colorado ainsi qu'un supplément de
200 000 acres-pieds en cas de surplus aux États-Unis (Glaeser 1946, 7).
Les négociateurs des États-Unis décidèrent
notamment que 900 000 acres-pieds de l'approvisionnement total proviendraient
du drainage aux États-Unis (Gantz 1972, 499). Il est possible de penser
que cela devait permettre aux États-Unis de maîtriser
l'attribution de l'eau au Mexique et de réguler les inondations. La
quantité d'eau que devait recevoir le Mexique représentait
environ 10 % du débit moyen du Colorado (Carter et al. 2017, summary).
Le débit moyen était, dans les années 1940, de 16,8
millions acres-pieds, ce qui laissait plus de 15 millions d'acres-pieds pour
répondre aux besoins des États-Unis (Carter et al. 2017, 10).
Cette décision démontre d'autant plus le pouvoir des
États-Unis sur le Mexique puisqu'ils avaient le dernier mot, que la
qualité de l'eau n'a jamais été remise en question. Le
problème majeur à l'époque du Traité de 1944
était de s'assurer de la quantité d'eau que recevrait le Mexique
et jamais de la qualité de cette eau. Pourtant, lors des
négociations du Traité, une des seules volontés du Mexique
concernait les eaux qu'il devait recevoir du Colorado. En effet, il souhaitait
que la majeure partie de ces eaux proviennent de zones situées au-dessus
de la frontière inférieure, moins salines, pour disposer d'eau
consommable et utilisable pour la population (Anderson 1972, 610). Il est ainsi
possible de constater que le souhait du Mexique de recevoir une eau non
salée n'a pas été appliqué dans la mise en oeuvre
du Traité. En outre, cet accord, ainsi que d'autres traités et
échanges qui suivirent, jetèrent les bases des principes de la
coopération interétatique hydrique sans considérer
l'aspect environnemental.
Par ailleurs, depuis la signature du Traité de 1944,
l'IBWC a bénéficié d'un ajustement de ses
prérogatives pour y inclure le contrôle des eaux souterraines,
avec la Minute 242 de 1973, et de la salinité de l'eau du
Colorado (Lee et Ganster 2012, 140). Malgré l'accroissement des
prérogatives de l'IBWC, elle ne parvenait pas, dans les années
1990 et le début des années 2000, à résoudre une
sécheresse persistante dans le Rio Grande, ni certains problèmes
de pollution de l'eau et de salinité à la frontière. En
effet, pour ce qui est des sécheresses dans le Rio Grande, elles ont
entraîné un déficit des livraisons d'eau que le Mexique
devait aux États-Unis (Woodhouse et al. 2012, 127). Il est ainsi
possible de penser que ce phénomène poussait les deux nations
à se méfier l'une de l'autre. Dans une perspective similaire, la
Commission était également critiquée pour son
incapacité à conserver les ressources souterraines et
écologiques, entre autres (Mumme 2005, 510).
Après la signature du Traité de 1944, l'IBWC
devait poursuivre des recherches grâce à des scientifiques,
notamment, pour mettre en oeuvre des ouvrages, tels que des barrages qui
devaient être exploités et entretenus par les deux pays
(« Safety of Dams » s.d.), respectant d'une part les
accords et traités entre les États-Unis et le Mexique et d'autre
part les enjeux hydriques et économiques. La Commission a ainsi
créé les barrages de stockage de Falcon sur le Rio Grande (entre
l'État du Texas et celui de Tamaulipas) dans les années 1950 et
celui d'Amistad dans les années 1960 (entre l'État du Texas et
celui de Coahuila) (« Safety of Dams » s.d.). Ces barrages
devaient permettre de contenir suffisamment d'eau pour le cas où des
problèmes hydriques viendraient rendre problématique
l'approvisionnement en eau. Il faut rappeler que chaque instance de l'IBWC est
responsable des projets de son côté de la frontière et
qu'elle doit rendre des comptes au niveau fédéral de chaque pays
de l'avancée des évènements. La Commission doit
également résoudre les conflits interétatiques en cas
d'interprétation divergente du Traité (Mumme et al. 2012, 8).
En outre, le Traité de 1944, en plus d'avoir fait
évoluer le nom de l'IBWC, lui a ajouté des Minutes qui
constituent des documents officiels émanant de la Commission pour mettre
en place des réglementations et des décisions afin de
résoudre des problèmes hydriques à la frontière de
manière plus effective (Carter et al. 2018, 4). Il s'agit, en quelque
sorte, d'amendements qui permettent de modifier l'IBWC sans pour autant
affecter le Traité de 1944. Ces Minutes, par souci
d'équité, doivent être approuvées par les deux pays
avant d'être mises en oeuvre. Elles permettent notamment de
répondre à des questions spécifiques et de les
résoudre. En effet, comme l'écrit Anabel Sánchez dans son
article 1944 Water Treaty Between Mexico and the United States: Present
Situation and Future Potential :
« The minutes are mainly clarifications of technical
details and ambiguous language not mentioned in the original 1944 Treaty, which
has remained essentially unchanged. The IBWC announces its decisions in the
form of «Minutes», which are subject to the approval of the two
governments and substantive agreements. The flexibility of this procedure
allowed the IBWC to respond to changing conditions without the need to
renegotiate the treaty. This evolving practice is one of the strengths of the
U.S.-Mexico treaty » (Sánchez 2006, 134).
Cette citation résume l'utilité et le but des
Minutes qui doivent faire évoluer et renforcer le Traité
de 1944 en répondant aux attentes des deux instances de l'IBWC. Il
s'agit de rendre intelligibles des portions du Traité pour
résoudre les problèmes liés à l'eau à la
frontière. Malgré cela, l'aspect environnemental devenait de plus
en plus prépondérant à la fin du XXe
siècle et n'était pas pris en compte dans les nouvelles
Minutes. Ceci rendait le travail de l'IBWC moins pertinent puisque les
problèmes environnementaux se multipliaient.
Ainsi, l'accord de l'ALENA (Accord de libre-échange
nord-américain) de 1994 a eu un impact important, en intégrant la
question environnementale à l'IBWC. Pour ce faire, l'Accord de
coopération environnementale frontalière (CEC - Commission
for Environmental Cooperation), créé en 1994 dans le cadre
de ce traité, devait aider à relier l'IBWC avec les discussions
sur le développement durable et les besoins en infrastructures
environnementales à la frontière. Ceci a permis des
avancées majeures dont l'ajout de l'aspect environnemental aux
décisions de l'IBWC. En effet, des ONG environnementales permirent
d'augmenter l'intérêt des entités étatiques et
non-étatiques envers la protection et la conservation des ressources et
la biodiversité dans la zone frontalière (Mumme 2002, 244). Par
exemple, durant la conférence sur le Delta de 1996, les ONG et notamment
Defenders of Wildlife (pour la protection de la faune et la flore en
Amérique du Nord et dans mon cas dans la zone frontalière pour
tenter de rétablir la biodiversité de cette région)
(« About Us » s.d.) ont posé la question d'une
minute écologique dans les règlements de l'IBWC. En effet,
jusqu'alors, aucune n'avait été signée (Mumme 2002,
245-6). La première Minute relative à l'environnement
date de 2000 (Minute 306). Il en sera question dans la prochaine
partie.
Néanmoins, beaucoup d'auteurs semblent penser que les
conséquences de l'ALENA, sur le long terme, n'ont pas été
uniquement bénéfiques pour l'environnement. En effet, même
si des gains ont été enregistrés dans différents
secteurs économiques liés aux ressources naturelles, l'Accord n'a
pas empêché la pollution croissante des ressources hydriques,
entre autres (Wold 2008, 243). L'évaluation environnementale finale de
l'Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) explique notamment
que l'accord de l'ALENA « a eu une incidence négative sur
l'environnement au Mexique » (Gouvernement du Canada 2020, 9). Un des
problèmes qui est constaté concerne le secteur minier dont
l'activité a eu des conséquences négatives sur les
ressources hydriques. En effet, puisque l'ALENA libéralisait le secteur
minier et éliminait les taxes, elle permettait à davantage
d'entreprises de ce secteur consommant excessivement d'eau de s'implanter. Ceci
a entraîné une pollution accrue des eaux souterraines et de
surface. Certaines entreprises rejettent particulièrement des
éléments, tels que des solutions acides de sulfate de cuivre dans
les rivières à proximité. C'est le cas de la mine de
Cananea (dans l'État de Sonora, au nord-ouest du Mexique), qui affecte
des dizaines de milliers d'habitants (Gladstone et al. 2021, 25) puisque les
ressources deviennent impossibles à utiliser.
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