B. PERSPECTIVES ACTUELLES
Dans son article de recherche (Les incidences du
télétravail sur le télétravailleur dans les
domaines professionnel, familial et social/11), Emilie Vayre
effectue une recension de la littérature autour du
télétravail en regroupant un argumentaire en faveur de ce
dernier, et celui à son encontre.
En ce qui concerne les avantages :
L'auteure fait état des recherches qui prouvent que le
télétravail permet une meilleure concentration grâce
à la diminution des interruptions et à l'augmentation du temps de
sommeil du fait l'absence de transport : « (Biron & van Veldhoven,
2016 ; Mello, 2007 ; Montreuil & Lippel, 2003 ; Rey & Sitnikoff, 2006 ;
Vacherand-Revel, Ianeva, Guibourdenche, & Carlotti, 2016), la
productivité (Bailey & Kurland, 2002 ; Khanna & New, 2008 ;
Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p
:8). Le télétravail améliore également
l'efficacité et la qualité du travail comme la performance
(Baruch, 2000 ; Khanna & New, 2008 ; Martin & MacDonnell, 2012 ;
McNaughton, Rackensperger, Dorn & Wilson, 2014 ; Vega et al., 2015) »
(in Vayre/11 - p :8).
Par ailleurs, le télétravail se traduit par une
baisse du « taux d'absentéisme, des niveaux d'intention de
départ de l'entreprise (vs de maintien) et un taux de turnover moins
élevés (Gajendra & Harrison, 2007 ; Hill et al., 2003 ;
Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p
:8). Il permet également d' « atténuer les effets
négatifs engendrés
18
par de fortes exigences professionnelles (surcharge
temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de travail, conflit de
rôle ; Biron & van Veldhoven, 2016). » (in Vayre/11 -
p :8)
Néanmoins, les recherches mettant en avant les
désavantages liés au télétravail sont
également très conséquentes :
D'un point de vue de la santé des travailleurs : «
Le télétravail est reconnu comme source de surtravail, de
workaholisme, de stress professionnel voire d'épuisement professionnel
(Hill et al., 2003 ; Metzger/4 & Cléach, 2004 ;
Montreuil & Lippel, 2003 ; Ortar, 2009 ; Peters, Wetzels, & Tijdens,
2008 ; Sullivan & Lewis, 2001).» (Vayre/11 - p :11).
En outre, il « peut accentuer la survenue de troubles
musculo-squelettiques (Montreuil & Lippel, 2003). » (in
Vayre/11 - p :10).
L'une des causes peut être trouver dans le symbole
renvoyé par l'accès au télétravail en temps normal
: « Dans de nombreuses entreprises, le télétravail
étant considéré comme un privilège, auquel tout le
monde n'a pas accès, les télétravailleurs se sentiraient
redevables envers leur organisation et fourniraient davantage d'efforts pour
s'acquitter de leur dette » (Vayre/11 - p : 10). Par
conséquent, « Les télétravailleurs auraient
tendance, d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au
préalable aux trajets à leurs activités professionnelles
et, d'autre part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire
» (Vayre/11 - p :10)
Enfin - nous l'aborderons également plus tard - le
télétravail implique une invasion du travail quotidien dans
l'espace privé à cause de l'accès permanent à la
technologie, mais aussi la présence inhabituelle de cette sphère
privée dans le travail : « Les télétravailleurs
ayant du mal à faire face conjointement aux exigences professionnelles
et familiales, à répondre aux sollicitations de l'entourage (qui
se font plus pressantes lorsqu'ils travaillent depuis leur domicile),
déclarent ressentir une forte pression (Golden, Veiga, & Simsek,
2006 ; Ortar, 2009 ; Tietze & Musson, 2005). » (p :14) « la
perception, du point de vue des télétravailleurs, d'une
frontière plus floue entre leurs différents domaines de vie.
» (Vayre/11 - p: 14)
Il existe malgré tout un entre deux, des conditions
sous lesquelles le travail à domicile peut être bien vécu :
« Le télétravail engendre des conséquences
positives en termes d'équilibres de vie et d'enrichissement mutuel entre
le travail et le « hors travail » seulement si les
télétravailleurs développent des compétences en
termes de planification et d'auto-gestion des activités professionnelles
(fixation d'objectifs à atteindre, identification et
hiérarchisation des tâches à accomplir, anticipation des
plages horaires et structuration de la journée de
télétravail) et de mise en oeuvre d'une organisation temporelle
rigoureuse des activités (Greer & Payne, 2014 ;
Metzger/4 & Cléach, 2004 ; Tietze & Musson,
2005 ; Vayre & Pignault, 2014). » (Vayre/11 - p
:16).
Une autre clé d'un télétravail bien
vécu consiste à établir un équilibre entre les
jours télétravaillés et ceux passés sur le lieu de
travail. Cependant, le confinement a rendu cette configuration impossible.
19
C. NOUVELLES NORMES
Les chercheurs rapportent l'existence d'une norme, celle du
présentéisme où « il est plus important
d'être physiquement présent que de bien performer »
(Seejeen & Yoon/7, p :7) » et où les
manageurs craignent le « cyberslacking : (le fait) aller sur internet
pour autre chose que son travail » (Seejeen & Yoon/7,
p :7). Ces remarques sont faites par des professeurs d'université
coréenne, ce qui montre que le phénomène existe
au-delà de l'Europe. En effet, « des études de l'ANACT,
de l'Union européenne et de l'OCDE convergent pour conclure que les
entreprises sont aujourd'hui confrontées à des difficultés
de management, notamment liés à une culture du
présentéisme, ou encore à des craintes de mise à
l'écart de la part des salariés » (Ruiller & al
/7 p :6)
Avec le télétravail, se posent différents
défis pour le manager, le premier étant de « garder le
contrôle » sur ses subalternes. Il s'agit de :
« - Contrôler si le télétravailleur
se concentre sur ses tâches
- Communiquer avec son équipe
- Faciliter les interactions entre collègues pour
qu'ils ne se sentent pas isolés » (Seejeen & Yoon
/7, p :7)
Le premier défi est ressenti de manière assez
flagrante par les télétravailleurs, comme le montre ce verbatim
:
« Certains managers n'ont pas confiance en leurs
équipes alors que ça se passerait certainement très bien.
La peur de perdre le contrôle » (télétravailleuse,
formation, 1 jour par semaine). » (Ruiller & al /7 p :
18)
Trois chercheurs français en management et en gestion
(Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel)
voient se profiler dans le télétravail deux types de supervision,
qui se reposent sur deux normes :
« L'empowerment des télétravailleurs
suppose une évolution du rôle des managers, fondé sur la
confiance et le suivi de la performance » (Ruiller & al
/7 - p :7)
Ces modes de management sont d'une part, le mode
communicationnel (qui s'appuie sur la confiance et l'accompagnement) et d'autre
part, le mode du contrôle de résultat (qui repose sur une
surveillance, un suivi continu de la performance). Les deux sont rendus
possibles par des outils d'information et de communication
sophistiqués.
Pour ce qui est du management par le contrôle, là
encore, la personne subalterne est tout à fait au courant qu'une
stratégie est mise en place :
« Il suit... il voit... parce que tout ce qu'on fait
est enregistré, donc si je traite un mail, une fois que je
réponds au client, il est archivé, il est mis dans une
boîte comme quoi
20
il a été traité, donc, après,
j'imagine qu'ils ont des moyens de regarder le nombre de mails qu'on a
traités, ce qu'on a fait. Et puis, on a d'autres outils de
traçage aussi quand on a renseigné un client, qu'on utilise comme
les services commerciaux, ceux qui prennent les appels ou qui reçoivent
les clients en boutique, ils ont une trace de ce qu'ils ont fait. »
(télétravailleur, fonction soutien, 1 jour par semaine).
(Ruiller & al /7 - p : 18)
Le management communicationnel implique un changement
d'attitude et de comportement vis-à-vis de ses employés :
« Bien que les supérieurs souhaitent
effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés, ils
adoptent également une approche plus facilitatrice et moins directive
qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de contrôle du
comportement. » (Sewell & Taskin/9- p :1509)
Cela passe, comme son nom l'indique, par une utilisation
accrue des moyens de communication, non pas pour contrôler, mais pour
accompagner les employés et montrer qu'ils sont disponibles pour les
aider :
« Le manager implémente avec l'équipe
de nouveaux usages (rituels, comme le « bonjour du matin » à
la connexion ou l'envoi de blagues, ou des discussions informelles via l'outil
Com' par exemple). Ce mode de management se caractérise aussi par une
communication conviviale, par l'usage particularisé des TIC (Messenger
mis à disposition par l'entreprise pour les échanges informels et
usage du téléphone pour l'activité de travail) et par la
co-construction collégiale des temps de communication en
face-à-face et à distance. » (Ruiller & al
/7 - p : 19)
Le management communicationnel est en moyenne mieux
vécu par les employés car il les responsabilise comme en
témoigne cette télétravailleuse :
« Le fait que mon manager accepte le
télétravail, c'est qu'il reconnaît mon autonomie, qu'il
reconnaît ma faculté à le faire, qu'il reconnaît que
j'ai besoin de cet équilibre. Pour moi, ça vaut une belle
reconnaissance » (télétravailleuse, fonction formation, 1
jours télétravaillé) » (in Ruiller & al
/7- p :14)
Finalement, on observe que la confiance qu'a le
télétravailleur en son superviseur est un indicateur
succès très fort pour une bonne implémentation du
télétravail.
1. UN CHANGEMENT SPATIO TEMPOREL
Le télétravail, par sa propre définition,
implique une reconfiguration spatio-temporelle : on travaille de chez soi,
parfois plus longtemps car il n'y a pas d'horaire fixe et la communication
face-à-face est remplacée par une communication
médiée, qu'elle soit synchrone ou asynchrone : « En
utilisant le concept de Giddens (1984) de distanciation espace-temps, on peut
distinguer communication médiée asynchrone, qui implique
une
21
distanciation espace-temps, de la communication
médiatisée synchrone, qui est spatialement mais pas
temporellement éloigné. » (Rettie - p :425)
Laurent Taskin (professeur chercheur en
économie-gestion), repris par Caroline Ruiller met en avant cette
reconfiguration :
« En rompant avec une certaine unité de temps, de
lieu et d'action, le télétravail se traduit par une «
déspatialisation », qui renvoie à la distance physique (ou
géographique) et psychosociologique (liée à
l'éloignement de l'environnement de travail) induite par la pratique du
télétravail, qui altère fondamentalement le mode de
management (Taskin, 2006). » (in Ruiller & al /7 - p
:7)
En découle une systématisation d'un concept qui
existe déjà dans le travail sur le lieu de travail : un acte de
territorialisation. Il « établit une distance psychologique des
autres même lorsqu'ils sont physiquement proches. »
(Sewell& Taskin/9 - p :1511)
En effet, « Gergen (2002) a démontré
que, même en étant physiquement présent, il était
possible de se sentir absent en se retirant dans un monde imaginaire non
accessible à autrui. » (Sewell & Taskin/9 - p :
1511)
Cela conduit à une redéfinition du sentiment de
proximité :
« De ce point de vue, la proximité
perçue constitue un courant théorique récent,
considérant qu'en définitive, elle se réfère au
« sentiment d'une personne d'être proche d'une ou d'autres
personne(s) » (Wilson et al., 2008 ; Mencl et May, 2009). »
(Ruiller & al /7 - p : 8)
Il est donc possible de se sentir proche de son équipe
malgré la distance, grâce aux moyens technologiques. Notons que
cette proximité n'est pas forcément « amicale » car
elle n'exclue pas le contrôle.
2. VIE PROFESSIONNELLE / VIE PERSONNELLE
La majorité des recherches souligne l'affaiblissement
de la frontière (« blurring ») entre vie professionnelle et
vie personnelle du fait de la médiation des TIC dans l'espace
privé. Si l'on prend un exemple trivial : les enfants d'un
employé peuvent à tout moment entrer dans la zone physique de
travail de ce dernier et il peut surveiller l'arrivée de ses mails au
dîner.
On note que « la distanciation par le
télétravail a commencé à remettre en question
normes collectives existantes et largement internalisé en créant
une tension entre les attentes de discrétion et d'autonomie et
séparation acceptable du travail et de la vie de famille. »
(Sewell & Taskin/9- p :1523)
C'était déjà le cas chez les cadres, qui
ont eu accès au télétravail plus tôt que les autres
employés, comme en témoigne ce chef de département :
« Il y a une sorte d'état de fatigue qui
s'instaure, parce qu'on ne fait pas la coupure [...] et on peut tomber au
boulot, même si c'est chez soi, ce qui est paradoxal. »
(Jacques N., chef de département, télétravail en
débordement.) » (Metzger/4 - point 37)
22
3. NORME DE VISIBILITÉ, NOUVEAU CONTRÔLE
Nous l'avons mentionné, le contrôle ne
disparaît pas avec le télétravail. Il change simplement de
forme. Une norme se dessine assez rapidement lors de la mise en place du
télétravail : celle de la disponibilité ou, du moins, la
mise en visibilité.
« Taskin et Edwards (2007) constatent que face
à la pression sociale, les télétravailleurs
développent des comportements pour rester visibles aux yeux de leur
entourage professionnel et prouver qu'ils sont bien présents et en train
de travailler. Les résultats de Greer et Payne (2014) vont strictement
dans le même sens et soulignent la nécessité pour les
télétravailleurs d'être perçus comme «
accessibles » malgré leur absence physique. Ces deux études
rendent compte de l'ensemble des stratégies qu'ils déploient afin
de maintenir un contact fréquent et régulier via les technologies
(e-mails, messages instantanés, appels téléphoniques) avec
leurs supérieurs, leurs collègues ou encore leurs clients et se
montrer réactifs à leurs sollicitations. »
(Vayre/11- p :12)
La disponibilité devient synonyme d'investissement
professionnel et reconfigure encore une fois la caractéristique
temporelle du travail : « Avec la notion de disponibilité
au-delà du travail standard, les heures sont devenues une norme de plus
en plus importante de maîtrise de soi et une démonstration aux
gestionnaires et les collègues de l'engagement. » (Sewell
& Taskin/9- p :1518)
Comme précisé par Emilie Vayre et les auteurs
qu'elle cite, le fait de montrer sa disponibilité est permis par un
recours accru aux moyens de communication :
« Les emails et le téléphone
n'étaient pas seulement utilisés pour échanger des
informations mais aussi pour signaler sa présence. La
disponibilité devient une norme de contrôle »
(Sewell & Taskin/9- p :1518). « Par exemple, la
journée de télétravail a commencé par un nouveau
rituel de connexion à la boîte aux lettres qui était
principalement pour signaler la présence du
télétravailleur à d'autres » (Sewell &
Taskin/9 - p :1517)
Le terme « signaler sa présence » est ici
employé à deux reprises, ce qui indique bien qu'une
présence sans personne pour en témoigner a moins de valeur.
La pression d'être toujours disponible est parfois si
intense qu'elle amène à des comportements qui seraient
impensables sur le lieu de travail :
« Bien sûr, on reste joignable tout le temps et
si, par exemple, on décide de faire une pause, que quelqu'un veut nous
joindre et qu'il n'y arrive pas parce qu'on est en pause, on n'aura pas le
même comportement que si c'est à la maison, par exemple. Si on
doit s'absenter pour aller aux toilettes et qu'entre temps, il y a un
Communicator qui arrive, on est limite où on se sent coupable de ne pas
avoir été là tout de suite »
(télétravailleuse, fonction soutien, 1/2 journée
télétravaillée par semaine). » (Ruiller & al
/7 - p : 15)
23
Le télétravail qui, hors situation sanitaire
d'urgence, n'était pas généralisé et était
vécu comme étant un privilège. Cela qui impliquait un
surinvestissement (une disponibilité constante), couplé d'un
sentiment de culpabilité :
« J'ai ce sentiment-là, c'est que je ne veux
surtout pas qu'ils se disent « voilà, elle n'est pas joignable
» donc, ça y est, elle est sur son canapé » /...] Alors
qu'à la maison je vais essayer tout de suite de répondre pour
leur montrer que « non, non, je suis bien là ». /...]
Peut-être parce qu'au début, j'ai tellement entendu « t'es en
vacances», « oui, toi, t'es en long weekend »»
(télétravailleuse, fonction soutien, 2 jours
télétravaillés par semaine). » (Ruiller - & al
/7
p :16)
D. NORMALISATION
Nous voyons que de nouvelles normes sont apparues, et
notamment celle de la disponibilité (plus précisément le
signalement de visibilité). Comme chaque norme, elle n'est pas apparue
de nulle part, sa mise en place dépend de deux instances : un processus
de normalisation et le conformisme.
1. PROCESSUS
L'ouvrage de psychologie sociale écrit sous la
direction de Serge Moscovici/6 définit la normalisation comme
étant l'« influence réciproque de la part des membres du
groupe. Les individus font des compromis en se rapprochant des positions des
autres, évitant ainsi le conflit. Elle se produit lorsqu'il n'y a pas de
réponse correcte nette et lorsque les membres du groupe ont une
compétence égale, le même statut social et emploient le
même style de comportement, et sont relativement peu engagés
envers leur position. » (Moscovici/6 - p :31) Lorsque le
télétravail se met en place, les individus sont dans une
situation d'anomie (« Désorganisation sociale résultant de
l'absence de normes communes dans une société. (Notion
élaborée par Durkheim.) », Dictionnaire Laroussse). S'il y a
bien un contrat, celui-ci ne spécifie pas vraiment l'intensité de
la mise en disponibilité. Il n'y a pas de mesure officielle et
concrète qui remplacerait la présence physique du travailleur,
qui est à la base de son contrôle. Par conséquent, il y une
normalisation qui se fait jour : c'est la présence digitale qui remplace
la présence physique au bénéfice du contrôle.
2. CONFORMISME
Tel que présenté par l'encyclopédie
Universalis, « Le conformisme désigne le processus d'influence
sociale par lequel une personne est amenée à aligner ses propres
perceptions, croyances ou conduites sur celles d'un ensemble d'autres
personnes. Commander la même boisson que ses amis lors d'une sortie,
adopter les codes
24
vestimentaires en usage dans son entourage professionnel, ou
encore adhérer aux préjugés en vigueur dans son nouveau
club sportif à propos des membres d'un club concurrent constituent des
manifestations ordinaires de cette forme d'influence. Elle est un facteur
puissant de cohésion groupale et le vecteur privilégié de
la reproduction des usages sociaux. ». Cette norme caractérise
aussi le monde du travail physique (où chacun reste sur son lieu de
travail le plus longtemps possible pour ne pas « dénoter »).
Elle s'étend cependant au domaine du télétravail car
l'injonction à la disponibilité dépend du comportement de
chaque employé avec qui le travailleur est en contact, manager compris.
Si ce travailleur observe la disponibilité constante de ses pairs, il
aura tendance à s'y conformer.
Le conformisme a été démontré aux
prémices de la psychologie sociale par le chercheur Salomon Asch en
1951. Ce dernier s'est intéressé aux « conditions dans
lesquelles les individus céderaient à la pression du groupe,
même si le groupe donnait des réponses incorrectes »
(Moscovici/6 - p :29). Il a prouvé cela en mettant dans la
même pièce des complices, qui allaient s'accorder sur une mauvaise
réponse et un sujet qui, pour ne pas créer de conflit,
énoncerait la même réponse (bien qu'elle ne soit pas
similaire à celle à laquelle il croit).
Aujourd'hui, des économistes comme Jan Tichem, Armine
Falk et Andrea Ichino s'emparent de la notion de conformisme, pour
l'étendre à la « pression des pairs » et voir son
impact sur la productivité. L'expérience menée par A. Falk
et A. Ichino/2 est composée deux parties : la première
où les pairs sont dans la même salle, et la deuxième
où l'individu est séparé. Ils sont assignés
à une tache spécifique, qui par la suite est
évaluée en termes de productivité. Les résultats
montrent que la pression des pairs est corrélée à une
meilleure productivité.
Cependant d'autres études (Bellemare et Lepage,
2010/1) montrent que ces résultats varient (parfois
jusqu'à l'opposé) quand des variables clés changeaient.
Par exemple, les hommes semblent être plus affectés par la
pression de pairs.
On retrouve un mécanisme similaire dans l'observation
du télétravail : même si le télétravailleur
est en pause (déjeuner par exemple) et qu'il a rationnellement le droit
d'y être, il d'autant sera amené à rester disponible s'il
observe que ses pairs le sont.
Toutes ces expériences montrent que la présence
des pairs est corrélé (positivement ou négativement) au
comportement du sujet étudié.
3. MISE EN SCÈNE
Entre les années 1950 et le début des
années 1980, Erving Goffman s'est attelé à décrire
la structure de « face-à-face » et l'implication de celle-ci
dans les tâches d'interactions de la vie quotidienne. Il a
développé une série de concepts pour décrire et
comprendre l'interaction. « Lors de rencontres en face-à-face,
de nombreuses informations sur soi sont communiquées de manière
accessoire à «l'activité principale» de la rencontre,
et certaines sont communiquées involontairement: E. Goffman fait la
distinction entre
25
l'information « donnée »,
c'est-à-dire l'intention, et ce qui est «dégagé»
qui «fuit» sans aucune intention. » (Miller/5 -
p : 3)
E. Goffman a explicitement limité son ordre
d'interaction à l'interaction face à face, « traitant
une situation sociale physiquement définie comme unité de travail
de base dans l'étude de l'interaction (1967, 1983).» E.
Goffman affirme que, « vraisemblablement le téléphone et
les courriers fournissent des versions réduites de la chose
réelle primordiale » (1983: 2) (...) Parce qu'ils n'offrent pas le
degré requis de surveillance mutuelle » (in Rettie - 424)
Cependant, cette critique n'était peut-être pas
adaptée aux moyens technologiques actuels car l'intersubjectivité
est possible, même si elle n'est pas toujours optimale. Aussi, «
l'interaction client lors d'un appel téléphonique est
vécue comme une « activité socialement pertinente
structurée par des valeurs, normes, dispositions morales et
interdépendance des liens sociaux » ((Bolton et Houlihan, 2005:
699) » (in Rettie - p :423)
Dans le cadre du télétravail, les interactions
ne sont plus en « face-à-face » : la technologie fait figure
d'intermédiaire (comme pont et barrière). Cela signifie que
l'acteur a plus de prise sur ce qu'il renvoie de lui (contrôle de
l'environnement), et d'autant plus lorsqu'il s'agit d'un échange
écrit. Les informations qui « fuient » peuvent renvoyer aux
performances réalisées par le salarié et par les outils de
contrôle mis en place par le management.
Néanmoins, il est possible de suivre le modèle
théorique d'Erving Goffman en l'élargissant aux Techniques de
l'Information et de la Communication. Il sera toutefois nécessaire de
différencier les outils permettant une définition accrue de
l'espace d'interaction (comme la visio-conférence) de ceux, asynchrones,
où la mise en scène de soi est beaucoup plus importante.
Cette présentation de soi, qui est
particulièrement importante dans l'analyse du télétravail,
se transcrit par le signalement de la disponibilité qui est le fruit
d'une stratégie de mise en scène. Autrement dit, nous pourrons
mobiliser les concepts d'E. Goffman pour voir comment les
télétravailleurs s'emploient à se montrer d'une certaine
façon (et comment, parfois, cela leur échappe).
Pour employer au mieux ces concepts, il faut insister sur la
grille de lecture qu'emprunte E. Goffman pour décrire le réel.
Pour lui, le monde social est un théâtre. Cette comparaison peut
sembler originale, mais elle n'est pas nouvelle : au XVIe siècle,
Shakespeare performait une mise en abîme dans son oeuvre le As You
Like It en posant que «Le monde est une scène, et les hommes
et les femmes ne sont que des acteurs». En 1967, soit seulement quelques
années avant Erving Goffman, Guy Debord décrit ce qu'il appela
«la Société du spectacle». Dans La Mise en
scène de la vie quotidienne, E. Goffman cite lui-même un
autre auteur qui suit la même logique :
«Ce n'est probablement pas par un pur hasard
historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie masque. C'est
plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours
26
et partout, joue un rôle, plus ou moins
consciemment» (Robert Ezra Park, Race and Culture, glecoe, Ill, The Free
Press, 1950, (p: 249).
«Le monde entier, cela va de soi, n'est pas un
théâtre mais il n'est pas facile de définir ce par quoi il
s'en distingue.» (p: 73)
La métaphore de l'acteur est intéressante pour
parler du télétravailleur car il dispose d'une façade - ce
qu'il montre de lui à l'écran - définie comme «la
partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir
et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux
observateurs» (p: 26). Il dispose également d'un décor et de
coulisse (quand il coupe son micro et sa caméra) :
« C'est là qu'on fabrique ouvertement les
illusions et les impressions (...) C'est là que l'acteur peut se
détendre, qu'il peut abandonner sa façade, cesser de
réciter un rôle, et dépouiller son personnage.é
» (p: 110)
Une autre similitude frappante se trouve dans le concept
d'idéalisation, qui est une « tendance des acteurs à donner
à leur public une impression idéalisée par tous les moyens
(...) Quand un acteur se trouve en présence d'un public, sa
représentation tend à s'incorporer et à illustrer les
valeurs sociales officiellement reconnues, bien plus, en fait, que n'y tend
d'ordinaire l'ensemble de son comportement. » (p:41)
La norme qui est la plus mise en avant chez les travailleurs
est celle du travail effectif (ou effectué), et sa preuve, sa mise en
visibilité.
« Une des formes de bienséances
étudiées dans les organisations sociales, est celle que l'on
appelle «semblant-de-travail». Il est établi que, dans
beaucoup d'établissements, les ouvriers sont tenus non seulement de
fournir une certaine quantité de de travail dans un certain laps de
temps, mais encore de donner l'impression, quand on les appelle, qu'ils sont en
plein travail. » p: 108
27
2/ DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
I. QUESTION DE RECHERCHE
Nous avons vu une littérature qui traitait
principalement le télétravail comme une forme alternative,
ponctuelle d'organisation et pour une certaine catégorie de
travailleurs. Cependant, avec les trois confinements que nous avons connus, le
télétravail a été recommandé pour tous, et
il s'est fait dans le temps long (presque 8 semaines pour les deux premiers).
Cela signifie que les normes qui se sont dessinées ont pu
évoluer, ou se pérenniser. Par ailleurs, une cohorte a eu, du
fait de l'aspect exceptionnel du contexte sanitaire, accès au
télétravail alors qu'il leur était plutôt
inaccessible auparavant : ce sont les jeunes diplômés, qui
viennent de rentrer sur le marché du travail.
Par conséquent, nous placerons notre analyse à
l'aune de cette situation exceptionnelle pour vérifier en quoi les
normes de mise en visibilité restent valides sur le long terme, et nous
nous intéresserons à la population qui occupe des postes junior
(moins de 3 ans d'expérience).
Avant cela, il nous faut définir ce que
représente le « travail » en soi : « M. Lallement
distingue temps au travail (celui résultant de l'organisation du
travail), temps du travail (celui permettant, via l'emploi et la formation,
d'acquérir un statut social) et temps de travail (le temps qui s'oppose
au hors-travail) (Lallement, 2003). » (in Metzger/4, point
16). Le temps «au travail» n'existe est mis de côté
puisque l'accès aux bureaux est devenu difficile. Le «temps du
travail» n'est pas non plus à l'étude puisque l'on
établit que les participants sont au début de leur
carrière. Nous retenons donc le «temps de travail»
opposé au temps de la vie privée.
Puis, nous allons préciser ce que l'on entend par
« visibilité » : le dictionnaire Larousse évoque
quelque chose qui soit « perceptible facilement », quelque chose qui
soit possible de « voir malgré la distance ». Cette notion de
distance est intéressante car c'est précisément ce qui est
impliqué par le télétravail : se rendre visible, de loin,
grâce aux Techniques de l'Information et de Communication (qui «
regroupent l'ensemble des outils, services et techniques utilisés pour
la création, l'enregistrement, le traitement et la transmission des
informations » (Universalis).
Enfin, le concept de « présence », qui
implique à première vue l'absence de distance physique, sera
compris dans le sens de la « proximité » (le fait de se sentir
« proche » de quelqu'un, sentir « qu'on est là »)
qui est permise par les TIC.
En amont de cette analyse, il faudra dresser un tableau des
entreprises ou organisations étudiées avec la manière avec
laquelle elles ont adressé la crise et la mise en place du
télétravail à grande échelle. A partir cette
perspective, nous verrons plus en détail la culture et le style de
management qui les accompagnent.
En découlent la mise en problématique suivante
:
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La pensée commune consiste à dire que le
télétravail laisse une grande liberté au travailleur du
fait de l'absence physique, qui rend la supervision managériale plus
difficile. C'est la présence physique sur le lieu du travail qui permet
d'assurer à la hiérarchie le travail effectif des
employés.
Cependant, il est tout à fait possible d'être
absent tout en étant présent physiquement. L'inverse doit
être vrai également (se sentir présent à
distance).
Notre sujet sera donc le suivant : «
Être présent au travail malgré la distance
à l'heure du Coronavirus ».
A ce sujet nous associerons une question : « Comment les
employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ?
»
En découleront plusieurs autres questions :
1. Quelle a été la posture des organisations
tout au long des trois vagues de confinement (et durant les entre-deux) ?
Quelle philosophie de management renvoient-elles selon les employés ?
2. Comment les employés juniors ont-ils vécu le
télétravail (sa mise en place et son intégration
quotidienne) ?
3. Comment la distance est-elle gérée par les
employés juniors ? Comment font-ils « acte de présence
» ? Peut-on parler de mise en scène au sens de Goffman ?
In fine, il s'agira de montrer si les normes
observées précédemment sont aussi valides sur le long
terme, et au sein d'une population nouvelle.
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II. MÉTHODE ET TERRAIN
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