A. LE DEVOIR D'ÊTRE RÉACTIF ET
DISPONIBLE
1. EN SITUATION DE MICRO-MANAGEMENT
Le devoir d'être réactif est disponible est
parfois une conséquence difficilement évitable lorsque l'on est
en présence d'un management « de contrôle » ou «
micro-management » : ces deux termes désignent une
hiérarchie qui laisse très peu de marge de manoeuvre à ses
collaborateurs ou qui les surveille régulièrement. On peut
retrouver ce type de comportement dans l'encadrement des employés les
plus juniors, même s'il peut perdurer dans les strates professionnelles
supérieures.
Le télétravail a, pour deux de nos participants,
révélé ou empiré le micro-management, ce qui a
poussé ces derniers à se rendre plus disponibles qu'à
l'accoutumée. Pour Marine, qui a pourtant un an et 3 mois de
séniorité au sein de l'association sportive pour laquelle elle
travaille, cela passe par le fait d'être joignable à tout moment
sur son portable professionnel.
« M : Il y a eu quelques accrochages avec lui suite
à ma mise en télétravail lors du deuxième
confinement où il n'avait pas réussi à
me joindre sur mon téléphone professionnel et me l'avait fait
remarquer de manière pas très aimable.
I : il s'attend à ce que tu sois disponible...
M : c'est ça il s'attend à ce que je sois
disponible tout le temps, il me met un peu à l'épreuve en fait.
Pour le coup lors du deuxième confinement, il a beaucoup
surveillé ce que je
faisais. » (Marine)
Dans le cas de Marine, la moindre erreur pouvait être
traquée et mettre en cause la confiance que son supérieur avait
en elle, comme une forme de « test » :
« Il surveillait en fait. Le site internet, si je
n'étais pas assez réactive sur la mise en ligne d'un article, sur
la suppression d'une information qui n'avait plus lieu d'être... Il me le
faisait remarquer. Et par rapport au téléphone professionnel que
j'ai oublié d'allumer un jour, j'ai eu droit à des remontrances
la semaine suivante en présentiel - je devais être présente
pour un évènement - et il m'a dit « le
téléphone professionnel, il faut qu'il soit allumé ».
Il m'a dit
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qu'il me faisait confiance mais qu'il ne fallait pas
que je perde cette confiance en n'étant pas assez réactive, il
avait besoin de me joindre ce jour-là pour une
urgence. En sachant qu'il a essayé de me joindre
à 14h, et il m'a envoyé un mail à 17h pour me dire qu'il
n'arrivait pas à me joindre. Je l'ai vécu comme une forme de test
et il a dit clairement que j'avais sa confiance mais qu'il ne fallait pas que
je la perde. » (Marine)
Marine a obtenu son CDI durant le premier confinement : on
peut donc supposer que la qualité de son travail n'était pas
remise en cause. C'est bien plus l'insécurité de son
supérieur pour gérer la distance qui transparaît (il
correspond au style de management « de contrôle » que nous
avons développé précédemment).
Pour Lucas, travaillant dans une entreprise publique
française à Londres, la relation horizontale qu'il entretenait
avec son manager s'est transformée, avec le télétravail,
en micro-management très poussé :
« Mais au départ pendant un mois il nous appelait
trois fois par jour comme ça sans prévenir. Honnêtement
j'ai pas envie de faire la théorie du complot comme quoi il nous
appelait sans aucun motif pour voir si on répondait et qu'on
était pas en train de faire autre chose, je pense pas qu'il est à
ce point-là mais en fait à chaque petit truc à la con il
nous appelait quoi » (Lucas)
Même s'il percevait le caractère abusif de ces
appels, il se tenait disponible tout en notant la différence avec le
degré de disponibilité en présentiel :
« Quand c'est ton chef qui t'appelle dans tous les cas
en général il s'attend à ce que tu répondes, que tu
arrêtes ce que tu fasses pour répondre ; pareil si c'est un client
qui m'appelle, je vais répondre je ne vais pas lui raccrocher au nez.
Mais là c'était vraiment beaucoup, à l'époque tu ne
prenais pas le téléphone quatre fois par jour pour appeler tes
collaborateurs ; tu faisais un point téléphonique ou autre chose.
» (Lucas)
Pour Marine et Lucas, on caractérisera la mise en
disponibilité comme subie dans le sens où leur comportement est
réactionnel (il s'agit d'une réponse à une pression
managériale).
2. POUR FAIRE SES PREUVES
Nous avons vu qu'en temps normal, « le
télétravail étant considéré comme un
privilège, auquel tout le monde n'a pas accès, les
télétravailleurs se sentiraient redevables envers leur
organisation et fourniraient davantage d'efforts pour s'acquitter de leur dette
» (Vayre/11 - p : 10). Ici, même si le
télétravail est la nouvelle norme, on retrouve ce sentiment de
redevabilité - un surinvestissement de la part des participants pour
montrer qu'ils ne sont pas oisifs. Cela fait écho au
présupposé évoqué plus tôt selon lequel les
juniors ne seraient pas aussi impliqués en télétravail
qu'en présentiel. Plus encore, on trouve chez les juniors
interrogés une envie de montrer leur capacité et gagner leur
place en entreprise, et ce par
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le biais forcé du télétravail. C'est le
cas de Camille, qui est responsable RSE depuis 3 mois dans un incubateur,
après 6 mois de stage.
« M : c'est parce que j'avais pas encore fait mes
preuves en fait. C'est le fait d'être junior encore une fois, vu que je
n'ai jamais eu de grand projet, je voulais faire mes preuves et montrer que
j'étais là par le fait que j'étais disponible, que je
travaillais. » (Camille)
Il existe une raison supplémentaire qui incite les
participants à se montrer disponibles : il s'agit de leur propre
tempérament.
3. EN FONCTION DE SON TEMPÉRAMENT
Chez deux participantes, la mise en disponibilité est
analysée par ces dernières comme faisant partie de leur
tempérament. C'est en comparant avec leurs expériences
précédentes, où il n'y avait pas de
télétravail, qu'elles en ont eu la preuve. Chloé a
travaillé par le passé dans l'évènementiel,
où la réactivité était un prérequis (1) et
Delphine l'a compris en se comparant aux autres (2).
« Et c'est vrai que moi c'est quelque chose que j'ai
toujours eu beaucoup de mal à faire, de cloisonner et parce qu'en fait
j'ai toujours été super dispo et là en
télétravail je me suis rendue compte que c'était pareil.
J'ai mon ordi tout le temps ouvert, à n'importe quelle heure. »
(Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande
taille)
« Il y a aussi la personnalité et le
caractère de chacun qui joue c'est-à-dire que moi de
manière générale j'ai l'impression de devoir toujours
être disponible, j'ai toujours une espèce de pression. J'ai
l'impression de faire tout mon possible mais quand on me relance comme
ça j'ai l'impression qu'il faut que j'aille encore plus loin sinon
j'étouffe. Mais pour en avoir discuté avec des collègues
ils sont cool Raoul, et si on les relance « bon ok bah je vais le faire
» point barre. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en
santé)
Il peut être difficile d'affirmer avec certitude que la
psychologie des participantes soit le seul facteur d'un tel comportement.
Chloé a fait une école préparatoire durant ses
études et Delphine sort d'une grande école. L'éducation,
l'origine sociale, beaucoup de choses peuvent entrer en ligne de compte. Mais
c'est comme cela que les participantes se voient : elles se rendent disponibles
par leur tempérament.
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