B. DES AVIS HÉTÉROGÈNES
Avis positifs
|
Avis négatifs
|
Avis modérés
|
1 Meilleure concentration
grâce à la diminution des
interruptions et à
l'augmentation du temps
de sommeil du fait l'absence de transport (p:8)
|
Source de surtravail, de
workaholisme, de stress
professionnel3 voire
d'épuisement professionnel
(p:10)
|
Le télétravail engendre des
conséquences positives en termes
d'équilibres de vie et
d'enrichissement mutuel entre le travail et le « hors
travail » seulement si les télétravailleurs
développent des
compétences en termes de
planification et d'auto-gestion des
activités professionnelles5
(fixation d'objectifs à atteindre, identification
et hiérarchisation des tâches à
accomplir, anticipation des plages horaires et
structuration de la journée de télétravail) et de mise en
oeuvre
d'une organisation temporelle rigoureuse des
activités (p:16)
|
Baisse du « taux
d'absentéisme, des niveaux d'intention de départ de
l'entreprise (vs de maintien)
et un taux de turnover moins élevés»
(p:8)
|
Les télétravailleurs auraient
tendance, d'une part, à
allouer le temps qu'ils consacraient au préalable
aux
trajets à leurs activités
professionnelles et, d'autre part, à accroître
leur temps de travail hebdomadaire (p: 10)
|
2 Baisse de surcharge
temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de
travail, conflit de rôle (p:8)
|
Perception, du point de vue
des télétravailleurs, d'une
frontière plus floue entre leurs différents
domaines de vie (p:14)4
|
1. 49
LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT
L'intuition de Marine, selon laquelle le manque
d'interruption allait l'aider à se concentrer sur des sujets de fonds
s'est confirmée : c'est même grâce au travail qu'elle a
effectué dans cet isolement relatif qu'elle a réussi à
obtenir son CDI.
«Lors du premier confinement, j'étais autant
impliquée en télétravail qu'en présentiel. Et le
télétravail me permettait à ce moment-là de
travailler sur des sujets de fond, que je n'avais pas le temps de faire
autrement. C'est vrai que c'était un gros point positif parce j'ai pu
terminer un gros sujet sur lequel je devais travailler, et qui était
déterminant pour mon passage de CDD à CDI. Et j'ai pu avancer
dessus alors que je n'y arrivais pas en présentiel. » (Marine, 1 an
et 3 mois d'expérience dans une association sportive)
Léa rejoint cette idée : sans interruption,
sans socialisation, chacun est seul face à son travail. Cela met
à nu le rapport du travailleur à ce qu'il fait :
« T'es vraiment face à ton travail et du coup tu
ne peux pas te voiler la face : si ça ne te plaît et tu ne vois
que ça, c'est transparent. Et puis on a plus la place de prendre
à distance. T'es collée, t'as la tête dessus. »
(Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet
d'urbanisme)
L'absence de présence physique peut être
vécue comme un véritable soulagement pour les participants qui
connaissent des tensions avec leur hiérarchie. C'est ce qu'entend Emilie
Vayre par conflit de rôle2.
« La distance physique avec la hiérarchie m'a
permis vraiment de souffler sur ce point de vue-là et j'ai beaucoup
moins ressenti cette pression, ce qui participe au fait que j'ai très
bien vécu ce télétravail. » (Manon, cheffe de projet
depuis deux ans dans un petit cabinet d'architecture)
2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE
« Les télétravailleurs auraient tendance,
d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au préalable
aux trajets à leurs activités professionnelles et, d'autre part,
à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p : 10) ».
Cette observation d'Emilie Vayre est aussi vraie pour les
télétravailleurs occasionnels que pour les juniors participants
à cette recherche.
« Ce qui est un peu compliqué c'est qu'avec le
télétravail - vu qu'en théorie on est à même
pas deux mètres de son ordinateur - on a tendance à tirer
plus sur la corde. On a plus de temps pour travailler vu qu'on ne
passe pas du temps dans les transports en commun. Donc en fait on nous demande
aussi de faire toujours plus » (Delphine, consultante dans un cabinet de
conseil en santé)
50
Le stress professionnel, également évoqué
par l'auteure3, est mentionné par plusieurs participants,
dont Emilie. Le télétravail a eu pour effet d'amoindrir sa
confiance en elle au fur et à mesure où elle gagnait en
responsabilité :
« J'avais plus de responsabilités et le fait
d'avoir plus de responsabilités mais d'être quand même en
télétravail c'était encore pire je pense. Ça a
accentué ce problème de « est-ce que je fais les choses bien
ou pas» et moi je suis pessimiste de base, donc dans ma tête rien
n'allait... » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une
firme multinationale)
3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS
Avec le temps, et particulièrement à partir du
2e confinement, la lassitude s'est fait ressentir en
parallèle d'une solitude, d'une perte de spontanéité et
d'une impression de transparence (1). La lassitude entraîne une
dispersion (2) qui peut mener parfois au décrochage (3).
(1) « Au début de mon stage, c'était des
journées entières où je ne faisais rien et personne ne
disait rien et ne remarquait rien. Que je travaillais ou non, c'était la
même chose. Donc niveau motivation zéro. C'est super dur de se
lever et d'avoir rien à faire et d'avoir envie de rien faire et moins on
en fait, moins on en fait.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un
incubateur de projets urbains)
(2) « Pour moi t'as bien plus de distractions quand tu
es chez toi. Tu peux écouter de la musique ou regarder une vidéo
pendant que tu travailles, ton cerveau il est pris par les deux sujets donc
pour moi t'as plus de chance de faire des erreurs quand ton cerveau est pris
par deux sujets en même temps. » (Louis, auditeur depuis 6 mois au
sein d'une ET!)
(3) « Et le fait de ne plus voir les gens, de voir que
des petites icônes Teams auxquelles tu parles en direct une heure par
jour grand max et après être seule devant ton ordinateur, c'est
très dur en fait. T'es plus vraiment en entreprise :
l'entreprise c'est ton ordinateur. Toute cette notion de
culture d'entreprise je l'avais beaucoup moins en fait. Tout était sur
mon ordinateur, je faisais moins de travail UX que j'aimais vraiment, c'est les
deux choses ont fait que j'étais moins impliquée dans mon
travail. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme
multinationale)
Les confinements suivants n'ont pas eu la même teneur
que le premier : ils sont dépourvus de ce côté
inédit qui accompagne pour la plupart la découverte du
télétravail. Les participants expriment leur «
résignation » (1) face à une expérience
déjà vécue, où l'éloignement se fait
ressentir (2) :
(1) «! : le 2e confinement, deuxième
période au télétravail, tu l'as vécu comment
?
L : c'est bizarre parce que j'ai ressenti plus du tout d'
« excitement » [agitation], c'était pas longtemps
après le retour au travail : on se remettait à peine dans une
nouvelle dynamique
51
qu'on nous dit le confinement reprend. Ce que je ressentais
c'était plutôt de la résignation,
je n'étais pas énervé, ni
frustré, ni déçu : j'étais plutôt
résigné. (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une
organisation publique d'investissement export)»
(2) « Au début c'est vrai que c'était
plutôt sympa le télétravail tu sens que t'as plus de temps,
mais bon au fur et à mesure que le temps passe tu perds un peu de la
saveur, de pourquoi tu travailles et tu sens que le lien social avec les
personnes c'est hyper important. Du coup j'ai perdu un peu de motivation au fil
du temps ». (Joas)
Cet éloignement est dommageable car il empêche
les conversations informelles qui sont pourtant souvent le point de
départ de nouvelles collaborations et de nouveaux projets :
« On a une machine à café pour tout le
monde et ben t'entends ce sur quoi les autres ils travaillent et tu vois les
gens partir en réunion et tu dis « tiens, je peux me rajouter la
réunion ? Ça a l'air cool » ou « j'ai entendu vous
là-dessus moi je connais ça, est-ce que je peux enfin je peux
vous aider ? ». C'est beaucoup plus simple de de saisir les projets
intéressants » (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un
incubateur de projets urbains)
Þ Quand le travail se mêle au privé
Au-delà du surinvestissement dont nous avons
parlé précédemment, nous observons, de la même
manière qu'Emilie Vayre4, un affaiblissement des
frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Alexandre nous
montre qu'il est plus difficile de laisser « le travail au travail »
(1) et Sarah témoigne de la diminution drastique de sa vie sociale, une
vie qui se limite presque uniquement au travail (2).
(1) « Là où le pro prend le pas sur le
perso ça serait : il y a quelques semaines il y a vraiment un truc qui
m'énervait que je n'arrivais pas à terminer avant la fin de ma
journée et j'ai largement débordé et ça m'a
miné pour la soirée et un peu la journée d'après.
J'arrivais pas me dire que bah non « faut oublier » quoi donc c'est
malsain je pense » (Alexandre,
stagiaire dans une entreprise britannique
d'ingénierie informatique)
(2) « Il y a plus de frontière physique, t'as
plus ce « ah bah je dois rentrer parce qu'on doit manger à 20h30
avec mon copain », là je peux bosser jusqu'à 20h25 si je
veux. Et il y a une frontière qui est sociale, on n'a plus de vie
sociale en fait. Pareil si je veux faire un cours en ligne à 19h30 je
peux fermer mon ordi à 19h25. On sort beaucoup moins voire plus du tout
là. Si on respecte le couvre-feu, on n'a plus rien à faire
d'autre que de travailler. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale
d'agroalimentaire)
Toutefois, les participants ont fait l'apprentissage de la
mise en place de barrières5 entre les deux sphères,
même si cela a pu prendre du temps.
« Moi au début il y avait ce côté
où j'étais disponible H24 et là je me rends compte que
c'est à moi de fixer mes propres barrières, mes limites. Il faut
des règles mais dans les faits il y aura toujours quelqu'un qui essaiera
de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu. Il
52
faut être discipliné envers soi-même, dire
le vendredi je ne suis plus disponible à partir de telle heure ».
(Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)
Malgré tous ces défis (surinvestissement,
isolement, lassitude), étant donné que la plupart des
interrogés font partie de la classe moyenne (et parfois aisée) et
sans enfant, ces derniers relativisent souvent eux-mêmes
leur situation. Les personnes entre 22 et 28 ans (amplitude d'âge de nos
participants) ont aussi plus tendance à revenir chez leurs parents (1
& 2), tendance qui existait déjà avant la crise sanitaire.
(1) « Je pense que par rapport à beaucoup de
gens j'ai vraiment de la chance. J'habite chez mes parents, dans une chambre
avec plein de lumière comme je peux sortir, il y a un plein d'espaces
verts autour c'est très cool et mes collègues sont sympa quoi.
J'ai pas à me plaindre » (Camille, 24 ans, un incubateur de projets
urbains)
(2) « Bah moi je l'ai plutôt bien vécu
parce que je te dis j'ai pu bouger un peu, aller chez mes parents, j'avais une
maison et j'ai la chance d'avoir un copain, c'est tout bête mais en fait
je suis pas tout seule, j'ai des copines qui sont sur Paris aussi... J'ai une
situation qui fait que je suis loin d'être dans les pires : j'ai pas des
gamins qui courent partout dans mon appart ; ça va ... »
(Chloé, 24 ans, banque de grande taille)
C. UN DÉSIR DE FLEXIBILITÉ
Le télétravail est entré dans la vie des
interviewés et ils ne souhaitent pas s'en séparer. En effet, les
avantages à travailler de chez soi sont nombreux : le temps gagné
sur les transports, recevoir un colis, faire du sport en journée... :
« Au niveau de l'optimisation du temps avec le
télétravail c'est un truc qui me plaît parce qu'en fait
ça te permet aussi de partir en week-end chez tes parents le jeudi soir
et donc d'avoir un plus long week-end (même si tu travailles le vendredi
t'es déjà sur place). Il y a plein de petites choses comme
ça où c'est tout bête mais tu fais des lessives donc tu ne
les fais pas le week-end ou le soir, en fait il y a plein de choses qui rendent
aussi le quotidien plus facile et les temps de pauses sont vraiment des temps
de loisirs. » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une
banque de grande taille)
Toutefois, les interviewés sont quasi unanimes (12/13)
: le télétravail ne doit pas être instauré à
temps plein. Les avantages que nous venons de citer ne sont
appréciés à leur juste valeur que si le nombre de jours de
télétravail est réduit. On observe, parmi les 12
participants cités, un consensus sur le ratio présentiel /
télétravail : cela correspond à 2 jours de
télétravail pour 3 jours de présentiel. Le ratio peut
varier à 3 pour 2, mais globalement il se rapproche de la
moitié.
« Peut-être pas en 100% parce que je pense
qu'à un moment c'est bien d'être en contact avec ses
collègues. L'information circule mieux quand on peut se dire directement
les choses plutôt que de devoir s'appeler ou s'envoyer un mail. C'est
plus direct, il n'y a pas de « ah j'ai oublié de t'envoyer un mail
pour te dire cette info ». Mais j'aimerais bien être à deux
jours de télétravail par semaine. Déjà ça
permet de se reposer, c'est hyper important, de
53
pouvoir se dire qu'on se lève plus tard ces
jours-là, il n'y a pas le stress de prendre les transports et d'arriver
en retard : le télétravail enlève le stress de toutes ces
choses-là, il enlève une grosse part d'anxiété. Et
moi je sais que ça m'a permis de me recentrer sur des sujets importants
sans qu'on vienne me polluer d'informations. Oui 3 jours de présentiel
ça permet de garder le lien avec ses collègues mais en même
temps de travailler sur des sujets de fond. » (Marine, 1 an et 3 mois
d'expérience dans une association sportive)
Il est important de noter que, pour une bonne
implémentation du télétravail, l'entreprise ou
l'organisation doit faire preuve de flexibilité en termes de
procédures et du choix du ou des jours retenus par l'employé.
« Moi, la flexibilité c'est poser mon vendredi si
jamais je dois partir en week-end et être directement chez moi et
à la fin de la journée. Ou si jamais tu as un plombier qui vient,
si tu dois réceptionner un colis ou n'importe quoi te dire bah je me
mets en télétravail, comme ça je suis à la maison
» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export
à Londres)
Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que l'ensemble
des observations recensées par Emilie Vayre sont restées valides
lors de cette année de télétravail observée : les
attitudes, positives, négatives et conditionnelles demeurent. Ce qui
apparaît comme nouveau, en revanche, c'est la grande lassitude (due
à la longueur de la crise). Les participants ont pu avoir recours
à leur famille / leurs proches afin de protéger leur santé
mentale, mais ce n'est pas le cas de tout actif junior en
télétravail.
54
III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN
SCÈNE
L'objectif de cette partie est de répondre à
la question centrale de notre problématique : comment les
employés juniors se rendent-ils visibles au travail ? Cette question
comprend un certain nombre de thèmes, que nous allons également
aborder : la mise en scène, l'intégration d'une norme, le
rôle des outils de communication.
Nous étudierons d'abord la norme qui consiste
à se montrer réactif et disponible (1.) et les outils qui
matérialisent cette norme (2.) pouvant être tout aussi bien un
moyen de contrôle qu'un moyen de la contourner et faire semblant : c'est
ici que nous mobiliserons les travaux d'Erving Goffman sur la mise
|