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Etre présent(e) au travail à  l'heure du coronavirus: comment les employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ?


par Laureline MICHAUD
Sorbonne Université - Chargé(e) d'études sociologiques 2022
  

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B. DES AVIS HÉTÉROGÈNES

Avis positifs

Avis négatifs

Avis modérés

1 Meilleure concentration

grâce à la diminution des

interruptions et à

l'augmentation du temps

de sommeil du fait
l'absence de transport (p:8)

Source de surtravail, de

workaholisme, de stress

professionnel3 voire

d'épuisement professionnel

(p:10)

Le télétravail engendre des

conséquences positives en termes

d'équilibres de vie et

d'enrichissement mutuel entre le
travail et le « hors travail » seulement si les télétravailleurs développent des

compétences en termes de

planification et d'auto-gestion des

activités professionnelles5 (fixation
d'objectifs à atteindre, identification

et hiérarchisation des tâches à

accomplir, anticipation des plages
horaires et structuration de la journée de télétravail) et de mise en oeuvre

d'une organisation temporelle
rigoureuse des activités (p:16)

Baisse du « taux

d'absentéisme, des niveaux d'intention de départ de l'entreprise (vs de maintien)

et un taux de turnover
moins élevés» (p:8)

Les télétravailleurs auraient

tendance, d'une part, à

allouer le temps qu'ils
consacraient au préalable aux

trajets à leurs activités

professionnelles et, d'autre
part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p: 10)

2 Baisse de surcharge

temporelle, physique,
émotionnelle et cognitive de travail, conflit de rôle (p:8)

Perception, du point de vue

des télétravailleurs, d'une

frontière plus floue entre
leurs différents domaines de vie (p:14)4

1. 49

LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT

L'intuition de Marine, selon laquelle le manque d'interruption allait l'aider à se concentrer sur des sujets de fonds s'est confirmée : c'est même grâce au travail qu'elle a effectué dans cet isolement relatif qu'elle a réussi à obtenir son CDI.

«Lors du premier confinement, j'étais autant impliquée en télétravail qu'en présentiel. Et le télétravail me permettait à ce moment-là de travailler sur des sujets de fond, que je n'avais pas le temps de faire autrement. C'est vrai que c'était un gros point positif parce j'ai pu terminer un gros sujet sur lequel je devais travailler, et qui était déterminant pour mon passage de CDD à CDI. Et j'ai pu avancer dessus alors que je n'y arrivais pas en présentiel. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Léa rejoint cette idée : sans interruption, sans socialisation, chacun est seul face à son travail. Cela met à nu le rapport du travailleur à ce qu'il fait :

« T'es vraiment face à ton travail et du coup tu ne peux pas te voiler la face : si ça ne te plaît et tu ne vois que ça, c'est transparent. Et puis on a plus la place de prendre à distance. T'es collée, t'as la tête dessus. » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

L'absence de présence physique peut être vécue comme un véritable soulagement pour les participants qui connaissent des tensions avec leur hiérarchie. C'est ce qu'entend Emilie Vayre par conflit de rôle2.

« La distance physique avec la hiérarchie m'a permis vraiment de souffler sur ce point de vue-là et j'ai beaucoup moins ressenti cette pression, ce qui participe au fait que j'ai très bien vécu ce télétravail. » (Manon, cheffe de projet depuis deux ans dans un petit cabinet d'architecture)

2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE

« Les télétravailleurs auraient tendance, d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au préalable aux trajets à leurs activités professionnelles et, d'autre part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p : 10) ». Cette observation d'Emilie Vayre est aussi vraie pour les télétravailleurs occasionnels que pour les juniors participants à cette recherche.

« Ce qui est un peu compliqué c'est qu'avec le télétravail - vu qu'en théorie on est à même pas deux mètres de son ordinateur - on a tendance à tirer plus sur la corde. On a plus de temps pour travailler vu qu'on ne passe pas du temps dans les transports en commun. Donc en fait on nous demande aussi de faire toujours plus » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

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Le stress professionnel, également évoqué par l'auteure3, est mentionné par plusieurs participants, dont Emilie. Le télétravail a eu pour effet d'amoindrir sa confiance en elle au fur et à mesure où elle gagnait en responsabilité :

« J'avais plus de responsabilités et le fait d'avoir plus de responsabilités mais d'être quand même en télétravail c'était encore pire je pense. Ça a accentué ce problème de « est-ce que je fais les choses bien ou pas» et moi je suis pessimiste de base, donc dans ma tête rien n'allait... » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS

Avec le temps, et particulièrement à partir du 2e confinement, la lassitude s'est fait ressentir en parallèle d'une solitude, d'une perte de spontanéité et d'une impression de transparence (1). La lassitude entraîne une dispersion (2) qui peut mener parfois au décrochage (3).

(1) « Au début de mon stage, c'était des journées entières où je ne faisais rien et personne ne disait rien et ne remarquait rien. Que je travaillais ou non, c'était la même chose. Donc niveau motivation zéro. C'est super dur de se lever et d'avoir rien à faire et d'avoir envie de rien faire et moins on en fait, moins on en fait.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

(2) « Pour moi t'as bien plus de distractions quand tu es chez toi. Tu peux écouter de la musique ou regarder une vidéo pendant que tu travailles, ton cerveau il est pris par les deux sujets donc pour moi t'as plus de chance de faire des erreurs quand ton cerveau est pris par deux sujets en même temps. » (Louis, auditeur depuis 6 mois au sein d'une ET!)

(3) « Et le fait de ne plus voir les gens, de voir que des petites icônes Teams auxquelles tu parles en direct une heure par jour grand max et après être seule devant ton ordinateur, c'est très dur en fait. T'es plus vraiment en entreprise : l'entreprise c'est ton ordinateur. Toute cette notion de culture d'entreprise je l'avais beaucoup moins en fait. Tout était sur mon ordinateur, je faisais moins de travail UX que j'aimais vraiment, c'est les deux choses ont fait que j'étais moins impliquée dans mon travail. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

Les confinements suivants n'ont pas eu la même teneur que le premier : ils sont dépourvus de ce côté inédit qui accompagne pour la plupart la découverte du télétravail. Les participants expriment leur « résignation » (1) face à une expérience déjà vécue, où l'éloignement se fait ressentir (2) :

(1) «! : le 2e confinement, deuxième période au télétravail, tu l'as vécu comment ?

L : c'est bizarre parce que j'ai ressenti plus du tout d' « excitement » [agitation], c'était pas longtemps après le retour au travail : on se remettait à peine dans une nouvelle dynamique

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qu'on nous dit le confinement reprend. Ce que je ressentais c'était plutôt de la résignation,

je n'étais pas énervé, ni frustré, ni déçu : j'étais plutôt résigné. (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique d'investissement export)»

(2) « Au début c'est vrai que c'était plutôt sympa le télétravail tu sens que t'as plus de temps, mais bon au fur et à mesure que le temps passe tu perds un peu de la saveur, de pourquoi tu travailles et tu sens que le lien social avec les personnes c'est hyper important. Du coup j'ai perdu un peu de motivation au fil du temps ». (Joas)

Cet éloignement est dommageable car il empêche les conversations informelles qui sont pourtant souvent le point de départ de nouvelles collaborations et de nouveaux projets :

« On a une machine à café pour tout le monde et ben t'entends ce sur quoi les autres ils travaillent et tu vois les gens partir en réunion et tu dis « tiens, je peux me rajouter la réunion ? Ça a l'air cool » ou « j'ai entendu vous là-dessus moi je connais ça, est-ce que je peux enfin je peux vous aider ? ». C'est beaucoup plus simple de de saisir les projets intéressants » (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

Þ Quand le travail se mêle au privé

Au-delà du surinvestissement dont nous avons parlé précédemment, nous observons, de la même manière qu'Emilie Vayre4, un affaiblissement des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Alexandre nous montre qu'il est plus difficile de laisser « le travail au travail » (1) et Sarah témoigne de la diminution drastique de sa vie sociale, une vie qui se limite presque uniquement au travail (2).

(1) « Là où le pro prend le pas sur le perso ça serait : il y a quelques semaines il y a vraiment un truc qui m'énervait que je n'arrivais pas à terminer avant la fin de ma journée et j'ai largement débordé et ça m'a miné pour la soirée et un peu la journée d'après. J'arrivais pas me dire que bah non « faut oublier » quoi donc c'est malsain je pense » (Alexandre,

stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie informatique)

(2) « Il y a plus de frontière physique, t'as plus ce « ah bah je dois rentrer parce qu'on doit manger à 20h30 avec mon copain », là je peux bosser jusqu'à 20h25 si je veux. Et il y a une frontière qui est sociale, on n'a plus de vie sociale en fait. Pareil si je veux faire un cours en ligne à 19h30 je peux fermer mon ordi à 19h25. On sort beaucoup moins voire plus du tout là. Si on respecte le couvre-feu, on n'a plus rien à faire d'autre que de travailler. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

Toutefois, les participants ont fait l'apprentissage de la mise en place de barrières5 entre les deux sphères, même si cela a pu prendre du temps.

« Moi au début il y avait ce côté où j'étais disponible H24 et là je me rends compte que c'est à moi de fixer mes propres barrières, mes limites. Il faut des règles mais dans les faits il y aura toujours quelqu'un qui essaiera de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu. Il

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faut être discipliné envers soi-même, dire le vendredi je ne suis plus disponible à partir de telle heure ». (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Malgré tous ces défis (surinvestissement, isolement, lassitude), étant donné que la plupart des interrogés font partie de la classe moyenne (et parfois aisée) et sans enfant, ces derniers relativisent souvent eux-mêmes leur situation. Les personnes entre 22 et 28 ans (amplitude d'âge de nos participants) ont aussi plus tendance à revenir chez leurs parents (1 & 2), tendance qui existait déjà avant la crise sanitaire.

(1) « Je pense que par rapport à beaucoup de gens j'ai vraiment de la chance. J'habite chez mes parents, dans une chambre avec plein de lumière comme je peux sortir, il y a un plein d'espaces verts autour c'est très cool et mes collègues sont sympa quoi. J'ai pas à me plaindre » (Camille, 24 ans, un incubateur de projets urbains)

(2) « Bah moi je l'ai plutôt bien vécu parce que je te dis j'ai pu bouger un peu, aller chez mes parents, j'avais une maison et j'ai la chance d'avoir un copain, c'est tout bête mais en fait je suis pas tout seule, j'ai des copines qui sont sur Paris aussi... J'ai une situation qui fait que je suis loin d'être dans les pires : j'ai pas des gamins qui courent partout dans mon appart ; ça va ... » (Chloé, 24 ans, banque de grande taille)

C. UN DÉSIR DE FLEXIBILITÉ

Le télétravail est entré dans la vie des interviewés et ils ne souhaitent pas s'en séparer. En effet, les avantages à travailler de chez soi sont nombreux : le temps gagné sur les transports, recevoir un colis, faire du sport en journée... :

« Au niveau de l'optimisation du temps avec le télétravail c'est un truc qui me plaît parce qu'en fait ça te permet aussi de partir en week-end chez tes parents le jeudi soir et donc d'avoir un plus long week-end (même si tu travailles le vendredi t'es déjà sur place). Il y a plein de petites choses comme ça où c'est tout bête mais tu fais des lessives donc tu ne les fais pas le week-end ou le soir, en fait il y a plein de choses qui rendent aussi le quotidien plus facile et les temps de pauses sont vraiment des temps de loisirs. » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

Toutefois, les interviewés sont quasi unanimes (12/13) : le télétravail ne doit pas être instauré à temps plein. Les avantages que nous venons de citer ne sont appréciés à leur juste valeur que si le nombre de jours de télétravail est réduit. On observe, parmi les 12 participants cités, un consensus sur le ratio présentiel / télétravail : cela correspond à 2 jours de télétravail pour 3 jours de présentiel. Le ratio peut varier à 3 pour 2, mais globalement il se rapproche de la moitié.

« Peut-être pas en 100% parce que je pense qu'à un moment c'est bien d'être en contact avec ses collègues. L'information circule mieux quand on peut se dire directement les choses plutôt que de devoir s'appeler ou s'envoyer un mail. C'est plus direct, il n'y a pas de « ah j'ai oublié de t'envoyer un mail pour te dire cette info ». Mais j'aimerais bien être à deux jours de télétravail par semaine. Déjà ça permet de se reposer, c'est hyper important, de

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pouvoir se dire qu'on se lève plus tard ces jours-là, il n'y a pas le stress de prendre les transports et d'arriver en retard : le télétravail enlève le stress de toutes ces choses-là, il enlève une grosse part d'anxiété. Et moi je sais que ça m'a permis de me recentrer sur des sujets importants sans qu'on vienne me polluer d'informations. Oui 3 jours de présentiel ça permet de garder le lien avec ses collègues mais en même temps de travailler sur des sujets de fond. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Il est important de noter que, pour une bonne implémentation du télétravail, l'entreprise ou l'organisation doit faire preuve de flexibilité en termes de procédures et du choix du ou des jours retenus par l'employé.

« Moi, la flexibilité c'est poser mon vendredi si jamais je dois partir en week-end et être directement chez moi et à la fin de la journée. Ou si jamais tu as un plombier qui vient, si tu dois réceptionner un colis ou n'importe quoi te dire bah je me mets en télétravail, comme ça je suis à la maison » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que l'ensemble des observations recensées par Emilie Vayre sont restées valides lors de cette année de télétravail observée : les attitudes, positives, négatives et conditionnelles demeurent. Ce qui apparaît comme nouveau, en revanche, c'est la grande lassitude (due à la longueur de la crise). Les participants ont pu avoir recours à leur famille / leurs proches afin de protéger leur santé mentale, mais ce n'est pas le cas de tout actif junior en télétravail.

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III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN SCÈNE

L'objectif de cette partie est de répondre à la question centrale de notre problématique : comment les employés juniors se rendent-ils visibles au travail ? Cette question comprend un certain nombre de thèmes, que nous allons également aborder : la mise en scène, l'intégration d'une norme, le rôle des outils de communication.

Nous étudierons d'abord la norme qui consiste à se montrer réactif et disponible (1.) et les outils qui matérialisent cette norme (2.) pouvant être tout aussi bien un moyen de contrôle qu'un moyen de la contourner et faire semblant : c'est ici que nous mobiliserons les travaux d'Erving Goffman sur la mise

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"Ceux qui rĂªvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rĂªvent de nuit"   Edgar Allan Poe