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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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Partie 3 : Se protéger : stratégies

d'évitement de la criminalité urbaine

La criminalité urbaine et la peur de la criminalité urbaine sont partie intégrante de la vie des citoyens de Natal. Elles organisent, modulent le quotidien des habitants, influencent leur manière de concevoir et vivre la ville, leur manière de tisser des liens sociaux avec leurs semblables et avec les organes de sécurité (publics ou privés).

J'ai tenté de décrire précédemment comment le sentiment d'insécurité est vécu par les habitants du Conjunto dos Professores. Dans ce chapitre j'essaierai de retranscrire le plus fidèlement possible ce qu'on pourrait qualifier d'habitus sécuritaire, je veux dire par là l'ensemble des comportements adoptés quotidiennement par les habitants en vue de garantir leur intégrité physique et patrimoniale face à la criminalité urbaine. J'ai choisi de diviser la description de ces pratiques en trois parties qui retracent l'organisation sécuritaire du quotidien : protéger sa personne (II), protéger le foyer (III) et protéger le quartier (IV). Cependant, il m'a semblé qu'une bonne compréhension de ces pratiques nécessitait le retour sur quelques explications préambulaires concernant la culture politique brésilienne (I).

I/ Considérations d'ordre politique et culturel

Pour comprendre les stratégies que les individus (et notamment ceux du Conjunto dos Professores) mettent en place pour se protéger de la criminalité urbaine, il faut d'abord comprendre certaines particularités de la vie sociale et politique brésilienne.

A) Privatisation de la res publica

Lors de son indépendance en 1822, le Brésil était peuplé d'environ 4,4 millions d'individus (2,5 millions de personnes libres, 1,1 million d'esclaves et une population indigène d'environ 800 000 individus), répartis sur un espace géographique d'envergure

54

continentale. Rapidement, le nouvel État brésilien s'est vu confronté à un problème « de taille » : les densités de population étant extrêmement faibles, la possibilité pour les autorités

54 Sources : IBGE, 1990

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d'établir un pouvoir sur l'ensemble du territoire s'est avérée illusoire. « Exprimé plus simplement, l'État national n'existait pas dans la plus grande partie du territoire national. » (Holston, 2013, p. 99). Comme le fait remarquer l'anthropologue américain James Holston, cet état de fait allait s'inscrire dans le temps et poser, en partie, les bases de la culture politique brésilienne :

« Cette incapacité de se consolider nationalement a caractérisé l'État pendant toute la période impériale et a survécu à l'avènement de la République. Bien que nous ne puissions réduire ce problème aux seules questions géographiques, l'incapacité de l'État à administrer les grands espaces du pays a forcé ce dernier à maintenir certains accords et habitudes qui ont eu des conséquences importantes sur le développement de la citoyenneté. » (Ibid, p. 99)

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Pour faire face à l'immensité du territoire et pour remédier à l'incapacité des autorités publiques de l'administrer, l'Empire (1822 - 1889) a fait le choix de s'appuyer sur les élites locales pour assurer sa suprématie. Holston donne ainsi l'exemple de la création des Guarda Municipal en 1831, sorte de milices privées, commandées par des barons locaux et supposées assurer les intérêts de l'Etat sur les territoires, mais qui se sont avérées au contraire, préjudiciables à sa consolidation : « Bien que parfois elles aient pu accomplir les fonctions de l'État, elles le faisaient de façon à maintenir le gouvernement national otage des structures de pouvoir locales et privées » (Ibid, p. 100), au point que le rôle de ces structures s'est finalement établi comme une des caractéristiques de la culture politique brésilienne.

« Cette alliance entre le pouvoir public et les pouvoirs particuliers locaux, entre la loi et la force privée [...] a signifié une privatisation du public dans tout le pays. Ainsi, cette appropriation de la res publica est devenue une norme tacite de la sphère publique au Brésil. » (Ibid, p. 100).

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Si en 2018, l'État brésilien est présent sur une partie du territoire bien plus importante qu'il n'a pu l'être auparavant, il n'en reste pas moins que, d'une part il existe encore de nombreux espaces où la présence étatique est faible ou inexistante (favelas, campagnes,...) et que d'autre part le recours au privé dans l'organisation des différents secteurs de la

55 Traductions de l'auteur

56 Traductions de l'auteur

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société reste un phénomène de grande ampleur, notamment renforcé dans les années 80 par la libéralisation de l'économie. En témoigne, par exemple, la supériorité numérique des agents de sécurité privée face aux agents publics .

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De fait, sous certains aspects, le Brésil s'insère dans l'économie de marché avec une certaine aisance qui permet à l'État de se délester de ses fonctions sans que cela ne soit remis en cause par les classes dominantes. Dans une société où les juges gagnent plus de trente fois le salaire minimum, l'existence de l'État est même souvent jugée superflue voire néfaste par les classes qui peuvent négocier sur le marché privé des services de meilleure qualité que ceux proposés par le service public - qu'il s'agisse de soins, d'éducation, de transport ou de sécurité. On rappellera également l'existence d'une corruption généralisée de toutes les strates du pouvoir public qui incite à une large méfiance des brésiliens envers les représentants de l'État.

D'autre part, et dans le cas qui nous intéresse ici, depuis le sortir de la dictature militaire, le nouvel ordre démocratique s'est montré incapable d'assurer à ses citoyens un des objectifs pourtant à l'origine du pacte social : la sécurité. Comme le note Angelina Peralva,

« Le Brésil démocratique est devenu incapable de contrôler sa propre violence, car incapable de créer des institutions susceptibles de mener à bien cette tâche. La démocratie, conçue d'abord de façon limitée en tant qu'ouverture du système politique (élections libres, liberté d'association et d'opinion), n'a pas fait preuve ïune capacité autorégulatrice pour ce qui est de la gestion des conflits. » (Peralva, 2001)

Si l'échec de l'État dans son rôle de protection des citoyens s'explique en partie par des politiques de sécurité publique axées sur la répression et conduites avec peu de moyens humains et financiers, la corruption policière figure également parmi les obstacles à la bonne conduite de ces politiques :

« Une partie de la criminalité, et en particulier celle due aux réseaux mafieux les plus structurés, les réseaux dits du «crime organisé», est

57 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística - IBGE, 2005

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sous-tendue par l'action et l'immixtion directe de policiers et ex-policiers dans les activités criminelles. » (Ibid).

Malgré la récente initiative de projets sécuritaires développés conjointement par les forces de l'ordre et les citoyens, qui font en quelque sorte exception à la règle, il faudra alors concevoir les stratégies sécuritaires mises en place par les individus comme des tentatives de ceux-ci de palier aux défaillances de l'État, par le biais d'un recours à leur inventivité personnelle et à leur capital économique.

B) Le jeitinho brasileiro

Pour combler aux défaillances de l'État, les brésiliens ont dû inventer une façon d'être au monde qui fait paradoxalement leur honte et leur fierté. Je veux parler du « jeitinho brasileiro », trait caractéristique de la culture brésilienne dont aucun mot de la langue française ne saurait englober toute la spécificité. « Dar um jeito » c'est arranger, réussir quelque chose par la débrouille, par la négociation ou par le passage par une petite porte. C'est réparer une erreur ou un objet, améliorer une situation, ajuster des variables, régler un problème ou un conflit, toujours avec cette idée de malice individuelle et de foi en la flexibilité du monde. Le bricoleur va « dar um jeito » de réparer sa bicyclette cassée en utilisant des pièces apparemment inappropriées à cet usage. La professeur va « dar um jeito » de regarder le travail de l'étudiant entre midi et deux en négociant avec ses collègues le report du déjeuner de quelques dizaines de minutes, et les collègues vont « dar um jeito » en trouvant un moyen d'informer leur classe que, peut-être, ils seront un peu en retard. Une mère de famille célibataire dont le maigre salaire ne tient pas jusqu'à la fin du mois va « dar um jeito » d'assurer les nécessités de ses enfants par on ne sait quel moyen. Et l'avocat d'un homme arrêté au volant avec 3,5 g d'alcool dans le sang va « dar um jeito » d'éviter un procès en invitant le délégué de police au restaurant. Honte et fierté donc, car le « jeitinho brasileiro » range sous une même appellation extrêmement large des actes aussi différents et opposés que les prouesses techniques les plus spectaculaires et inattendues et les plus abjects actes de corruption. Il ne serait pas surprenant d'ailleurs d'apprendre à ce propos que quand fut prémédité l'assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale, militante des droits humains et rapporteuse de la commission de surveillance de l'intervention fédérale dans la politique de sécurité de l'Etat de Rio, froidement exécutée le 14 mars 2018, le tueur à gage eût répondu à ses mandants : « vou dar um jeito ».

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Le jeitinho brasileiro illustre donc à la fois un trait culturel de débrouillardise et la flexibilité des institutions, les deux s'alimentant rétroactivement : c'est bien parce que les institutions sont flexibles qu'il est possible de « dar um jeito » et c'est bien parce que le « jeitinho brasileiro » est reconnu et toléré que les institutions peinent à prendre la voie de la rigidité. Au Brésil, tout est négociable pour autant qu'on en ait les conditions (en termes de capital social et économique). Chaque strate de la société est imprégnée de cette flexibilité arbitraire qui relègue les lois au statut de principe abstrait et détournable. L'individu de classe défavorisée pourra vendre des chapeaux sur la plage sans jamais être inquiété par les services de fiscalisation. Le jeune homme de classe moyenne qui s'est vu retirer les points de son permis de conduire pourra soudoyer un agent du département de fiscalisation routière (DETRAN) pour faire réapparaître ses points comme par magie. Et les suspects du scandale « Helicoca », hélicoptère de la famille du sénateur Zezé Perrella intercepté avec une demie tonne de cocaïne à son bord, pourront dormir paisiblement. Ils ne seront même pas soumis à un interrogatoire.

Faire l'analyse des stratégies sécuritaires mises en place par les citoyens ne pourrait alors se passer d'intégrer à ses développements le « jeitinho brasileiro », ce trait culturel de la débrouillardise et de la flexibilité qui fait exister l'innovation politique plutôt dans le cadre des négociations interindividuelles qu'au sein du champ politique institutionnel. À défaut de pouvoir compter sur les instances étatiques, les Brésiliens comptent en effet avant tout sur eux-mêmes.

« Ici à Capim Macio, la situation de la criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à l'église. [...] Du coup on a décidé de voir si on pouvait changer ça, faire notre part pour voir si on arrivait à faire baisser les chiffres de la criminalité à un niveau acceptable. S'il existe un niveau acceptable de criminalité. »58

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil de sécurité du Conjunto dos Professeur - octobre 2017.

On voit au travers du discours de Ricardo, la banalité du discrédit des institutions étatiques. La police ne règle pas le problème ? Qu'à cela ne tienne, les habitants prendront en main la question de la sécurité.

58 Traduction de l'auteur

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Mais surtout, le jeitinho brasileiro offre un modèle d'interprétation des relations entretenues entre policiers et citoyens qui seront développées dans la troisième partie de ce chapitre. Inviter les agents de l'État à prendre le petit déjeuner, leur acheter le repas du midi, organiser des événements divers en leur honneur, leur glisser quelques billets dans la poche de temps à autre,... Ces actes sont de véritables stratégies de la part des citoyens qui les pratiquent et leur effectivité n'est possible qu'à cause ou grâce à la flexibilité du système brésilien. Au travers d'offrandes et de flatteries, les habitants, bien conscients de leurs intérêts, négocient la présence de la voiture de police qui peut se permettre, selon le bon vouloir des policiers qui la conduisent, de délaisser certains quartiers au profit du Conjunto dos Professores. C'est encore grâce à cette flexibilité que j'ai par exemple pu observer un matin une quarantaine de policiers (soit certainement la plupart des effectifs en service du 5e bataillon ce jour là) réunis sur la place Hélio Galvão pour prendre le café avec une trentaine d'habitants pendant environ une heure, alors qu'ils ont pourtant pour mission d'assurer la sécurité des 175.000 citoyens de la Zone Sud de Natal.

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