Partie 3 : Se protéger : stratégies
d'évitement de la criminalité urbaine
La criminalité urbaine et la peur de la
criminalité urbaine sont partie intégrante de la vie des citoyens
de Natal. Elles organisent, modulent le quotidien des habitants, influencent
leur manière de concevoir et vivre la ville, leur manière de
tisser des liens sociaux avec leurs semblables et avec les organes de
sécurité (publics ou privés).
J'ai tenté de décrire précédemment
comment le sentiment d'insécurité est vécu par les
habitants du Conjunto dos Professores. Dans ce chapitre j'essaierai de
retranscrire le plus fidèlement possible ce qu'on pourrait qualifier
d'habitus sécuritaire, je veux dire par là l'ensemble des
comportements adoptés quotidiennement par les habitants en vue de
garantir leur intégrité physique et patrimoniale face à la
criminalité urbaine. J'ai choisi de diviser la description de ces
pratiques en trois parties qui retracent l'organisation sécuritaire du
quotidien : protéger sa personne (II), protéger le foyer (III) et
protéger le quartier (IV). Cependant, il m'a semblé qu'une bonne
compréhension de ces pratiques nécessitait le retour sur quelques
explications préambulaires concernant la culture politique
brésilienne (I).
I/ Considérations d'ordre politique et culturel
Pour comprendre les stratégies que les individus (et
notamment ceux du Conjunto dos Professores) mettent en place pour se
protéger de la criminalité urbaine, il faut d'abord comprendre
certaines particularités de la vie sociale et politique
brésilienne.
A) Privatisation de la res publica
Lors de son indépendance en 1822, le Brésil
était peuplé d'environ 4,4 millions d'individus (2,5 millions de
personnes libres, 1,1 million d'esclaves et une population indigène
d'environ 800 000 individus), répartis sur un espace géographique
d'envergure
54
continentale. Rapidement, le nouvel État
brésilien s'est vu confronté à un problème «
de taille » : les densités de population étant
extrêmement faibles, la possibilité pour les autorités
54 Sources : IBGE, 1990
71
d'établir un pouvoir sur l'ensemble du territoire s'est
avérée illusoire. « Exprimé plus simplement,
l'État national n'existait pas dans la plus grande partie du territoire
national. » (Holston, 2013, p. 99). Comme le fait remarquer
l'anthropologue américain James Holston, cet état de fait allait
s'inscrire dans le temps et poser, en partie, les bases de la culture politique
brésilienne :
« Cette incapacité de se consolider nationalement
a caractérisé l'État pendant toute la période
impériale et a survécu à l'avènement de la
République. Bien que nous ne puissions réduire ce problème
aux seules questions géographiques, l'incapacité de l'État
à administrer les grands espaces du pays a forcé ce dernier
à maintenir certains accords et habitudes qui ont eu des
conséquences importantes sur le développement de la
citoyenneté. » (Ibid, p. 99)
55
Pour faire face à l'immensité du territoire et
pour remédier à l'incapacité des autorités
publiques de l'administrer, l'Empire (1822 - 1889) a fait le choix de s'appuyer
sur les élites locales pour assurer sa suprématie. Holston donne
ainsi l'exemple de la création des Guarda Municipal en 1831,
sorte de milices privées, commandées par des barons locaux et
supposées assurer les intérêts de l'Etat sur les
territoires, mais qui se sont avérées au contraire,
préjudiciables à sa consolidation : « Bien que parfois elles
aient pu accomplir les fonctions de l'État, elles le faisaient de
façon à maintenir le gouvernement national otage des structures
de pouvoir locales et privées » (Ibid, p. 100), au point que le
rôle de ces structures s'est finalement établi comme une des
caractéristiques de la culture politique brésilienne.
« Cette alliance entre le pouvoir public et les pouvoirs
particuliers locaux, entre la loi et la force privée [...] a
signifié une privatisation du public dans tout le pays. Ainsi, cette
appropriation de la res publica est devenue une norme tacite de la
sphère publique au Brésil. » (Ibid, p. 100).
56
Si en 2018, l'État brésilien est présent
sur une partie du territoire bien plus importante qu'il n'a pu l'être
auparavant, il n'en reste pas moins que, d'une part il existe encore de
nombreux espaces où la présence étatique est faible ou
inexistante (favelas, campagnes,...) et que d'autre part le recours au
privé dans l'organisation des différents secteurs de la
55 Traductions de l'auteur
56 Traductions de l'auteur
72
société reste un phénomène de
grande ampleur, notamment renforcé dans les années 80 par la
libéralisation de l'économie. En témoigne, par exemple, la
supériorité numérique des agents de sécurité
privée face aux agents publics .
57
De fait, sous certains aspects, le Brésil
s'insère dans l'économie de marché avec une certaine
aisance qui permet à l'État de se délester de ses
fonctions sans que cela ne soit remis en cause par les classes dominantes. Dans
une société où les juges gagnent plus de trente fois le
salaire minimum, l'existence de l'État est même souvent
jugée superflue voire néfaste par les classes qui peuvent
négocier sur le marché privé des services de meilleure
qualité que ceux proposés par le service public - qu'il s'agisse
de soins, d'éducation, de transport ou de sécurité. On
rappellera également l'existence d'une corruption
généralisée de toutes les strates du pouvoir public qui
incite à une large méfiance des brésiliens envers les
représentants de l'État.
D'autre part, et dans le cas qui nous intéresse ici,
depuis le sortir de la dictature militaire, le nouvel ordre démocratique
s'est montré incapable d'assurer à ses citoyens un des objectifs
pourtant à l'origine du pacte social : la sécurité. Comme
le note Angelina Peralva,
« Le Brésil démocratique est devenu
incapable de contrôler sa propre violence, car incapable de créer
des institutions susceptibles de mener à bien cette tâche. La
démocratie, conçue d'abord de façon limitée en tant
qu'ouverture du système politique (élections libres,
liberté d'association et d'opinion), n'a pas fait preuve ïune
capacité autorégulatrice pour ce qui est de la gestion des
conflits. » (Peralva, 2001)
Si l'échec de l'État dans son rôle de
protection des citoyens s'explique en partie par des politiques de
sécurité publique axées sur la répression et
conduites avec peu de moyens humains et financiers, la corruption
policière figure également parmi les obstacles à la bonne
conduite de ces politiques :
« Une partie de la criminalité, et en particulier
celle due aux réseaux mafieux les plus structurés, les
réseaux dits du «crime organisé», est
57 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de
Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e
Estatística - IBGE, 2005
73
sous-tendue par l'action et l'immixtion directe de policiers et
ex-policiers dans les activités criminelles. » (Ibid).
Malgré la récente initiative de projets
sécuritaires développés conjointement par les forces de
l'ordre et les citoyens, qui font en quelque sorte exception à la
règle, il faudra alors concevoir les stratégies
sécuritaires mises en place par les individus comme des tentatives de
ceux-ci de palier aux défaillances de l'État, par le biais d'un
recours à leur inventivité personnelle et à leur capital
économique.
B) Le jeitinho brasileiro
Pour combler aux défaillances de l'État, les
brésiliens ont dû inventer une façon d'être au monde
qui fait paradoxalement leur honte et leur fierté. Je veux parler du
« jeitinho brasileiro », trait caractéristique de la culture
brésilienne dont aucun mot de la langue française ne saurait
englober toute la spécificité. « Dar um jeito » c'est
arranger, réussir quelque chose par la débrouille, par la
négociation ou par le passage par une petite porte. C'est réparer
une erreur ou un objet, améliorer une situation, ajuster des variables,
régler un problème ou un conflit, toujours avec cette idée
de malice individuelle et de foi en la flexibilité du monde. Le
bricoleur va « dar um jeito » de réparer sa bicyclette
cassée en utilisant des pièces apparemment inappropriées
à cet usage. La professeur va « dar um jeito » de regarder le
travail de l'étudiant entre midi et deux en négociant avec ses
collègues le report du déjeuner de quelques dizaines de minutes,
et les collègues vont « dar um jeito » en trouvant un moyen
d'informer leur classe que, peut-être, ils seront un peu en retard. Une
mère de famille célibataire dont le maigre salaire ne tient pas
jusqu'à la fin du mois va « dar um jeito » d'assurer les
nécessités de ses enfants par on ne sait quel moyen. Et l'avocat
d'un homme arrêté au volant avec 3,5 g d'alcool dans le sang va
« dar um jeito » d'éviter un procès en invitant le
délégué de police au restaurant. Honte et fierté
donc, car le « jeitinho brasileiro » range sous une même
appellation extrêmement large des actes aussi différents et
opposés que les prouesses techniques les plus spectaculaires et
inattendues et les plus abjects actes de corruption. Il ne serait pas
surprenant d'ailleurs d'apprendre à ce propos que quand fut
prémédité l'assassinat de Marielle Franco,
conseillère municipale, militante des droits humains et rapporteuse de
la commission de surveillance de l'intervention fédérale dans la
politique de sécurité de l'Etat de Rio, froidement
exécutée le 14 mars 2018, le tueur à gage eût
répondu à ses mandants : « vou dar um jeito ».
74
Le jeitinho brasileiro illustre donc à la fois
un trait culturel de débrouillardise et la flexibilité des
institutions, les deux s'alimentant rétroactivement : c'est bien parce
que les institutions sont flexibles qu'il est possible de « dar um jeito
» et c'est bien parce que le « jeitinho brasileiro » est reconnu
et toléré que les institutions peinent à prendre la voie
de la rigidité. Au Brésil, tout est négociable pour autant
qu'on en ait les conditions (en termes de capital social et économique).
Chaque strate de la société est imprégnée de cette
flexibilité arbitraire qui relègue les lois au statut de principe
abstrait et détournable. L'individu de classe défavorisée
pourra vendre des chapeaux sur la plage sans jamais être
inquiété par les services de fiscalisation. Le jeune homme de
classe moyenne qui s'est vu retirer les points de son permis de conduire pourra
soudoyer un agent du département de fiscalisation routière
(DETRAN) pour faire réapparaître ses points comme par magie. Et
les suspects du scandale « Helicoca », hélicoptère de
la famille du sénateur Zezé Perrella intercepté avec une
demie tonne de cocaïne à son bord, pourront dormir paisiblement.
Ils ne seront même pas soumis à un interrogatoire.
Faire l'analyse des stratégies sécuritaires
mises en place par les citoyens ne pourrait alors se passer d'intégrer
à ses développements le « jeitinho brasileiro », ce
trait culturel de la débrouillardise et de la flexibilité qui
fait exister l'innovation politique plutôt dans le cadre des
négociations interindividuelles qu'au sein du champ politique
institutionnel. À défaut de pouvoir compter sur les instances
étatiques, les Brésiliens comptent en effet avant tout sur
eux-mêmes.
« Ici à Capim Macio, la situation de la
criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se
balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à
l'église. [...] Du coup on a décidé de voir si on pouvait
changer ça, faire notre part pour voir si on arrivait à faire
baisser les chiffres de la criminalité à un niveau acceptable.
S'il existe un niveau acceptable de criminalité. »58
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil de sécurité du
Conjunto dos Professeur - octobre 2017.
On voit au travers du discours de Ricardo, la banalité
du discrédit des institutions étatiques. La police ne
règle pas le problème ? Qu'à cela ne tienne, les habitants
prendront en main la question de la sécurité.
58 Traduction de l'auteur
75
Mais surtout, le jeitinho brasileiro offre un
modèle d'interprétation des relations entretenues entre policiers
et citoyens qui seront développées dans la troisième
partie de ce chapitre. Inviter les agents de l'État à prendre le
petit déjeuner, leur acheter le repas du midi, organiser des
événements divers en leur honneur, leur glisser quelques billets
dans la poche de temps à autre,... Ces actes sont de véritables
stratégies de la part des citoyens qui les pratiquent et leur
effectivité n'est possible qu'à cause ou grâce à la
flexibilité du système brésilien. Au travers d'offrandes
et de flatteries, les habitants, bien conscients de leurs
intérêts, négocient la présence de la voiture de
police qui peut se permettre, selon le bon vouloir des policiers qui la
conduisent, de délaisser certains quartiers au profit du Conjunto dos
Professores. C'est encore grâce à cette flexibilité que
j'ai par exemple pu observer un matin une quarantaine de policiers (soit
certainement la plupart des effectifs en service du 5e bataillon ce jour
là) réunis sur la place Hélio Galvão pour prendre
le café avec une trentaine d'habitants pendant environ une heure, alors
qu'ils ont pourtant pour mission d'assurer la sécurité des
175.000 citoyens de la Zone Sud de Natal.
|