II/ Protéger sa personne
Si le sentiment de peur issu de la criminalité urbaine
peut être difficile à contrôler, en revanche, il est
possible de réduire ces moments d'inquiétude ou d'angoisse et ce
notamment en réduisant le facteur de risque d'occurrence d'une
victimisation. De la même manière qu'il est possible, grâce
à l'adoption de certains comportements, de réduire les risques
que représentent le trafic routier (traverser au passage piéton,
être attentif aux voitures,...), il est tout aussi possible de
réduire les risques d'agressions criminelles grâce à la
mise en place de stratégies défensives quotidiennes.
En guise d'introduction à cette partie, je reproduis
ci-dessous un des messages qui fut publié dans les groupes Whatsapp du
Conseil communautaire de sécurité en décembre 2017,
lorsque les services de police du Rio Grande do Norte se mirent en
grève. S'il peut sembler radical en certains de ses paragraphes, il
illustre cependant avec pertinence quelques unes des stratégies que les
habitants du Conjunto dos Professores mettent en place quotidiennement dans
leur recherche de sécurité.
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« Quelques conseils de sécurité pour
survivre dans le Rio Grande do Norte
1- Pas de sorties dans les bars, restaurants, snacks,
à ciel ouvert. 2- Ne pas sortir de chez soi après 22h 3-
Circulez sur des voies animées. Évitez les raccourcis 4- Ne
vous rendez jamais à la pharmacie. Passez commande pour vous faire
livrer. 5- Vous avez faim? Faites vous livrer. 6- Sorties uniquement dans
les centres commerciaux. 7- Maison de vacances sans sécurité
privée et armée, n'y pensez même pas.
8- En voiture, quand vous vous arrêtez à un feu
rouge, maintenez une certaine distance avec la voiture de devant de
façon à en voir les pneus arrière. Cela permettra de
manoeuvrer si nécessaire.
9- Au feu rouge, ne vous arrêtez pas sur la voie de
gauche. Préférez la voie du milieu.
10- Maintenez une double distance de
sécurité avec les motos.
11- En voiture, ne vous arrêtez pas pour utiliser
votre portable.
12- Si vous allez chercher quelqu'un, ne restez pas à
l'arrêt au point de rendez-vous. Faites des tours de pâté de
maison jusqu'à ce que le passager arrive.
13- Si vous habitez une maison, faites plusieurs tours de
pâté de maison avant de rentrer la voiture dans le garage. Quand
vous sortez de chez vous, vérifiez qu'il n'y a personne de suspect dans
la rue, de préférence grâce aux caméras de
surveillance.
14- Si vous habitez une maison, installez des fils
électriques, des capteurs, des caméras de surveillance et
adoptez des chiens de garde. Mais le mieux est de déménager en
condominio fechado ou en appartement.
15- Si vous avez les moyens d'acheter une voiture
blindée, n'hésitez pas !!
16- Soyez toujours suspicieux de tout et de tous.
17- Gardez toujours une posture défensive et soyez
toujours en alerte.
18- Quand vous vous dirigez vers votre véhicule
garé dans la rue, ne le rejoignez pas directement. Observez les
alentours et si tout est tranquille, entrez et démarrez
rapidement.
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19- Quand vous vous rendez dans un lieu public
(boulangerie, restaurant, bar,...), préférez ceux qui
possèdent des agents de sécurité armés.
Les vigiles avec matraque et sifflet ne servent plus à rien. 20-
N'allez jamais au distributeur de nuit, ni le week-end, ni dans des endroits
peu fréquentés. Préférez toujours les centres
commerciaux. 22- Quand vous faites le plein, sortez du véhicule et
gardez une posture défensive. 22- Oubliez les discussions sur le
trottoir, face à la maison. Cette époque est révolue
! 23- Et le plus important : en cas d'agression, NE JAMAIS RÉAGIR
!!
Que Dieu nous bénisse et nous protège.
»59
Texte partagé sur les groupes Whatsapp du
Conseil communautaire de sécurité, décembre
2017
A) Savoir se comporter dans la rue
« Quand je suis à pieds, toute seule, dans la rue,
je me sens super vulnérable, j'ai l'impression d'être une cible
sur pattes. Je déteste être à pieds, il faut toujours
regarder à droite, à gauche, derrière,... Il faut toujours
être à l'affût, surveiller les motos qui passent, entrer
dans un commerce quand il y a un danger... »60
Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante -
août 2017.
Comme en témoigne Sarah, marcher dans les rues de Natal
et en l'occurrence, de Capim Macio est presque perçu comme un acte de
courage par la plupart des enquêtés et requiert une vigilance
accrue. Si la condition de piéton semble être évitée
au maximum au point que certains habitants affirment ne jamais sortir à
pieds, il est cependant difficile, pour la majorité de la population, de
vivre sans mettre un pied dehors. Chacun développe alors un
répertoire de stratégies qui permettra d'éviter au maximum
la survenue d'un événement traumatique.
59 Traduction de l'auteur
60 Traduction de l'auteur
78
La plus fondamentale de ces stratégies réside
dans l'organisation des horaires de sorties. À Natal, tout au long de
l'année, le soleil se lève vers 5h et se couche aux alentours de
17h30. Pour la plupart des habitants, la nuit étant synonyme d'une plus
grande insécurité, être hors du foyer entre 17h30 et 5h du
matin constitue déjà une mise en danger de sa personne. Du fait
des horaires de travail, nombreux sont les Natalenses qui ne rentrent chez eux
qu'après la tombée de la nuit, mais ces derniers redoublent alors
de prudence. Après 20h les rues du Conjunto dos Professores sont
désertes. Passent encore quelques voitures, mais il est très rare
de rencontrer un piéton. Chacun se retranche chez soi et le silence
laisse à peine imaginer qu'il y a encore de la vie derrière les
façades et les portails des maisons figées dans le temps
jusqu'à l'aube. Les habitants du Conjunto dos Professores savent
également qu'il y a des horaires à éviter dans la mesure
du possible. Les heures de pointe des travailleurs sont aussi les heures de
pointe des voleurs. Ricardo m'explique :
« Quand on regarde la carte des horaires et des lieux
d'occurrence des agressions, on voit clairement que la grande majorité
des incidents a lieu le matin quand les gens vont au travail et le soir quand
ils reviennent du travail, entre 6h et 8h30 le matin et entre 16h et 18h le
soir. La plupart des crimes ont lieu dans le Village et la plupart sont contre
des piétons. Du
61
coup si tu es dans ces horaires, dans le Village, à
pieds, tu as des statistiques très favorables pour être
attaqué [ assaltado]. Du coup il faut qu'on pense qu'on doit
changer nos habitudes afin d'être moins attaquables [
assaltavel]. »62
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Cette phrase montre aussi qu'outre une attention portée
aux horaires de sorties, les habitants sont également vigilants aux
lieux de sorties. La plupart des enquêtés affirment par exemple
modifier fréquemment leurs trajets par peur d'être victime d'un
acte de criminalité urbaine. Certaines petites rues sont
délaissées au profit des grands axes, l'utilisation du tissu
urbain se fait presque uniquement dans une optique de transit et se promener
dans le quartier est un concept qui n'existe pas.
En effet, tout déplacement à pieds implique un
certain malaise. Comme le disait Sarah, être piéton c'est
être une cible potentielle et se trouver dans une situation de
61 Le Village est un autre sous-quartier de Capim
Macio. Il est limitrophe au Conjunto dos Professores.
62 Traduction de l'auteur
79
particulière vulnérabilité. Il faut alors
être attentif, poser un regard suspicieux sur les autres piétons,
sur les cyclistes, sur les motos. Il faut éviter les signes
ostentatoires de richesse. Certains possèdent deux
téléphones portables : le téléphone officiel et le
« celular do ladrão », le téléphone du
voleur, de moindre qualité qui sera remis à l'agresseur en cas d'
assalto :
« Ces dernières années, on s'est plus ou
moins habitué, ou on a été obligé de s'habituer
à la violence. C'est cette certitude qu'on peut être
attaqué (assaltado). Ce truc de plaisanter : «ah j'ai de l'argent,
je vais le diviser, je vais en garder une partie ici et une autre à un
autre endroit de mon corps et cette part ça sera celle du voleur.»
Par exemple j'ai un bon téléphone, un smartphone et un plus
simple, en cas de vol. »
Entretien avec Artur, jeune homme d'une trentaine
d'années, participant au Conseil communautaire de sécurité
du Conjunto dos Professores - novembre 2017
Nombre d'enquêtés affirment également
sortir avec peu d'effets personnels mais avoir toujours quelque chose à
donner :
« Tu comprends, si tu n'as rien sur toi, c'est là
que ça devient dangereux, le type peut croire que tu veux pas
coopérer et alors tu risques de te faire tirer dessus. »
Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine
d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité
du Conjunto dos Professores - octobre 2017
Leticia, quant à elle, témoigne qu'elle va
jusqu'à penser aux chaussures qu'elle peut utiliser pour sortir dans la
rue :
« J'adore les talons, mais je ne vais pas utiliser des
talons pour marcher dans la rue, parce que je sais que si j'ai besoin de
courir, je vais tomber. »63
Entretien avec Leticia, 23 ans, étudiante -
septembre 2017
63 Traductions de l'auteur
80
B) Quelques règles préalables à
l'utilisation des moyens de transport
Utiliser un moyen de transport, public ou privé, est
souvent jugé plus sûr que de se déplacer à pieds.
Mais là aussi il faudra observer certaines règles de
sécurité.
En voiture, il est conseillé d'éviter de rester
à l'arrêt. Si l'automobiliste ne trouve pas sa destination il
préférera souvent se renseigner en roulant, quitte à faire
usage de son téléphone au volant, plutôt que de
s'arrêter pour ouvrir son GPS. Les vitres de la plupart des automobiles
sont teintées et nombreux sont les individus qui n'osent pas les
abaisser. La nuit il est fréquent de voir des automobilistes passer au
feu rouge pour ne pas rester à l'arrêt (et la jurisprudence est
relativement laxiste dans ce domaine). Presque chaque maison du quartier
possède son propre garage et à la nuit tombée très
peu de voitures sont garées dans les rues. Ricardo qui dirige une
école de langues dans le quartier m'explique comment il se gare quand il
arrive à l'école :
« Moi quand j'arrive au boulot, je me gare en marche
arrière. Je ne me gare pas en marche arrière parce que c'est plus
facile de sortir, je me gare en marche arrière parce que si j'entre en
marche avant, je suis totalement vulnérable. Si quelqu'un vient
m'aborder, je ne vais pas le voir venir et je vais me faire avoir. Mais quand
je me gare en marche arrière, je vois tout ce qu'il se passe et au
moindre mouvement suspect, je passe la première et je m'en vais. Ici,
à l'entreprise on a un protocole d'entrée et de sortie. Le
premier va à sa voiture pendant que l'autre ferme la porte. Et on sait
que si un des deux est abordé, l'autre doit fuir pour pouvoir chercher
de l'aide. Ça ne sert à rien de rester, ça ferait juste
une victime de plus. Donc voilà, ce sont des petits détails du
quotidien qui font que tu as plus de sécurité. Moi, ça
doit faire, je sais pas, au moins 5 ans que j'ai pas été victime
d'une agression. Mais c'est depuis que j'ai changé mes habitudes.
»64
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Du fait de la relative aisance économique et
matérielle de la plupart des habitants du Conjunto dos Professores,
rares sont ceux qui se déplacent en bus, mais ceux qui le font
développent également des stratégies préventives
quand ils utilisent ce moyen de transport :
64 Traduction de l'auteur
81
être doublement sur ses gardes à l'arrêt de
bus, s'asseoir à côté d'une personne qui semble
inoffensive, choisir une place ni trop à l'avant du bus ni trop à
l'arrière, garder son sac sur les genoux, ranger son
téléphone portable dans une poche inaccessible,...
Enfin, les trajets en taxi ou en Uber sont également
effectués sous le joug de mesures de protection personnelle, comme en
témoignent par exemple les dires de Sarah :
« À chaque fois que je rentre dans un taxi ou dans
un Uber, je regarde la plaque d'immatriculation et je l'envoie à ma
mère en disant où je suis et où je vais. Et si je trouve
que le type est louche, j'appelle quelqu'un et je fais exprès de
raconter que je suis dans un Uber à tel endroit pour montrer que
quelqu'un sait où je suis. »65
Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante -
août 2017.
C) Abandonner l'espace public
La peur de la criminalité façonne ainsi une
utilisation particulière de la ville. La rue cesse d'être un
espace de vie pour se transformer en un simple espace de transit auquel Marc
Augé (1992) appliquerait peut-être son concept de non-lieu. Dans
le Conjunto dos Professores, il n'est pas question de traîner sur les
trottoirs. Et si on sort de chez soi, c'est pour se rendre en un lieu bien
défini, un lieu souvent privé, parfois public mais dans ce cas,
bien souvent privatisé : lieu de travail, centre commercial,
église, maison d'un proche, salle de sport,... Les espaces non
privatisés fréquentés par les habitants du Conjunto dos
Professores sont rares. Outre leur occupation de la place de l'église
qui retiendra notre attention un peu plus loin, les enquêtés
affirment se rendre sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire pour y faire
leur jogging et disent aller à la plage de temps à autre, mais
uniquement sous les parasols proposés par les kiosques, qui offrent une
sensation de sécurité. La rue devient ainsi ce no man's land
que les citadins, comme en temps de guerre, ne traversent que pour
atteindre une autre tranchée, la boule au ventre. Tous les trajets sont
bien définis et se font presque uniquement en voiture. Ils mènent
de la maison fortifiée au lieu de travail protégé, du lieu
de travail protégé au centre commercial sécurisé et
du centre commercial sécurisé à la maison
fortifiée.
65 Traduction de l'auteur
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