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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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II/ Protéger sa personne

Si le sentiment de peur issu de la criminalité urbaine peut être difficile à contrôler, en revanche, il est possible de réduire ces moments d'inquiétude ou d'angoisse et ce notamment en réduisant le facteur de risque d'occurrence d'une victimisation. De la même manière qu'il est possible, grâce à l'adoption de certains comportements, de réduire les risques que représentent le trafic routier (traverser au passage piéton, être attentif aux voitures,...), il est tout aussi possible de réduire les risques d'agressions criminelles grâce à la mise en place de stratégies défensives quotidiennes.

En guise d'introduction à cette partie, je reproduis ci-dessous un des messages qui fut publié dans les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité en décembre 2017, lorsque les services de police du Rio Grande do Norte se mirent en grève. S'il peut sembler radical en certains de ses paragraphes, il illustre cependant avec pertinence quelques unes des stratégies que les habitants du Conjunto dos Professores mettent en place quotidiennement dans leur recherche de sécurité.

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« Quelques conseils de sécurité pour survivre dans le Rio Grande do Norte

1- Pas de sorties dans les bars, restaurants, snacks, à ciel ouvert.
2- Ne pas sortir de chez soi après 22h
3- Circulez sur des voies animées. Évitez les raccourcis
4- Ne vous rendez jamais à la pharmacie. Passez commande pour vous
faire livrer.
5- Vous avez faim? Faites vous livrer.
6- Sorties uniquement dans les centres commerciaux.
7- Maison de vacances sans sécurité privée et armée, n'y pensez même
pas.

8- En voiture, quand vous vous arrêtez à un feu rouge, maintenez une
certaine distance avec la voiture de devant de façon à en voir les pneus
arrière. Cela permettra de manoeuvrer si nécessaire.

9- Au feu rouge, ne vous arrêtez pas sur la voie de gauche. Préférez la voie du milieu.

10- Maintenez une double distance de sécurité avec les motos.

11- En voiture, ne vous arrêtez pas pour utiliser votre portable.

12- Si vous allez chercher quelqu'un, ne restez pas à l'arrêt au point de rendez-vous. Faites des tours de pâté de maison jusqu'à ce que le passager arrive.

13- Si vous habitez une maison, faites plusieurs tours de pâté de maison avant de rentrer la voiture dans le garage. Quand vous sortez de chez vous, vérifiez qu'il n'y a personne de suspect dans la rue, de préférence grâce aux caméras de surveillance.

14- Si vous habitez une maison, installez des fils électriques, des capteurs,
des caméras de surveillance et adoptez des chiens de garde. Mais le
mieux est de déménager en condominio fechado ou en appartement.

15- Si vous avez les moyens d'acheter une voiture blindée, n'hésitez pas !!

16- Soyez toujours suspicieux de tout et de tous.

17- Gardez toujours une posture défensive et soyez toujours en alerte.

18- Quand vous vous dirigez vers votre véhicule garé dans la rue, ne le rejoignez pas directement. Observez les alentours et si tout est tranquille, entrez et démarrez rapidement.

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19- Quand vous vous rendez dans un lieu public (boulangerie, restaurant,
bar,...), préférez ceux qui possèdent des agents de sécurité armés. Les
vigiles avec matraque et sifflet ne servent plus à rien.
20- N'allez jamais au distributeur de nuit, ni le week-end, ni dans des
endroits peu fréquentés. Préférez toujours les centres commerciaux.
22- Quand vous faites le plein, sortez du véhicule et gardez une posture
défensive.
22- Oubliez les discussions sur le trottoir, face à la maison. Cette époque
est révolue !
23- Et le plus important : en cas d'agression, NE JAMAIS RÉAGIR !!

Que Dieu nous bénisse et nous protège. »59

Texte partagé sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité, décembre 2017

A) Savoir se comporter dans la rue

« Quand je suis à pieds, toute seule, dans la rue, je me sens super vulnérable, j'ai l'impression d'être une cible sur pattes. Je déteste être à pieds, il faut toujours regarder à droite, à gauche, derrière,... Il faut toujours être à l'affût, surveiller les motos qui passent, entrer dans un commerce quand il y a un danger... »60

Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante - août 2017.

Comme en témoigne Sarah, marcher dans les rues de Natal et en l'occurrence, de Capim Macio est presque perçu comme un acte de courage par la plupart des enquêtés et requiert une vigilance accrue. Si la condition de piéton semble être évitée au maximum au point que certains habitants affirment ne jamais sortir à pieds, il est cependant difficile, pour la majorité de la population, de vivre sans mettre un pied dehors. Chacun développe alors un répertoire de stratégies qui permettra d'éviter au maximum la survenue d'un événement traumatique.

59 Traduction de l'auteur

60 Traduction de l'auteur

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La plus fondamentale de ces stratégies réside dans l'organisation des horaires de sorties. À Natal, tout au long de l'année, le soleil se lève vers 5h et se couche aux alentours de 17h30. Pour la plupart des habitants, la nuit étant synonyme d'une plus grande insécurité, être hors du foyer entre 17h30 et 5h du matin constitue déjà une mise en danger de sa personne. Du fait des horaires de travail, nombreux sont les Natalenses qui ne rentrent chez eux qu'après la tombée de la nuit, mais ces derniers redoublent alors de prudence. Après 20h les rues du Conjunto dos Professores sont désertes. Passent encore quelques voitures, mais il est très rare de rencontrer un piéton. Chacun se retranche chez soi et le silence laisse à peine imaginer qu'il y a encore de la vie derrière les façades et les portails des maisons figées dans le temps jusqu'à l'aube. Les habitants du Conjunto dos Professores savent également qu'il y a des horaires à éviter dans la mesure du possible. Les heures de pointe des travailleurs sont aussi les heures de pointe des voleurs. Ricardo m'explique :

« Quand on regarde la carte des horaires et des lieux d'occurrence des agressions, on voit clairement que la grande majorité des incidents a lieu le matin quand les gens vont au travail et le soir quand ils reviennent du travail, entre 6h et 8h30 le matin et entre 16h et 18h le soir. La plupart des crimes ont lieu dans le Village et la plupart sont contre des piétons. Du

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coup si tu es dans ces horaires, dans le Village, à pieds, tu as des statistiques très favorables pour être attaqué [ assaltado]. Du coup il faut qu'on pense qu'on doit changer nos habitudes afin d'être moins attaquables [ assaltavel]. »62

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Cette phrase montre aussi qu'outre une attention portée aux horaires de sorties, les habitants sont également vigilants aux lieux de sorties. La plupart des enquêtés affirment par exemple modifier fréquemment leurs trajets par peur d'être victime d'un acte de criminalité urbaine. Certaines petites rues sont délaissées au profit des grands axes, l'utilisation du tissu urbain se fait presque uniquement dans une optique de transit et se promener dans le quartier est un concept qui n'existe pas.

En effet, tout déplacement à pieds implique un certain malaise. Comme le disait Sarah, être piéton c'est être une cible potentielle et se trouver dans une situation de

61 Le Village est un autre sous-quartier de Capim Macio. Il est limitrophe au Conjunto dos Professores.

62 Traduction de l'auteur

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particulière vulnérabilité. Il faut alors être attentif, poser un regard suspicieux sur les autres piétons, sur les cyclistes, sur les motos. Il faut éviter les signes ostentatoires de richesse. Certains possèdent deux téléphones portables : le téléphone officiel et le « celular do ladrão », le téléphone du voleur, de moindre qualité qui sera remis à l'agresseur en cas d' assalto :

« Ces dernières années, on s'est plus ou moins habitué, ou on a été obligé de s'habituer à la violence. C'est cette certitude qu'on peut être attaqué (assaltado). Ce truc de plaisanter : «ah j'ai de l'argent, je vais le diviser, je vais en garder une partie ici et une autre à un autre endroit de mon corps et cette part ça sera celle du voleur.» Par exemple j'ai un bon téléphone, un smartphone et un plus simple, en cas de vol. »

Entretien avec Artur, jeune homme d'une trentaine d'années, participant au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - novembre 2017

Nombre d'enquêtés affirment également sortir avec peu d'effets personnels mais avoir toujours quelque chose à donner :

« Tu comprends, si tu n'as rien sur toi, c'est là que ça devient dangereux, le type peut croire que tu veux pas coopérer et alors tu risques de te faire tirer dessus. »

Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - octobre 2017

Leticia, quant à elle, témoigne qu'elle va jusqu'à penser aux chaussures qu'elle peut utiliser pour sortir dans la rue :

« J'adore les talons, mais je ne vais pas utiliser des talons pour marcher dans la rue, parce que je sais que si j'ai besoin de courir, je vais tomber. »63

Entretien avec Leticia, 23 ans, étudiante - septembre 2017

63 Traductions de l'auteur

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B) Quelques règles préalables à l'utilisation des moyens de transport

Utiliser un moyen de transport, public ou privé, est souvent jugé plus sûr que de se déplacer à pieds. Mais là aussi il faudra observer certaines règles de sécurité.

En voiture, il est conseillé d'éviter de rester à l'arrêt. Si l'automobiliste ne trouve pas sa destination il préférera souvent se renseigner en roulant, quitte à faire usage de son téléphone au volant, plutôt que de s'arrêter pour ouvrir son GPS. Les vitres de la plupart des automobiles sont teintées et nombreux sont les individus qui n'osent pas les abaisser. La nuit il est fréquent de voir des automobilistes passer au feu rouge pour ne pas rester à l'arrêt (et la jurisprudence est relativement laxiste dans ce domaine). Presque chaque maison du quartier possède son propre garage et à la nuit tombée très peu de voitures sont garées dans les rues. Ricardo qui dirige une école de langues dans le quartier m'explique comment il se gare quand il arrive à l'école :

« Moi quand j'arrive au boulot, je me gare en marche arrière. Je ne me gare pas en marche arrière parce que c'est plus facile de sortir, je me gare en marche arrière parce que si j'entre en marche avant, je suis totalement vulnérable. Si quelqu'un vient m'aborder, je ne vais pas le voir venir et je vais me faire avoir. Mais quand je me gare en marche arrière, je vois tout ce qu'il se passe et au moindre mouvement suspect, je passe la première et je m'en vais. Ici, à l'entreprise on a un protocole d'entrée et de sortie. Le premier va à sa voiture pendant que l'autre ferme la porte. Et on sait que si un des deux est abordé, l'autre doit fuir pour pouvoir chercher de l'aide. Ça ne sert à rien de rester, ça ferait juste une victime de plus. Donc voilà, ce sont des petits détails du quotidien qui font que tu as plus de sécurité. Moi, ça doit faire, je sais pas, au moins 5 ans que j'ai pas été victime d'une agression. Mais c'est depuis que j'ai changé mes habitudes. »64

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Du fait de la relative aisance économique et matérielle de la plupart des habitants du Conjunto dos Professores, rares sont ceux qui se déplacent en bus, mais ceux qui le font développent également des stratégies préventives quand ils utilisent ce moyen de transport :

64 Traduction de l'auteur

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être doublement sur ses gardes à l'arrêt de bus, s'asseoir à côté d'une personne qui semble inoffensive, choisir une place ni trop à l'avant du bus ni trop à l'arrière, garder son sac sur les genoux, ranger son téléphone portable dans une poche inaccessible,...

Enfin, les trajets en taxi ou en Uber sont également effectués sous le joug de mesures de protection personnelle, comme en témoignent par exemple les dires de Sarah :

« À chaque fois que je rentre dans un taxi ou dans un Uber, je regarde la plaque d'immatriculation et je l'envoie à ma mère en disant où je suis et où je vais. Et si je trouve que le type est louche, j'appelle quelqu'un et je fais exprès de raconter que je suis dans un Uber à tel endroit pour montrer que quelqu'un sait où je suis. »65

Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante - août 2017.

C) Abandonner l'espace public

La peur de la criminalité façonne ainsi une utilisation particulière de la ville. La rue cesse d'être un espace de vie pour se transformer en un simple espace de transit auquel Marc Augé (1992) appliquerait peut-être son concept de non-lieu. Dans le Conjunto dos Professores, il n'est pas question de traîner sur les trottoirs. Et si on sort de chez soi, c'est pour se rendre en un lieu bien défini, un lieu souvent privé, parfois public mais dans ce cas, bien souvent privatisé : lieu de travail, centre commercial, église, maison d'un proche, salle de sport,... Les espaces non privatisés fréquentés par les habitants du Conjunto dos Professores sont rares. Outre leur occupation de la place de l'église qui retiendra notre attention un peu plus loin, les enquêtés affirment se rendre sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire pour y faire leur jogging et disent aller à la plage de temps à autre, mais uniquement sous les parasols proposés par les kiosques, qui offrent une sensation de sécurité. La rue devient ainsi ce no man's land que les citadins, comme en temps de guerre, ne traversent que pour atteindre une autre tranchée, la boule au ventre. Tous les trajets sont bien définis et se font presque uniquement en voiture. Ils mènent de la maison fortifiée au lieu de travail protégé, du lieu de travail protégé au centre commercial sécurisé et du centre commercial sécurisé à la maison fortifiée.

65 Traduction de l'auteur

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard