III/ Sentiment d'insécurité
L'augmentation de la criminalité et la circulation du
discours sur le crime produisent une aggravation du sentiment
d'insécurité chez les populations des métropoles
brésiliennes. Natal ne fait pas figure d'exception. Qu'il s'agisse des
habitants du Conjunto dos Professores avec lesquels je me suis entretenus ou
que je considère toutes les personnes avec lesquelles le sujet de la
violence a été évoqué, les opinions ne divergent
pas et sont sans équivoque : jusqu'à il y a environ 15 ans, les
Natalenses se sentaient en sécurité dans leur ville. Cette
époque est d'ailleurs souvent remémorée avec une certaine
nostalgie et est parfois évoquée à l'aide d'images «
romantisées » qui signifient l'existence d'un temps perdu et
regretté, effacé derrière l'ombre de la criminalité
:
48 Traduction de l'auteur
67
« Quand j'étais jeune c'était pas comme
ça, on n'avait pas tous ces problèmes qu'on a aujourd'hui. Natal
c'était une ville super tranquille, une des plus tranquilles du
Brésil même. Alors qu'à Rio la situation était
déjà chaotique, nous ici, on vivait très bien. On passait
des heures sur les places sans se soucier de rien. Les portes étaient
toujours ouvertes et on restait discuter avec nos voisins devant la maison. Les
enfants se baladaient dans la rue même après la nuit
tombée. »49
Entretien avec Sylvania, 61 ans, retraitée et
participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos
Professores - 12 avril 2017.
Aujourd'hui la situation est toute autre. À de rares
exceptions près, l'ensemble des personnes interrogées admettent
ressentir un fort sentiment d'insécurité dans de nombreuses
situations de la vie quotidienne. Cristina raconte : « Nous ressentons
tous un sentiment de peur, de panique pour sortir dans la rue. Moi par exemple
après avoir été agressée, je suis restée 6
mois sans aller dans la rue. » (Entretien avec Cristina, 44 ans,
50
juin 2017). La voie publique est en effet un espace
redouté par l'ensemble des enquêtés et un grand nombre
d'entre eux affirme ne pas avoir le courage de sortir à pieds. Mais
l'insécurité se fait ressentir également dans d'autres
lieux : au restaurant, sur le lieu de travail, ou même au sein du propre
foyer. À ce propos Maria explique que :
« Il y a des vagabonds qui traînent dans le
quartier ces derniers temps, la nuit. Ça fait environ un mois que
ça dure. Presque toutes les nuits il sont là, juste dans la rue.
Ils essayent de rentrer dans les maisons. Je le sais, moi je ne dors plus et
presque toutes les nuits j'entends les chiens qui aboient. Toujours à la
même heure, entre 3 et 4h du matin. La semaine dernière il y en
avait un dans le jardin d'une voisine, on l'avait repéré et la
police était en route mais il a réussi à s'enfuir avant
que les policiers n'arrivent. »51
Entretien avec Maria, retraitée et participante
au Conseil communautaire de sécurité - octobre 2017
Stefanie, elle, raconte être sujette à des moments
d'angoisses :
« des fois, il m'arrive d'avoir des crises de panique
absurdes... L'autre jour, par exemple, j'étais à la terrasse d'un
restaurant et j'ai vu un homme
49 Traduction de l'auteur
50 Traduction de l'auteur
51 Traduction de l'auteur
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marcher d'un air décidé vers nous, il fixait
dans notre direction et juste un peu avant d'être à notre niveau,
il a mis sa main dans sa poche pour prendre son téléphone.
C'était juste son téléphone, tu comprends ! Mais sur le
moment j'ai vraiment cru qu'il allait sortir une arme et nous agresser, j'en
étais persuadée. Mon coeur s'est complétement
emballé. Et après j'arrivais pas à m'en remettre,
j'étais mal à l'aise... À chaque moto qui passait dans la
rue, j'avais encore plus peur, je voulais juste rentrer chez moi... »52
Entretien avec Stefanie, 29 ans, étudiante -
avril 2017
Ces deux exemples sont symptomatiques de la situation
vécue par la plupart des enquêtés. Cependant, au fur et
à mesure de mon ethnographie, et surtout à travers l'audition de
mes entretiens, je me suis aperçu que les propos qui exprimaient la peur
par le biais de descriptions d'émotions étaient finalement assez
rares sinon réduits. Le récit de Stéfanie est ainsi
à mon sens celui qui parvient le mieux à transmettre une
émotion vécue. Les enquêtés ressentent la peur. Ils
le disent. Mais la construction discursive d'un champ lexical
étoffé de la peur est plus difficile à identifier dans
leurs propos. L'analyse attentive des entretiens montre qu'interrogés
sur leurs émotions face aux dangers, les enquêtés balaient
souvent d'un revers de main, le fond de la question pour diriger le discours
soit vers des agressions vécues ou écoutées soit vers des
stratégies mises en place au quotidien pour justement éviter les
moments d'appréhension. Citons un exemple :
Question : « Comment vous sentez vous dans votre propre
maison en relation à la criminalité ? »
Réponse : « Bon parfois je suis pas tout à
fait confiant c'est sûr, mais on a Caju, notre chien qui monte la garde,
on a des caméras, qui sont visibles de l'extérieur. Rien que le
chien et les caméras ça fait déjà renoncer un bon
nombre de voleurs. Et puis si malgré ça quelqu'un essayait quand
même de passer par dessus le mur, je crois que les bouts de verre et le
fil électrique finiraient par l'en dissuader totalement. Non vraiment,
je crois que cette maison est assez bien gardée. »53
Entretien avec Claudio, 52 ans, cadre administratif et
membre du Conseil communautaire de sécurité - novembre
2017.
52 Traduction de l'auteur
53 Traduction de l'auteur
69
Il m'a fallu me rendre à l'évidence : la peur
est une émotion, c'est à dire, une expérience corporelle
subjective et singulière, une expérience que même les
poètes peinent à transformer en mots. Pour ethnographier la peur
il apparaît alors plus judicieux de procéder à
l'observation des stratégies qui permettent à la peur
d'être relayée dans le domaine de la « peur d'avoir peur
», plutôt que de tenter de retranscrire des émotions peu
mises en avant par les enquêtés. Pour éviter de ressentir
la peur, les individus mettent en place des mécanismes, ils rythment
leurs activités quotidiennes, ils organisent leur espace. En un mot, ils
s'adaptent. Et, à mon sens, l'analyse de ces adaptations constitue le
meilleur vecteur permettant d'entrevoir objectivement le sentiment
d'insécurité.
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