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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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II/ Le discours sur le crime

Les récits qui ont pour objet la criminalité font partie intégrante du quotidien de la plupart des différentes strates des populations urbaines brésiliennes. Face à l'augmentation de la violence au sein des métropoles, le crime est devenu un sujet récurrent des conversations. D'autre part il est fréquemment invoqué dans les allocutions politiques et s'est imposé comme un thème de prédilection des médias. Dans son livre Cidade de Muros, Crime, Segregação e Cidadania em São Paulo, paru en 2000, Teresa Pires do Rio Caldeira décrit ce phénomène sous le nom de « fala do crime » / « talk of crime » , que je traduirai ici

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par « discours sur le crime ». S'inscrivant, à la suite d'Allen Feldman et de Michel Taussig, dans une tradition théorique postulant que « la narration fait la médiation de la violence et l'aide à proliférer », l'auteur affirme que le discours sur le crime se multiplie et perpétue un

42 Traduction de l'auteur

43 L'auteure brésilienne a écrit son livre en Anglais (Teresa Caldeira, City of Walls: Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo, University of California Press, 473 p., 2001), mais c'est sa traduction qui fût publiée en premier.

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cycle de la peur et de la violence produisant des effets contraires à ceux promus par les idéaux démocratiques :

« Le discours sur le crime - c'est à dire tout type de conversations, commentaires, récits, blagues, débats et plaisanteries dont les thèmes sont le crime et la peur - est contagieux. Lorsqu'un cas est raconté, d'autres vont très probablement suivre ; et il est rare qu'un commentaire reste sans réponse. Le discours sur le crime est également fragmenté et répétitif. Il surgit au milieu des plus diverses interactions, les ponctuant, répétant la même histoire ou des variations de la même histoire, en n'utilisant généralement que quelques ressources narratives. Malgré les répétitions, les individus ne s'en lassent jamais. Au contraire, ils semblent contraints de parler indéfiniment de crimes, comme si les interminables analyses de cas pouvaient les aider à trouver un moyen de faire face à leurs expériences déconcertantes ou à la nature arbitraire et inattendue de la violence. Cependant, la répétition des récits, ne fait que renforcer la sensation de danger, d'insécurité et de perturbation. Ainsi, le discours sur le crime alimente un cycle selon lequel la peur est travaillée et reproduite et avec lequel la violence est dans le même temps combattue et amplifiée. »44 (Caldeira, 2000, p. 27).

Dix huit ans après la publication de Cidade de Muros , la situation décrite par Teresa Caldeira à São Paulo est malheureusement d'actualité à Natal, où il est difficile de passer plus d'une semaine sans avoir à faire à des récits portant sur la criminalité urbaine. En raison de leur caractère événementiel et traumatique, les agressions sont en effet presque systématiquement racontées. Celui qui en a été victime en fera le récit à son entourage qui lui même utilisera le récit rapporté dans d'autres conversations, propageant ainsi l'information dans les différents réseaux relationnels. Les destinataires de ces récits, quant à eux, commenteront à l'aide d'autres histoires d'agressions vécues ou entendues, entretenant ainsi une prolifération du discours sur le crime. S'agissant de ces conversations du quotidien, la logique qui sous-tend de tels échanges peut être expliquée par le recours aux théories interactionnistes. Les récits et la manière dont ils sont racontés peuvent en effet être compris comme des actes de langage qui permettent à ceux qui les énoncent de se mettre en scène dans le monde social. Les agressions étant des événements impressionnants et flirtant avec

44 Traduction de l'auteur

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la frontière entre la vie et la mort, leurs récits mobilisent les émotions et suscitent intérêt et attention chez les auditeurs autant qu'ils permettent aux énonciateurs de faire ressortir certaines caractéristiques de leur identité qu'ils désirent valoriser (courage, détachement, capacité de raconter une histoire,...). Cependant, par la même occasion, ils propagent également la peur. À force d'être répétés, les récits s'inscrivent dans la mémoire des individus qui, quand ils vivent la ville au quotidien, font l'expérience désagréable de la réminiscence incessante des histoires entendues.

D'autre part, le sentiment d'insécurité est également alimenté - selon d'autres logiques - par la classe politique et par la sphère médiatique (dont les relations sont souvent étroites). La diffusion massive sur les ondes télévisuelles de faits divers sanglants et terrorisants augmente drastiquement la sensation de risque et incite à l'élaboration de programmes politiques focalisés sur la sécurité publique au détriment d'autres mesures pourtant tout aussi importantes. Comme le prouve les scores de popularité du candidat à l'élection présidentielle 2018, Jair Bolsonaro, le sentiment croissant d'insécurité des populations urbaines, tend à favoriser l'émergence de solutions politiques répressives basées sur le court terme et aux relents autoritaristes : « La violence doit se combattre par la violence », disait le candidat dans une récente interview. Car, comme argumente Caldeira, le discours sur le crime ne favorise pas uniquement la prolifération de la peur, mais s'érige également comme une tentative discursive de rétablissement d'ordre « dans un univers qui semble avoir perdu sens » (Ibid, p. 28). La criminalité apparaît en effet comme élément

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perturbateur voire dégénérateur. Les enquêtés se demandent « dans quel pays ils vivent » et font la relation entre augmentation de la criminalité urbaine et perte de valeur ou de sens : « plus personne ne se respecte », « il n'y a plus de morale dans ce pays », disent-ils. Pour remédier au désordre moral et matériel causé par la criminalité, le discours sur le crime

« représente un effort de rétablissement de l'ordre et du sens. Contrairement à l'expérience du crime, qui rompt avec le sens et désorganise le monde, le discours sur le crime le réorganise symboliquement par le biais d'une tentative de rétablissement d'un cadre statique du monde. Cette réorganisation symbolique est exprimée dans des termes simplistes, qui s'appuient sur l'élaboration de paires d'opposition

45 Traduction de l'auteur

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évidentes offertes par l'univers du crime, la plus courante d'entre elles étant celle du bien contre le mal. » (Ibid, p. 28).

46

Le discours sur le crime a donc deux conséquences d'envergure : il fait proliférer la peur et il participe au développement d'un ordre symbolique manichéen.

Écoutons par exemple le discours que prononçait à la mairie de Natal la Conseillère Municipale Nina Souza, le 13 décembre 2017, lors d'une séance de vote qui avait pour objet la fermeture de certaines rues de la ville, réservant leur accès aux riverains :

« La chambre a fait sa part dans le combat contre cette véritable vague de violence que nous vivons. Personne n'est satisfait de l'actuelle situation d'insécurité de notre État, et nous devons penser au citoyen du bien [ cidadão de bem], qui est enfermé chez lui, craignant de sortir dans la rue et d'être braqué. La population est recluse dans les maisons alors que les bandits profitent de nos rue. Il n'est plus possible que le natalense soit soumis à cette condition de véritable otage au sein de sa propre résidence. »

Extrait du discours de Nina Souza à la chambre municipale, 13 décembre 2017.47

Cette allocution est un exemple type des discours prononcés par la classe politique brésilienne - mais qui sont également actualisés (par mimétisme pourrait-on dire) dans la société civile. Il illustre la manière dont, en quelques phrases, le discours sur le crime peut à la fois mobiliser les peurs et créer des dichotomies simplistes et dangereuses : d'un côté, des « bandits » profitant de l'espace public. De l'autre des « citoyens du bien », retenus en otages dans leur propre résidence. Nous analyserons plus en détail, la position symbolique du bandit dans la société brésilienne. Pour l'instant, contentons nous de remarquer que le discours sur le crime est un puissant moteur idéologique de réclusion, ségrégation et division sociale. D'autre part, en éloignant symboliquement les individus et en faisant circuler le refus de la qualité de citoyen à certains, il fait s'abattre sur eux la violence privée et la violence institutionnelle :

« L'ordre symbolique engendré par le discours sur le crime ne fait pas que discriminer certains groupes, promouvoir leur criminalisation et les

46 Traduction de l'auteur

47 Traduction de l'auteur

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transformer en victimes de la violence. Il fait également circuler la peur au travers de la répétition d'histoires et, par dessus tout, il participe à délégitimer les institutions de l'ordre et à légitimer la privatisation de la justice et le recours à des moyens de vengeance violents et illégaux. Si le discours sur le crime promeut une resymbolisation de la violence, il ne le fait pas en légitimant la violence légale pour combattre la violence illégale, mais en faisant exactement le contraire. [...] Finalement, le discours sur le crime est aussi en désaccord avec les valeurs d'égalité sociale, de tolérance et de respect des droits d'autrui. Le discours sur le crime est productif, mais ce qu'il aide à produire, c'est de la ségrégation (sociale et spatiale), des abus de la part des institutions de l'ordre, une remise en cause des droits de la citoyenneté et, enfin, il aide à produire la violence elle même. Si le discours sur le crime crée de l'ordre, ce n'est pas un ordre démocratique, égalitaire et tolérant, mais exactement son opposé. »48 (Caldeira, 2000, p. 43-44).

Nous verrons plus en détails dans les prochains chapitres, les conséquences de la réorganisation symbolique du monde produite par le discours sur le crime. Mais d'abord revenons sur le sentiment d'insécurité qu'il participe à produire.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery