II/ Le discours sur le crime
Les récits qui ont pour objet la criminalité
font partie intégrante du quotidien de la plupart des différentes
strates des populations urbaines brésiliennes. Face à
l'augmentation de la violence au sein des métropoles, le crime est
devenu un sujet récurrent des conversations. D'autre part il est
fréquemment invoqué dans les allocutions politiques et s'est
imposé comme un thème de prédilection des médias.
Dans son livre Cidade de Muros, Crime, Segregação e Cidadania
em São Paulo, paru en 2000, Teresa Pires do Rio Caldeira
décrit ce phénomène sous le nom de « fala do crime
» / « talk of crime » , que je traduirai ici
43
par « discours sur le crime ». S'inscrivant,
à la suite d'Allen Feldman et de Michel Taussig, dans une tradition
théorique postulant que « la narration fait la médiation de
la violence et l'aide à proliférer », l'auteur affirme que
le discours sur le crime se multiplie et perpétue un
42 Traduction de l'auteur
43 L'auteure brésilienne a écrit son livre en
Anglais (Teresa Caldeira, City of Walls: Crime, Segregation, and Citizenship in
São Paulo, University of California Press, 473 p., 2001), mais c'est sa
traduction qui fût publiée en premier.
63
cycle de la peur et de la violence produisant des effets
contraires à ceux promus par les idéaux démocratiques :
« Le discours sur le crime - c'est à dire tout
type de conversations, commentaires, récits, blagues, débats et
plaisanteries dont les thèmes sont le crime et la peur - est contagieux.
Lorsqu'un cas est raconté, d'autres vont très probablement suivre
; et il est rare qu'un commentaire reste sans réponse. Le discours sur
le crime est également fragmenté et répétitif. Il
surgit au milieu des plus diverses interactions, les ponctuant,
répétant la même histoire ou des variations de la
même histoire, en n'utilisant généralement que quelques
ressources narratives. Malgré les répétitions, les
individus ne s'en lassent jamais. Au contraire, ils semblent contraints de
parler indéfiniment de crimes, comme si les interminables analyses de
cas pouvaient les aider à trouver un moyen de faire face à leurs
expériences déconcertantes ou à la nature arbitraire et
inattendue de la violence. Cependant, la répétition des
récits, ne fait que renforcer la sensation de danger,
d'insécurité et de perturbation. Ainsi, le discours sur le crime
alimente un cycle selon lequel la peur est travaillée et reproduite et
avec lequel la violence est dans le même temps combattue et
amplifiée. »44 (Caldeira, 2000, p. 27).
Dix huit ans après la publication de Cidade de
Muros , la situation décrite par Teresa Caldeira à
São Paulo est malheureusement d'actualité à Natal,
où il est difficile de passer plus d'une semaine sans avoir à
faire à des récits portant sur la criminalité urbaine. En
raison de leur caractère événementiel et traumatique, les
agressions sont en effet presque systématiquement racontées.
Celui qui en a été victime en fera le récit à son
entourage qui lui même utilisera le récit rapporté dans
d'autres conversations, propageant ainsi l'information dans les
différents réseaux relationnels. Les destinataires de ces
récits, quant à eux, commenteront à l'aide d'autres
histoires d'agressions vécues ou entendues, entretenant ainsi une
prolifération du discours sur le crime. S'agissant de ces conversations
du quotidien, la logique qui sous-tend de tels échanges peut être
expliquée par le recours aux théories interactionnistes. Les
récits et la manière dont ils sont racontés peuvent en
effet être compris comme des actes de langage qui permettent à
ceux qui les énoncent de se mettre en scène dans le monde social.
Les agressions étant des événements impressionnants et
flirtant avec
44 Traduction de l'auteur
64
la frontière entre la vie et la mort, leurs
récits mobilisent les émotions et suscitent intérêt
et attention chez les auditeurs autant qu'ils permettent aux
énonciateurs de faire ressortir certaines caractéristiques de
leur identité qu'ils désirent valoriser (courage,
détachement, capacité de raconter une histoire,...). Cependant,
par la même occasion, ils propagent également la peur. À
force d'être répétés, les récits s'inscrivent
dans la mémoire des individus qui, quand ils vivent la ville au
quotidien, font l'expérience désagréable de la
réminiscence incessante des histoires entendues.
D'autre part, le sentiment d'insécurité est
également alimenté - selon d'autres logiques - par la classe
politique et par la sphère médiatique (dont les relations sont
souvent étroites). La diffusion massive sur les ondes
télévisuelles de faits divers sanglants et terrorisants augmente
drastiquement la sensation de risque et incite à l'élaboration de
programmes politiques focalisés sur la sécurité publique
au détriment d'autres mesures pourtant tout aussi importantes. Comme le
prouve les scores de popularité du candidat à l'élection
présidentielle 2018, Jair Bolsonaro, le sentiment croissant
d'insécurité des populations urbaines, tend à favoriser
l'émergence de solutions politiques répressives basées sur
le court terme et aux relents autoritaristes : « La violence doit se
combattre par la violence », disait le candidat dans une récente
interview. Car, comme argumente Caldeira, le discours sur le crime ne favorise
pas uniquement la prolifération de la peur, mais s'érige
également comme une tentative discursive de rétablissement
d'ordre « dans un univers qui semble avoir perdu sens » (Ibid, p.
28). La criminalité apparaît en effet comme
élément
45
perturbateur voire dégénérateur. Les
enquêtés se demandent « dans quel pays ils vivent » et
font la relation entre augmentation de la criminalité urbaine et perte
de valeur ou de sens : « plus personne ne se respecte », « il
n'y a plus de morale dans ce pays », disent-ils. Pour remédier au
désordre moral et matériel causé par la
criminalité, le discours sur le crime
« représente un effort de rétablissement de
l'ordre et du sens. Contrairement à l'expérience du crime, qui
rompt avec le sens et désorganise le monde, le discours sur le crime le
réorganise symboliquement par le biais d'une tentative de
rétablissement d'un cadre statique du monde. Cette réorganisation
symbolique est exprimée dans des termes simplistes, qui s'appuient sur
l'élaboration de paires d'opposition
45 Traduction de l'auteur
65
évidentes offertes par l'univers du crime, la plus
courante d'entre elles étant celle du bien contre le mal. » (Ibid,
p. 28).
46
Le discours sur le crime a donc deux conséquences
d'envergure : il fait proliférer la peur et il participe au
développement d'un ordre symbolique manichéen.
Écoutons par exemple le discours que prononçait
à la mairie de Natal la Conseillère Municipale Nina Souza, le 13
décembre 2017, lors d'une séance de vote qui avait pour objet la
fermeture de certaines rues de la ville, réservant leur accès aux
riverains :
« La chambre a fait sa part dans le combat contre cette
véritable vague de violence que nous vivons. Personne n'est satisfait de
l'actuelle situation d'insécurité de notre État, et nous
devons penser au citoyen du bien [ cidadão de bem], qui est
enfermé chez lui, craignant de sortir dans la rue et d'être
braqué. La population est recluse dans les maisons alors que les bandits
profitent de nos rue. Il n'est plus possible que le natalense soit soumis
à cette condition de véritable otage au sein de sa propre
résidence. »
Extrait du discours de Nina Souza à la chambre
municipale, 13 décembre 2017.47
Cette allocution est un exemple type des discours
prononcés par la classe politique brésilienne - mais qui sont
également actualisés (par mimétisme pourrait-on dire) dans
la société civile. Il illustre la manière dont, en
quelques phrases, le discours sur le crime peut à la fois mobiliser les
peurs et créer des dichotomies simplistes et dangereuses : d'un
côté, des « bandits » profitant de l'espace public. De
l'autre des « citoyens du bien », retenus en otages dans leur propre
résidence. Nous analyserons plus en détail, la position
symbolique du bandit dans la société brésilienne. Pour
l'instant, contentons nous de remarquer que le discours sur le crime est un
puissant moteur idéologique de réclusion,
ségrégation et division sociale. D'autre part, en
éloignant symboliquement les individus et en faisant circuler le refus
de la qualité de citoyen à certains, il fait s'abattre sur eux la
violence privée et la violence institutionnelle :
« L'ordre symbolique engendré par le discours sur
le crime ne fait pas que discriminer certains groupes, promouvoir leur
criminalisation et les
46 Traduction de l'auteur
47 Traduction de l'auteur
66
transformer en victimes de la violence. Il fait
également circuler la peur au travers de la répétition
d'histoires et, par dessus tout, il participe à
délégitimer les institutions de l'ordre et à
légitimer la privatisation de la justice et le recours à des
moyens de vengeance violents et illégaux. Si le discours sur le crime
promeut une resymbolisation de la violence, il ne le fait pas en
légitimant la violence légale pour combattre la violence
illégale, mais en faisant exactement le contraire. [...] Finalement, le
discours sur le crime est aussi en désaccord avec les valeurs
d'égalité sociale, de tolérance et de respect des droits
d'autrui. Le discours sur le crime est productif, mais ce qu'il aide à
produire, c'est de la ségrégation (sociale et spatiale), des abus
de la part des institutions de l'ordre, une remise en cause des droits de la
citoyenneté et, enfin, il aide à produire la violence elle
même. Si le discours sur le crime crée de l'ordre, ce n'est pas un
ordre démocratique, égalitaire et tolérant, mais
exactement son opposé. »48 (Caldeira, 2000, p. 43-44).
Nous verrons plus en détails dans les prochains
chapitres, les conséquences de la réorganisation symbolique du
monde produite par le discours sur le crime. Mais d'abord revenons sur le
sentiment d'insécurité qu'il participe à produire.
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