Partie 2 : Le crime face au discours
« Une fatalité. C'est juste arrivé. Ma
voiture de fonction était à Monte Alegre, [mon chauffeur]
était allé déposer un parent là-bas, un membre de
la famille. Quatre individus sont arrivés par surprise et ont pris la
voiture. Ça arrive. C'est normal. »41
Robson Faria, Gouverneur du Rio Grande
do Norte, interrogé par InterTV suite au vol de sa
voiture de fonction le 28 mars 2018.
Comme en témoignent les chiffres et les récits
des enquêtés, à Natal, la criminalité urbaine n'est
pas une chimère illusoire basée sur les fantasmes et
l'imagination. Le risque de subir une agression au sein de la métropole
est en effet bien présent. Cependant, pour comprendre le fort sentiment
d'insécurité qui traverse la société
brésilienne, il n'est pas possible, je crois, de le détacher du
discours sur le crime. Les recherches sur le sujet ont en effet montré
que la peur de la criminalité est une question isolable de la
criminalité elle même. Autrement dit, il n'y a pas
nécessairement de relation entre criminalité et peur de la
criminalité. Cette dernière, en effet, existe selon des facteurs
bien plus nombreux que la seule existence d'un risque réel (I). Dans le
cas brésilien, un de ses déclencheurs est ce que Caldeira a
nommé la « fala do crime » / « talk of crime » et
que je traduirai ici par « discours sur le crime ». Il s'agira alors
dans ce chapitre de présenter et décrypter ce discours sur le
crime (II) afin de donner une tentative d'explication de ce fort sentiment
d'insécurité ressenti, dont je détaillerai ensuite les
aspects (III).
I/ Différence entre risque réel et risque
perçu
Parallèlement à l'augmentation de la
criminalité urbaine, le contexte actuel brésilien laisse
également apparaître une augmentation significative du sentiment
de peur et d'insécurité. Si la criminalité urbaine est
sans aucun doute un problème social, certains auteurs affirment
toutefois que la peur du crime est un problème en soi, et parfois
même de
41 Traduction de l'auteur
61
plus grande importance que le crime lui même (Hale,
1996). En effet, malgré sa fonction biologique essentielle de
protection, la peur s'inscrit également dans des cadres culturels, prend
des formes différentes et a des objets différents selon les
groupes sociaux et peut ainsi donner lieu à des comportements
préjudiciables, notamment quand elle est exagérée et
qu'elle se trouve en décalage avec les risques réellement
encourus.
Mesurer la peur de la criminalité d'un groupe social
n'est pas une chose facile. En effet, la peur est un phénomène
largement subjectif. La psychologie la range dans le domaine des
émotions de base ou primaires, au côté de la joie, la
tristesse, la colère, le dégoût et la surprise. Et à
ce titre elle n'est pas expérimentée de la même
façon par chaque individu. Elle aura des causes différentes, des
effets différents, provoquera des sensations différentes et
entraînera des conséquences différentes chez chacun. Les
études réalisées dans le domaine, le prouvent : la peur de
la criminalité est le résultat de nombreux facteurs parmi
lesquels l'existence réelle de risque de victimisation n'est pas
nécessairement déterminant. Sur ce point, les différents
auteurs s'accordent par exemple sur le fait que le groupe social ayant le moins
peur de la criminalité urbaine est en général celui des
jeunes hommes alors que, paradoxalement, c'est aussi celui qui le plus
exposé aux actes de violence (Stafford & Galle, 1984 ; Davis
Rodrigues & De Oliveira, 2012). Parmi les facteurs qui influencent le
sentiment de peur on notera ainsi : le genre, l'âge, le revenu et la
capacité économique de se protéger, l'existence ou non
d'un épisode de victimisation, l'exposition aux médias et les
considérations du milieu (situation du quartier, relations de
voisinage,...) (Grabosky, 1995).
Comme cela a déjà été
mentionné, l'ethnographie sur laquelle se base ce travail a
été réalisée dans un quartier (Conjunto dos
Professores). Aucun ciblage social n'a été réalisé
sinon celui de limiter la population enquêtée aux
frontières géographiques de ce quartier. Si effectivement le
sentiment de peur identifié chez les individus a pu être
évoqué de manières amplement différentes, il
ressort en dernière instance que le sentiment d'insécurité
reste largement partagé par la plupart des individus,
indépendamment de différences telles que le genre, l'âge ou
le revenu. Ainsi, si lors des entretiens, certains individus ont affirmé
se sentir en sécurité, il n'en reste pas moins qu'un important
sentiment d'insécurité est partagé par la
majorité.
Au vu des chiffres de la criminalité urbaine à
Natal exposés dans la première partie et compte tenu des
différentes expériences d'agressions vécues et
racontées par les enquêtés,
62
on admettra que, à la différence de certaines
zones géographiques où les risques de victimisation sont faibles
mais le sentiment d'insécurité élevé, la peur de la
criminalité urbaine à Natal et dans le Conjunto dos Professores
repose sur des fondements objectifs concrets et possède une certaine
cohérence face à la réalité.
Cependant, nous allons voir maintenant que la peur de la
criminalité urbaine a pris une place qu'on pourrait qualifier de «
structurelle » dans la société brésilienne. En effet,
dans le sens où la criminalité urbaine est devenue une des
principales inquiétudes des brésiliens et qu'elle occupe une
place prépondérante dans les discours (qu'ils proviennent de la
classe politique, de la sphère médiatique ou de la
société civile), elle s'érige comme un moteur
idéologique puissant, créateur d'une réalité
symbolique et matérielle dont certains aspects seront questionnés
dans ce travail. Comme l'a montré l'anthropologue Alba Zaluar,
« grâce à une configuration culturelle,
institutionnelle et économique particulière, la peur
réaliste du crime, dont les taux ont systématiquement
augmenté ces dernières décennies, s'est transformée
en effroi ou en terreur irrationnels et a favorisé le retour de la
dichotomie nette et absolue entre le bien et le mal. » (Zaluar, 2004,
p.43).
42
|