Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil( Télécharger le fichier original )par Alix Macadré Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018 |
Partie 1 : Natal face à l'augmentation dela criminalité urbaine Depuis la fin des années 70 et le début des années 80, le Brésil fait face à une inquiétante augmentation de la criminalité urbaine. Pendant la première décennie du XXIème siècle, le Rio Grande do Norte est l'État brésilien qui a le plus souffert de cette situation avec une augmentation des taux d'homicides de 229% entre 2002 et 2012, passant ainsi de 10,2 homicides pour 100.000 habitants en 2002 à 34,7 en 2012, sans jamais afficher de baisse d'une année à l'autre (Waiselfisz, 2014, p. 37). Il s'agira alors dans ce chapitre d'apporter quelques explications sur la notion de criminalité urbaine, sur la forme qu'elle a pris lors de ces quarante dernières années et sur son développement au sein des métropoles (I). Dans un second temps l'accent sera mis sur la ville de Natal en vue d'établir une évaluation exhaustive de la conjoncture criminelle au sein de la métropole (II). I/ Eléments de contextualisation à propos de la criminalité urbaine au Brésil A) La notion de « criminalité urbaine » La criminalité représente l'ensemble des actes illégaux, délictuels et criminels, commis dans un milieu donné à une époque donnée. Dans l'imaginaire collectif, la criminalité est souvent associée aux classes sociales les plus défavorisées et les sciences sociales ont d'abord partagé ce point de vue du sens commun. De nombreux auteurs ont ainsi postulé l'hypothèse que la violence et la criminalité trouvaient essentiellement leur origine dans des facteurs de nature économique (pauvreté, manque d'opportunité, inégalités,...). Si les périphéries urbaines de nombreux pays du monde contemporain favorisent effectivement le développement d'une culture criminelle dont l'expression la plus significative se trouve dans l'existence d'organisations criminelles du type gangs, cartels ou factions, de nombreux chercheurs en sciences sociales (Wacquant, 1999 ; Misse, 2007 ; Adorno, 1996 ; Zaluar, 1996) se sont rapidement opposés à cette association simpliste entre criminalité et conditions économiques et ont montré que la transgression des règles était une pratique commune à l'ensemble des strates de la société. Alors que dans l'imaginaire collectif, la criminalité est généralement associée aux braquages, aux vols à main armée et aux bandes 25 de jeunes qualifiés de « voyous », il ne faut pas oublier que le terme regroupe des phénomènes aussi divers que le détournement de fonds, le harcèlement au travail ou l'usurpation d'identité, pour ne citer que quelques exemples qui permettent de la resituer dans toute sa transversalité. Dans ce travail, il sera cependant question de la criminalité qui fait justement l'objet des fantasmes collectifs. Pour la différencier des nombreux types de criminalité existants, j'ai choisi de l'appeler « criminalité urbaine ». Cette dénomination est contestable car elle pourrait englober plus d'actes criminels que ceux que je souhaiterais isoler ici. Si on prenait sa définition dans son sens littéral, la « criminalité urbaine » rassemblerait en effet tous les actes criminels commis au sein de la ville. Cependant, loin de moi, l'idée de me pencher sur une telle entreprise. Mais, comme il n'est commode ni pour moi d'énoncer à chaque paragraphe la liste de tous les crimes et délits dont il est ici question, ni pour le lecteur de les lire, l'utilisation d'un terme général s'imposait. Mon choix s'est porté sur celui de « criminalité urbaine », notamment pour souligner le caractère contemporain du phénomène. Si les actes qu'elle englobe existent depuis des centaines d'années, il est cependant notoire que les métropoles brésiliennes font aujourd'hui face à une augmentation significative d'un certain type de criminalité, augmentation qui n'est pas sans rapport avec les transformations sociales de l'ère post-industrielle et dont les premiers symptômes ont été repérés, dans un autre contexte, par les sociologues de l'école de Chicago au cours de la première moitié du XXème siècle. Le terme de « criminalité urbaine » a également pour avantage de placer la criminalité dans la rue. Les actes criminels qui m'ont intéressé au long de mon enquête étaient en effet ceux qui à la fois provoquaient un sentiment d'angoisse chez les citoyens durant la fréquentation de leurs espaces quotidiens, et qui en même temps surgissaient de la masse anonyme de la ville. J'entends ainsi par criminalité urbaine les actes criminels dans lesquels les victimes sont en principe inconnues des agresseurs et les agresseurs inconnus des victimes et dont la réalisation nécessite le déplacement des agresseurs jusqu'aux victimes ou jusqu'à leurs biens. Il s'agira ainsi bien souvent de crimes commis au sein de l'espace public et frappant aléatoirement ceux qui le fréquentent. Ce sont ces caractéristiques d'anonymat et de hasard, cette idée que l'acte criminel peut surgir à n'importe quel moment et n'importe où, qui génèrent un sentiment de peur chez les individus et qui font la singularité de la criminalité urbaine. On pourrait ainsi la définir également 26 comme la criminalité qui entretient les peurs contre l'intégrité physique et mobilise les logiques sécuritaires au quotidien. Une liste des crimes et délits qu'elle englobe sera donnée dans la deuxième partie de ce chapitre, mais le lecteur aura d'ores et déjà compris que dans les faits, la criminalité urbaine telle que je la conçois rassemble des actes criminels tels que les attaques à main armée, les vols, les homicides ou encore les cambriolages. B) Contextualisation historique de la criminalité urbaine au Brésil La criminalité urbaine devient une préoccupation dans la société brésilienne au début des années 80. De tout temps, bien sûr, la violence a fait partie du Brésil. Violence de la colonisation en premier lieu, violence dans les rapports interindividuels ensuite, tout au long de son histoire et notamment avec la traite négrière. Mais la criminalité urbaine telle qu'elle existe aujourd'hui et l'attention qui lui est portée sont des phénomènes spécifiques aux quarante dernières années. Dans la seconde moitié du XXème siècle, la violence qui était au centre des préoccupations, avant que la criminalité urbaine ne devienne un problème social, était celle du régime militaire, au pouvoir entre 1964 et 1985. Angelina Peralva fait remarquer, à juste titre, que « alors que par le passé, la violence émanait directement du système politique et des institutions, depuis la sortie du régime autoritaire elle s'est généralisée à l'ensemble de la société civile. » (Peralva, 2001). Au Brésil la démocratisation récente de la société s'est effectivement accompagnée d'une augmentation de la criminalité urbaine. Comment alors expliquer cette recrudescence des actes de violence au sein de la population ? Pour le comprendre, il faut d'abord se pencher sur la structure des villes brésiliennes. La fin du XIXème et le début du XXème siècle ont réuni au Brésil deux éléments particuliers : la fin de l'esclavage (avec la Lei Áurea (Loi d'Or) en 1888) et le début d'une urbanisation accélérée, dont l'exemple le plus frappant peut être trouvé dans le cas de São Paulo : alors que la ville ne comptait que 64.934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008, p.38), les derniers recensements donnent des estimations qui dépassent les 12 millions. Paradoxalement, les villes brésiliennes sont sorties de terre sans plan d'urbanisme, laissant à l'initiative privée le soin de dessiner le nouveau visage du pays. Alors que les promoteurs immobiliers inondaient (et inondent encore) les centres urbains de buildings de haut standing, les périphéries se constituaient sous les coups de marteau des affranchis. Rapidement, les nouvelles métropoles prirent la forme qu'on leur connaît aujourd'hui : d'un 27 côté de riches centres urbains habités par la classe blanche et de l'autre des périphéries pauvres principalement peuplées de descendants d'esclaves. Cette géométrie de l'espace est le reflet de la hiérarchie sociale, celle d'un Brésil à deux vitesses et à deux citoyennetés, profondément inégales. Et depuis l'abolition de l'esclavage jusqu'à aujourd'hui, les différents systèmes politiques successifs, appuyés par l'économie de marché, ont su maintenir cette dualité de statuts. Cent trente ans après la Lei Áurea, le Brésil continue en effet d'afficher deux citoyennetés différenciées et inégalitaires (Holston, 2013, p. 98) : celle de ceux qui profitent des avantages de l'État démocratique et celle de ceux qui n'en récoltent que les inconvénients. D'ailleurs l'État de droit n'a jamais existé dans les périphéries brésiliennes. Depuis toujours, ce sont des espaces abandonnés par les institutions gouvernementales. On peut s'aventurer dans une favela et y trouver une école, mais si on discute avec ses professeurs, on comprend bien vite qu'elle survit difficilement uniquement grâce à la volonté et aux nombreux sacrifices de ces derniers. En 2010 l'UNICEF, s'appuyant sur des données de l'IBGE , calculait que 3,8 millions d'enfants ne sont pas scolarisés au Brésil et alors que 15 l'école y est obligatoire jusqu'à 17 ans, 17,4% des 15-17 ans seraient hors du système scolaire . Il va sans dire que ces chiffres ne concernent pas les classes aisées dont les 16 enfants sont dans la majorité des cas inscrits dans des écoles privées offrant des cours de bien meilleure qualité. Les conséquences se font sentir à l'université. Malgré l'institution de diverses politiques de quotas basés sur la couleur de peau initiée en 2000, en 2011, seulement 35,8% des 18-24 ans s'identifiant à la couleur noire étaient inscrits à l'université, contre 65,7% de ceux s'identifiant à la couleur blanche . L'exemple de l'éducation est 17 symptomatique et la situation est approximativement similaire en ce qui concerne tous les autres services publics. Qu'il s'agisse des transports, des hôpitaux, du raccordement à l'égout ou de la présence policière, la plupart des favelas et périphéries urbaines affichent des statistiques alarmantes. C'est en grande partie cette absence étatique dans certaines zones du territoire qui a, petit à petit, permis l'implantation du narcotrafic dans les quartiers pauvres des métropoles brésiliennes. Dans les années 80, la production de cocaïne est en pleine effervescence dans les pays voisins et notamment dans la Colombie de Pablo Escobar. Alors qu'en Amérique du Sud, le marché se concentrait sur le Pérou, la Bolivie et la Colombie, sa géographie se transforme peu à peu à partir du dernier quart du XXème siècle et se développe sur tout le 15 L'IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e estatística) est le principal organe public producteur de statistiques au Brésil. 16 Sources : IBGE, 2012 17 Sources : IBGE, 2012 28 continent. Suivant le modèle des cartels colombiens ou des gangs mexicains, des petits criminels brésiliens fondent les premières factions criminelles. Le Comando Vermelho (CV), naît en 1979 dans la prison de Cândido Mendes sur l'île Ilha Grande à quelques kilomètres de Rio de Janeiro, suivi 14 ans plus tard par le Primeiro Comando da Capital (PCC) qui occupe aujourd'hui le podium national des organisations criminelles. Constituées initialement pour lutter contre les conditions précaires du système carcéral, celles-ci se tournent néanmoins rapidement vers le narcotrafic pour financer leurs activités. Si leur centre de commandement se trouve dans les prisons, elles investissent néanmoins les espaces liminaires que sont les favelas et les périphéries pour y instituer leurs points de vente, renforçant par la même occasion l'éloignement social de ces espaces qui deviennent de véritables fiefs du narcotrafic. Pour mener à bien leurs activités illégales, les factions criminelles ferment les favelas au contrôle policier et des trafiquants s'érigent en petits seigneurs locaux, notamment à Rio de Janeiro où la géographie particulière permet le cloisonnement total des territoires. Ce sont eux qui assurent désormais le fonctionnement des services dans les communautés. Ils fournissent l'accès aux ondes télévisuelles, sont juges des litiges entre habitants, financent les travaux dans les écoles et assurent la sécurité de la zone. Mais parallèlement, leurs organisations recrutent et rémunèrent des enfants pour accomplir les petites tâches du narcotrafic, elles arment lourdement leurs membres et précipitent parfois les espaces contrôlés dans des guerres de territoires contre les organisations ennemies. D'autre part la cocaïne et son dérivé, le « crack », stupéfiants hautement addictifs et en théorie réservés à la vente, sont bien souvent consommés par les propres participants au trafic, malgré les mises en garde et/ou interdictions énoncées par les parties supérieures de la hiérarchie des organisations criminelles. C'est ce cocktail explosif de narcotrafic, d'escalade de l'armement et de consommation de psychotropes qui a créé au fil du temps, dans les quartiers défavorisés, les conditions d'émergence d'une criminalité urbaine et d'une culture criminelle propre à ces espaces. Dans un article paru dans une revue française le sociologue Sérgio Adorno, spécialiste des questions de violence et fondateur du Núcleo de Estudos da Violência à l'Université Fédérale de São Paulo et s'appuyant notamment sur les travaux de l'anthropologue Luiz Eduardo Soares, résume en un paragraphe ces différents points : « L'omniprésence du trafic de drogues au sein des classes populaires constitue un autre obstacle au monopole étatique de la violence, comme l'ont montré les études de Zaluar, Peralva et Soares. Soares 29 identifie treize raisons pour lesquelles le trafic d'armes et de drogues sous-tend l'une des dynamiques les plus perverses du Brésil, où il faut compter : le nombre élevé de morts, la désorganisation de la vie associative et politique dans les milieux populaires, le régime despotique imposé aux favelas et aux quartiers populaires en général, le recrutement d'enfants et d'adolescents, dont la vie est ainsi prématurément compromise, la dissémination de valeurs bellicistes contraires à l'universalisme politique et citoyen, la dégradation du sentiment d'appartenance communautaire traditionnelle, le renforcement de sensibilités patriarcales, de l'homophobie et de la misogynie, le lien entretenu avec les crimes «col blanc» et avec d'autres types de pratiques criminelles. En un mot, le trafic de drogues se substitue à l'autorité morale des institutions sociales régulières par le caractère despotique et/ou tyrannique des règles édictées par les criminels, opposant ainsi au monopole étatique de la violence toute une série d'obstacles. En outre, l'existence, dans la plupart des grandes villes brésiliennes, de zones où prévalent des règles édictées par le trafic de drogues suggère la constitution de «kystes» urbains affranchis de l'application des lois. » (Adorno, 2005). C) Une criminalité urbaine géographiquement, économiquement et ethniquement marquée « L'unique différence entre les jeunes qui volent et ceux qui sont volés c'est le mur social qui divise le pays. »18 Reginaldo Ferreira da Silva (Ferréz), Manual prático do ódio, 2014. Dans ces conditions, la criminalité urbaine brésilienne a pris une forme particulière. Certes, certains jeunes des classes aisées s'adonnent parfois à des activités qu'on rangera dans la catégorie de criminalité urbaine, telles que des vols à main armée, mais il n'en reste pas moins que la grande majorité de ces activités sont commises par des jeunes hommes, noirs, pauvres et issus des quartiers populaires. Les principaux facteurs explicatifs historiques viennent d'être évoqués. Ils s'actualisent dans le présent et se perpétuent dans 18 Traduction de l'auteur 30 les lignes d'un cercle vicieux. Dépossédés de perspectives d'avenir, abandonnés des services de l'État, parfois orphelins livrés à eux-mêmes et grandissant dans un environnement où le narcotrafic est omniprésent, certains jeunes des périphéries, préfèrent rejoindre les bancs de l'école du crime qui leur offrent une illusion de prise en main de leur destin plutôt que de subir la trajectoire de laissés pour compte de la mondialisation qui leur est tracée. Chaque parcours est individuel et répond à ses propres logiques, chaque individu qui, à un moment donné de sa vie, entreprend la pratique d'actions criminelles, a sa propre histoire et ses propres motivations. Cependant l'environnement des périphéries urbaines et la place qu'occupent leurs habitants dans la société favorisent aujourd'hui l'émergence de certains parcours criminels. En premier lieu, les périphéries urbaines sont le foyer de prédilection d'une sorte de contre-culture délinquante que les auteurs brésiliens s'accordent à nommer « sujétion criminelle » (Misse, 2010, Teixeira, 2009, Ramalho, 2002). Face aux lois du marché, face à la violence symbolique des classes aisées vis à vis des classes populaires, face à la violence institutionnelle, l'identité de « bandit » s'érige comme une possible subjectivité divergente et subversive. Être « bandit », c'est s'opposer, consciemment ou non, à la morale publique, aux règles du monde telles qu'elles sont formulées par la société et renverser les normes d'un système économique inégalitaire. L'appartenance à cette catégorie identitaire offre un certain nombre de privilèges symboliques et matériels parmi lesquels l'accès à la consommation, le prestige, le pouvoir, le respect et la reconnaissance de la virilité masculine. Cependant elle est une catégorie à double tranchant et c'est pourquoi son foyer de prédilection se trouve dans les périphéries urbaines. Elle est une catégorie dangereuse, sérieuse, trop fortement moralement et physiquement condamnée pour qu'elle sorte des quartiers pauvres. Seuls ceux qui n'ont rien à perdre osent s'aventurer à la revendiquer. Le sociologue de l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, Michel Misse parle de « sujétion criminelle » pour signifier cette identification sociale et auto-identification à la criminalité urbaine. Expliquant que la sujétion criminelle est territorialisée dans les espaces contrôlés par le narcotrafic et qu'elle est le résultat d'une désignation sociale produisant une « exclusion criminelle spécifique » ainsi que d'une attribution au sujet d'une tendance à pratiquer des crimes et d'une auto-représentation de l'agent, l'auteur rappelle aussi que le sujet criminel est un individu inévitablement condamné : « [Il] n'est pas quelqu'un qui commet des crimes, mais qui en commettra toujours, un bandit, un sujet dangereux, un sujet irrécupérable, quelqu'un dont on peut naturellement désirer qu'il meurt, un sujet qui peut être tué, 31 qui est tuable. À la limite de la sujétion criminelle, le sujet criminel est celui qui peut être tué. » Et il ajoute un peu plus loin : « le rôle de «bandit» est à tel point réifié dans l'individu qu'il n'y a que très peu d'espace, pour négocier, manipuler ou abandonner l'identité publique stigmatisée. [...] Il s'agit d'un processus d'inscription du crime dans la subjectivité de l'agent, comme s'il s'agissait d'une possession. » (Misse, 19 2010). La pratique d'actes de criminalité urbaine est ainsi particulièrement périlleuse au Brésil. Le « bandit » étant perçu comme le principal responsable du désordre social et de tous les maux du pays, la reconnaissance de ses droits fondamentaux lui est reniée et la valeur de sa vie est absolument dépréciée. « Bandido bom é bandido morto » (un bon bandit est un bandit mort) dit l'adage populaire. Se livrer à des actes de criminalité urbaine, c'est donc accepter l'idée de perdre la vie à tout instant, et le coup fatal peut venir de divers acteurs parmi lesquels les forces de police, les citoyens-justiciers, les agents pénitentiaires ou encore les autres individus pris dans des logiques criminelles, notamment lors de guerres de factions ou à l'occasion de règlements de comptes. D'autre part, le système carcéral est un environnement extrêmement violent. En témoignent les récents massacres dans les prisons du Nord et Nord-Est du pays qui ont fait au moins 160 morts en janvier 2017 (Manso, Dias, 2017). Pour cette raison, les juges 20 hésitent à y envoyer les individus des classes privilégiées qui sont souvent considérés inaptes à survivre dans ces espaces. La loi sur la possession de stupéfiants, par exemple, ne détermine pas une quantité permettant de différencier la consommation du trafic et l'appréciation laissée aux juges offre à voir des situations a priori paradoxales où un jeune de classe populaire pris en possession de 2 grammes de cocaïne sera incarcéré pour trafic, alors qu'un individu de classe aisée, arrêté en possession de 100 grammes pourra être considéré comme consommateur et relaxé. Si ces inégalités de traitement judiciaire sont 19 Traductions de l'auteur 20 Le 1er janvier 2017, 56 détenus membres de l'organisation criminelle « PCC » sont assassinés dans une prison de Manaus par une faction rivale. S'en suivent des représailles dans d'autres prisons du pays : une semaine plus tard 5 détenus sont assassinés à Manaus et 33 sont assassinés dans la ville voisine de Boa Vista ; le 14 janvier au moins 60 prisonniers sont assassinés dans la prison de Natal. Les images rapportent des actes de violences extrêmes (torture, décapitations, cannibalisme...). 32 moralement justifiées dans la pratique par la protection d'individus dont l'espérance de vie dans les prisons est estimée à quelques jours, en contrepartie, elles contribuent à créer une surreprésentation des classes populaires dans les institutions carcérales. Or, comme l'ont montré de nombreux auteurs (voir par exemple : Foucault, 1993, p. 234-236 ; Ramalho, 2002), les prisons - et notamment les prisons brésiliennes -, loin de réaliser leurs fonctions de réinsertion et de resocialisation, favorisent l'organisation des réseaux criminels, augmentent les taux de récidives des détenus et plongent leur famille dans des conditions favorables à l'émergence de futurs comportements criminels, ces différents facteurs débouchant in fine sur le renforcement des liens entre criminalité urbaine et classes populaires. La criminalité urbaine au Brésil est donc principalement l'apanage d'une certaine frange de la population appartenant à certains espaces. Les marqueurs sociaux se recoupant, il est possible de synthétiser la situation en disant que statistiquement, la criminalité urbaine est majoritairement pratiquée par des jeunes hommes, noirs, pauvres et habitant les quartiers populaires des métropoles. Cette information mérite ici d'être soulignée, car un des principaux objectifs de ce travail sera de montrer comment la peur que génère ce type de criminalité et les discours et représentations qui lui sont associés, mobilisent des pratiques sécuritaires et des politiques répressives qui au lieu de pacifier la société, alimentent ce cercle vicieux de la criminalité et renforcent l'éloignement, l'intolérance et la violence entre les différents groupes sociaux. D) Organisations criminelles et crime désorganisé Au Brésil, la criminalité urbaine est en pleine transformation depuis quelques années. Au sortir de la dictature militaire, elle était surtout le fait d'individualités ou de petits groupes nommés « quadrilhas » . Certes le Comando Vermelho , la première véritable organisation criminelle brésilienne était née en 1979, mais sa structure restait largement horizontale et, comme le disait un de ses fondateurs, il s'agissait moins d'une organisation que d'un « comportement », « une forme de survivre dans l'adversité » (Da Silva Lima, 2001). En 2018, les réseaux criminels sont hyper-structurés, hiérarchisés et transnationaux. Cette transformation radicale est le fruit de plusieurs facteurs concomitants. 33 En premier lieu, c'est entre le début des années 80 et la fin des années 90 que se font véritablement ressentir les nouvelles configurations sociales apportées par la globalisation. La flexibilisation et la précarisation du travail, la concurrence économique internationale, la libéralisation des flux, comptent parmi les nouvelles réalités auxquelles les travailleurs brésiliens doivent s'adapter en cette fin de XXème siècle. Parallèlement, les nouvelles technologies de l'information et de la communication font leur apparition. Alors que les frontières de l'État-Nation se font de plus en plus poreuses et les transits de capitaux, de marchandises et de personnes de plus en plus aisés, les nouvelles technologies permettent aux différents réseaux criminels une meilleure coopération internationale et facilitent considérablement le blanchiment d'argent. La vente de cocaïne, quant à elle, est en pleine explosion avec une multiplication par deux de la production entre 1982 et 1985 (Zaluar, 2000, p. 257). Avec la politique États-Unienne d'ingérence dans les affaires colombiennes et le développement d'une coopération active entre Amérique du Nord et Europe dans la surveillance du transit des marchandises illicites, la « coca » se fraye de nouveaux chemins par l'Amazonie. Rapidement, « le Brésil se constitue alors comme entrepôt central des chargements de cocaïne provenant des pays andins [...] en directions des Etats-Unis et de l'Europe. » (Dias, 2011, p. 70). La production de cocaïne devenant la « première entreprise multinationale autochtone d'Amérique Latine et sa première forme authentique d'intégration économique » (Leeds, 2003, p.234), des organisations émergent sur le continent pour 21 répondre à la demande mondiale en forte hausse. Elles prennent les noms de Primeiro Comando da Capital, Comando Vermelho, Amigos dos Amigos ou encore Terceiro Comando . Profitant des nouvelles technologies de l'information et de la communication, s'inspirant des nouveaux modèles entrepreneuriaux de l'économie formelle et tirant partie du déversement d'armes et d'équipements militaires sur le marché mondial suite à la chute du Mur de Berlin, elles s'érigent en quelques années en puissants réseaux hiérarchisés, lourdement armés et géographiquement présents sur la majeure partie du territoire national. Le Primeiro Comando da Capital (PCC) fait figure d'exemple. Créé en 1993 dans la prison de Taubaté, à quelques kilomètres de São Paulo, avec pour ambition de combattre l'oppression au sein du système carcéral et de venger la mort des 111 morts du massacre de Carandiru , le PCC révolutionne 22 en quelques années les dynamiques criminelles et les rapports entre détenus, avant de s'ériger en principale organisation criminelle du pays avec une présence dans presque tous les États brésiliens mais aussi au Paraguay, en Bolivie et 21 Traductions de l'auteur 22 Le 2 octobre 1992, suite à une rébellion dans le centre pénitentiaire de Carandiru, une intervention de la Police Militaire de l'État de São Paulo cause la mort de 111 détenus. 34 possiblement, en Argentine et au Pérou (Manso, Dias, 2017). Contrôlant également environ 90% des établissements pénitentiaires du pays, le PCC a ainsi été désigné par Feltran sous le nom de « gouvernement du monde du crime » (Feltran, 2008). Avec l'aide des nouvelles technologies, la faction pauliste étend sa suprématie, et « les prisons - ironiquement appelées universités par les détenus - deviennent une espèce de cabinet du crime, d'où commencent à être articulées les principales stratégies pour la gestion à l'intérieur des murs et pour l'articulation et l'ampliation du réseau à l'extérieur. » (Manso, Dias, 2017). 23 Intra-muros, l'organisation pacifie les rapports entre détenus en s'imposant comme un organe gestionnaire de conflit capable de mettre fin au règne de la loi du plus fort. Et à partir d'un commandement hiérarchique interne aux prisons, elle organise les activités criminelles sur tout le territoire et plus particulièrement dans l'État de São Paulo. Petit à petit la criminalité urbaine change de forme. Jusqu'alors dispersée et désorganisée, sous l'influence des factions, elle devient structurée et hiérarchisée. Ses activités prennent aussi un nouveau visage. À São Paulo, le quasi monopole de la violence physique du PCC sur la ville à partir des années 2000 est synonyme de pacification (Dias, 2011, p. 165-174 ; Feltran, 2016). Mais dans les autres États du pays, les ambitions expansionnistes de l'organisation pauliste sont souvent perçues d'un mauvais oeil par les réseaux criminels locaux, notamment dans le Nord et Nord-Est du pays où à partir de la fin des années 2000, des collectifs s'unissent et fondent leurs propres organisations en opposition au PCC : en 2007 surgissent, par exemple, le Comando da Paz dans l'État de Bahia et la Familia do Norte à Manaus. En 2013 est fondé le Sindicato do Crime do RN à Natal. Depuis ces récentes formations, de nombreux États du Brésil font face à une guerre des factions qui s'opposent notamment pour le contrôle des routes commerciales de la cocaïne. En 2016, le phénomène a pris de l'ampleur avec la rupture de l'alliance historique entre le PCC et le Comando Vermelho en vigueur depuis presque 20 ans . Dans le Nord et le Nord-Est, le PCC s'oppose ainsi à une 24 jeune coalition, réunissant notamment le Sindicato do Crime do RN, le Comando Vermelho et la Familia do Norte, dans une suite d'affrontements sanglants pour le contrôle des principaux ports et points stratégiques de la région (Manaus, São Luís, Fortaleza, Natal). Si les actes criminels isolés restent d'actualité, la tendance semble indiquer un enrôlement progressif des acteurs criminels dans ces réseaux organisés à la recherche de « soldats ». Le développement récent de ces organisations pourrait avoir des conséquences sur les actes de criminalité urbaine. À Natal, le Syndicat du Crime do RN affirme condamner les violences contre la population au motif que des proches des adhérents à l'organisation 23 Traductions de l'auteur 24 El Pais, 17 novembre 2017 ( https://brasil.elpais.com/brasil/2016/10/17/politica/1476734977_178370.html) 35 pourraient faire partie des victimes . En revanche, le capital économique et la puissance de 25 feu des réseaux criminels leur octroient progressivement du pouvoir politique et leur intrication avec les crimes de « col blanc » semble se renforcer, créant des collusions dangereuses entre intérêts du narcotrafic et intérêts des institutions. Dans un pays où la majorité des partis politiques et plusieurs grandes entreprises font actuellement face à d'importants scandales de corruption, la frontière entre le légal et l'illégal apparaît fragile tandis que les liens entre le narcotrafic et l'élite financière et politique semblent plus étroits que jamais. II/ Natal, une ville dangereuseOn pourra toujours relativiser, mais Natal reste en principe une de ces villes qui n'inspire pas une confiance absolue à ses habitants. Il existe des métropoles plus dangereuses certes. Mais il y en a aussi des plus sûres. Le danger dépend des endroits. Des horaires également. D'un grand nombre de paramètres en fin de compte. Il y a des personnes qui vivent à Natal depuis trente ans, à qui il n'est jamais rien arrivé et d'autres qui n'y séjournent que six mois et qui y ont subi des agressions par arme à feux à plusieurs reprises. Comme nous le verrons, il y a des stratégies pour éviter au maximum ces situations. Il y a la chance aussi, à laquelle certains donnent le nom de Dieu. Mais, indépendamment de l'existence ou non d'entités protectrices, il y a les chiffres, les statistiques, qui traduisent une tendance générale de la situation. Il faudra toutefois les utiliser avec précaution, se rappeler que tout n'est pas quantifiable et que parmi le quantifié il y a des erreurs, des manques, des omissions, et des manipulations. Que derrière des chiffres, il peut y avoir des intérêts et des revendications. Pour mesurer la dangerosité d'une ville, on peut également s'appuyer sur les récits de ses habitants, faire confiance aux histoires qui se racontent et sont racontées au chercheur en sciences sociales, relier entre elles les différentes versions, écouter les conversations quotidiennes et observer les modes de vie. Si tout cela est pratiqué pendant suffisamment longtemps, on obtiendra un aperçu général de la situation. Le danger viendra alors s'inscrire dans sa composante humaine, transformant les chiffres en récits, les statistiques en émotions et en réalité vécue et transmise. 25 Information obtenue à partir d'une ethnographie de l'organisation, encore en cours de développement, par Natália Firmino Amarante 36 C'est cette jonction, cette fusion entre le général et le particulier, entre le quantitatif et le qualitatif - pour reprendre les termes des sciences sociales -, retranscrite ici par mes soins qui, je crois, permettra la compréhension des risques encourus par les habitants de Natal dans leur fréquentation de la ville. Ayant vécu presque trois ans dans cette métropole, ayant partagé quotidiennement le sentiment d'insécurité des Natalenses pendant toute cette période, mon écriture, à l'instar de toute production ethnographique, ne saurait s'extraire de ma subjectivité, émanation de mes expériences de vie en France et au Brésil. Si les statistiques de la criminalité à Natal échappent à cette subjectivité, il faudra toutefois garder à l'esprit que les récits d'agressions, ici retranscrits portent la marque de mes rencontres et de mes impressions, de ce qui me semble être la réalité telle que je me la représente, telle qu'elle s'est présentée à moi, telle qu'a eu lieu la rencontre entre elle et moi. Ceci étant, voyons tout d'abord ces chiffres (A). Illustrons les, ensuite, en leur donnant la texture de l'événement, du traumatisme et du vécu (B). A) Statistiques criminelles Trois principales sources de données seront utilisées ici afin de confronter leurs chiffres et d'avoir une vision la plus proche possible de la réalité : la Mapa da Violência 2014 , les successifs Anuário Brasileiro de Segurança Pública et la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte. Malheureusement, ces sources recensent principalement les homicides et les statistiques concernant les autres crimes et délits sont plus délicates à obtenir. En effet, alors que sur leur site internet, la Police Civile et la Police Militaire du Rio Grande do Norte revendiquent toutes deux la transparence et affirment communiquer leurs statistiques sur Internet, dans les faits, mis à part les chiffres des homicides, ces statistiques sont introuvables.26 26 Sur le site de la Police Civile, il est par exemple possible de télécharger un fichier .excel du nom de « statistiques criminelles » qui liste tous les crimes et délits commis dans le Rio Grande do Norte. Seul problème : selon leur tableau, pas une seule occurence criminelle n'est recensée et chaque type de crime ou de délit est suivi d'un « 0 ». 37 La Mapa da Violência 2014 a été réalisée par le professeur Julio Jacobo Waiselfisz27 avec l'appui de divers organes du Gouvernement Fédéral : Secretaria-Geral da Presidência da República, Secretaria Nacional de Juventude et Secretaria de Políticas de Promoção da Igualdade Racial. Pour la réalisation de ce rapport sur la violence au Brésil, le professeur Julio Jacobo Waiselfisz a utilisé les chiffres du Ministère de la Santé et notamment ceux issus du Sistema de Informação sobre Mortalidade (Système d'Information sur la Mortalité) (SIM), réputés pour leur fiabilité en raison de leur provenance médicale. Les Anuário Brasileiro de Segurança Pública sont, quant à eux, réalisés chaque année par le Forum Brasileiro de Segurança Pública, organisation à but non lucratif, réunissant différents experts en sécurité publique, tels que des policiers, des élus, des universitaires, des ONG, ou des professionnels de la Justice. Les données utilisées dans ces rapports annuels sont issues des Secretarias Estaduais de Segurança Pública e/ou Defesa Social (Secretariats Étatiques de Sécurité Publique et/ou de Défense Sociale) et de l' Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques) (IBGE). Enfin, la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte est un document réalisé par l' Observatorio da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte (Observatoire de la Violence Létale Intentionnelle du Rio Grande do Norte) (OBVIO) qui est un laboratoire de recherche universitaire rassemblant des membres de l' Universidade Federal Rural do Semi-Árido (UFERSA) et de l' Universidade Potiguar (UnP). Les chiffres utilisés dans ce rapport sont issus de différentes sources telles que les statistiques du Secretaria de Estado de Segurança Pública e de Defesa Social do Rio Grande do Norte (Secrétariat Étatique de Sécurité Publique et de Défense Sociale du Rio Grande do Norte) (SESED), les propres recherches des participants et les statistiques du Ministère de la Santé. Selon la Mapa da Violência 2014 , au Brésil, en 2012, le taux d'homicide était de 29 pour 100.000 habitants. Alors que dans les États du Sud-Ouest les taux d'homicides indiquent une amélioration de la situation avec une baisse de 43% entre 2002 et 2012, au Nord et au Nord-Est, elle s'est au contraire dégradée avec des augmentations de plus de 27 Le professeur Julio Jacobo Waiselfisz a été Directeur des départements de Sciences sociales des Universités de El Salvador au Salvador et de San Juan en Argentine. Il a aussi été pro-recteur académique de l'Université Nationale de Comahue en Argentine. Il a exercé diverses fonctions de consultant ou spécialiste dans plusieurs organes de l'ONU (UNESCO, PNUD, OEA, IICA). En 2013, il a reçu le Prix National de Sécurité Publique et Droits Humains pour l'ensemble de sa carrière. 38 70% sur la même période. Le Rio Grande do Norte est l'État brésilien qui affiche la plus forte hausse (229%) : alors qu'en 2002, le taux d'homicides était de 10,6 % 0 , en 2012 il était de 34,7. 39 Tableau 1 : Nombre d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 Nombre d'homicides dans la population totale, selon les États brésiliens entre 2002 et 2012. Source : Mapa da Violência 2014. 40 Tableau 2 : Taux d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 Taux d'homicides (pour 100.000 habitants) dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 Source : Mapa da Violência 2014. 41 Si les données de la Mapa da Violência (MdV) s'arrêtent en 2012, l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública (ABSP) et la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte (OBVIO), donnent des informations pour les années suivantes, informations qui confirment la hausse entamée depuis 2002. Nombre total d'homicides dans le Rio Grande do Norte de 2007 à 2016 selon trois sources différentes. Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte Hormis la chute inexpliquée recensée par l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública en 2012, on voit clairement que, lors de ces dix dernières années, la tendance a été à la hausse. Il faut rappeler que la population totale de l'État a également augmentée. Pas dans les mêmes proportions cependant. Cette augmentation aurait en effet été de 86% entre 2006 et 2016 , alors que à partir de la moyenne des données de 2007 et de 2016 l'augmentation 28 du nombre d'homicides serait de 276%. Parmi ces homicides, environ un tiers sont commis à Natal dont la population (885.000 habitants) représente environ un quart de la population totale de l'État du Rio 29 Grande do Norte. Au regard des trois rapports, le nombre d'homicides a augmenté entre 28 Données IBGE 29 Données IBGE 2007 et 2013 avant d'afficher une possible baisse. Cependant les derniers chiffres de 2017 ne semblent pas confirmer cette tendance.30 Nombre total d'homicides à Natal de 2007 à 2016 selon trois sources différentes. Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte 30 Selon l 'Observatório da Violência Letal Intencional, il y aurait eu 622 homicides à Natal en 2017 et 2408 dans le Rio Grande do Norte. Ainsi 2017 serait l'année comptabilisant le plus d'homicides enregistrés dans la région. 42 43 Taux d'homicides pour 100.000 habitants à Natal entre 2007 et 2016 Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte Ces dernières années, Natal figurait alors parmi les capitales étatiques du pays aux plus forts taux d'homicides, comme en atteste le graphique 4 ci-dessous. On remarquera par ailleurs que excepté Porto Alegre, les quinze capitales aux plus forts taux d'homicides se trouvent dans le Norte (Nord) ou dans le Nordeste (Nord Est) et que les neuf capitales du Nordeste (Aracaju, Natal, São Luís, Maceió, Salvador, João Pessoa, Teresina, Recife, Fortaleza) figurent parmi ces quinze. 44 Taux d'homicides pour 100.000 habitants dans les capitales de la République Fédérative Brésilienne en 2016 et dans quelques pays du Monde (dernières données disponibles). Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, UNDOC Cependant, les homicides ne sont pas répartis de la même manière au sein de la métropole. Ainsi le quartier de Capim Macio, dans lequel a été réalisée l'ethnographie, présente des taux relativement bas en comparaison avec les autres zones de la capitale. En 2017, sept homicides ont été recensés au sein de l'AISP 10 (Aire Intégré de Sécurité Publique) qui réunit les quartiers de Capim Macio et de Néopolis, faisant de cette AISP, la deuxième moins meurtrie par les homicides. À l'opposé, plus de 50 homicides ont été recensés dans chacune des quatre AISP de la Zone Nord (et jusqu'à 87 dans l'AISP 09). 45 Carte 3 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique Carte des homicides recensés à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017 Sources : COINE/SESED Ainsi, selon le rapport du Secrétariat de Sécurité Publique et de Défense sociale, seulement 8,1% des homicides ont eu lieu dans la Zone Sud lors de l'année 2017. 46 Pourcentages d'homicides selon les Zones Administratives de Natal, entre le 1er janvier et le 31 décembre 2017. Sources : SESED/COINE On peut donc constater que malgré l'existence d'un très fort taux d'homicides au sein de la métropole, ces crimes ont surtout lieu dans la Zone Ouest et dans la Zone Nord de Natal, la Zone Sud n'étant que peu affectée. La raison de ces différences s'explique par le fait que la majorité des homicides sont liés à des conflits entre membres d'organisations criminelles liées au trafic de stupéfiants (60,5% en 2017 ) principalement implantées dans les quartiers défavorisés de la Zone 31 Ouest et de la Zone Nord. Cependant, ce ne sont pas uniquement les homicides qui entretiennent la peur chez les populations des métropoles brésiliennes. En effet, si, notamment dans la Zone Sud de Natal, les vols avec violence entraînent rarement des meurtres ( latrocinio ), ils n'en constituent pas moins des événements traumatiques provoquant le déclenchement de logiques sécuritaires. Toutefois, il est difficile d'obtenir une idée précise du nombre de ces agressions. Alors que pour connaître les chiffres des homicides à Natal, différentes sources sont disponibles, pour ce qui est des vols, les seules données statistiques existantes sont celles des organes de sécurité publique. De plus, du fait du 31 Données SESED 47 discrédit envers les autorités policières, comme j'ai pu le constater, de nombreux vols ne sont pas signalés à ces dernières. Présentons tout de même les chiffres rapportés par les Anuário Brasileiro de Segurança Pública et par le Sistema Nacional de Informações de Segurança Pública (SINESP). Il faut garder à l'esprit que tant dans le premier rapport que dans le second, les chiffres présentés sont issus du Secretaria Estadual de Segurança Pública e Defesa Social (SESED) et qu'ils reposent donc uniquement sur les données fournies par cet organe. Dans son rapport de 2015, le SINESP, qui, pour définir les taux moyens de vols, utilise les chiffres des vols de voitures et des vols contre les institutions financières (car « ils sont les types de vols les plus fréquemment dénoncés à la police »), range Natal parmi les villes aux taux de vols intermédiaires avec un taux de 101,8 vols pour 100.000 habitants : Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur la base des taux de vols de voitures et des taux de vols contre les institutions financières, dans les capitales étatiques brésiliennes en 2014. Sources : SINESP - Diagnóstico dos Homicídios no Brasil, 2015 Ne considérant que les vols de voitures, et se basant sur des chiffres de 2016 (soit deux ans plus tard), l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2017 donne des taux généraux bien supérieurs 48 et place Natal dans le haut du classement : avec 3763 vols de voitures en 2016, Natal avait, selon cette étude, un taux de 980,3 vols de voitures pour 100.000 habitants. Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur la base des taux de vols de voitures, dans les capitales étatiques brésiliennes en 2016. Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2017 À Natal, il semblerait que la répartition géographique des vols de voitures soit plus diffuse que celle des homicides. En août 2017, le Secretaria Estadual de Segurança Pública e Defesa Social publiait une carte des vols de voitures et de motos déclarés aux autorités entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017. Bien qu'il faille lire avec prudence cette carte, on peut y voir que 111 vols de véhicules ont été enregistrés dans le quartier de Capim Macio et que contrairement aux homicides, beaucoup de vols de véhicules ont lieu dans la Zone Sud natalense. 49 Carte 4 : Carte des vols de véhicules à Natal en 2017 Carte des vols de véhicules (en nombre absolu) enregistrés à Natal entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017 Sources : COINE/SESED 50 Répartition des vols de véhicules enregistrés, selon les Zones Administratives de Natal entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017. Sources : COINE/SESED Au vue de ces différents rapports, Natal serait donc, depuis quelques années, une ville présentant de forts taux d'homicides et de vols. D'autre part les chiffres exposés montrent que si le quartier de Capim Macio et la Zone Sud en général, sont relativement épargnés des forts taux d'homicides, ils sont au contraire plus sujets aux vols. Cependant il faut lire ces chiffres avec retenue car nombreux sont les facteurs qui peuvent altérer la réalité. C'est pourquoi il s'agira maintenant d'écouter les récits des enquêtés qui témoignent sinon de l'exactitude des statistiques, au moins de la présence marquante de la criminalité urbaine dans la vie des Natalenses. B) Histoire d'agressions. La dangerosité vécue Pendant mes trois années de vie à Natal, les récits de victimisation ont fait partie intégrante de mon quotidien. Ces récits, je suis allé à leur rencontre, certes, en demandant à mes enquêtés, quand je le sentais opportun, de me raconter les événements traumatisants qu'ils avaient vécus. Cependant, ils sont aussi venus à moi sans que je n'aille à leur rencontre, dans des cadres tout à fait extérieurs à mon enquête. Une conversation saisie dans le bus ou dans la file du supermarché, un plainte sur les réseaux sociaux, le récit d'un ami à la table d'un bar, un échange rapide avec un voisin,... Innombrables sont les 51 interactions qui ont pour objet la criminalité urbaine. Le constat est sans appel : il est difficile de passer une semaine à Natal sans entendre parler d'une agression. Et mes enquêtés en témoignent. À la question « Combien de jours ou semaines estimez-vous qu'il peut se passer sans que vous entendiez parler d'une agression », les réponses fusent : « Semaines ???! Mais ça se compte en heures ! » ou « Même pas un jour ! ». Cette forte présence des récits d'agression dans les conversations du quotidien, c'est ce que Teresa Caldeira a dénommé « fala do crime » / « talk of crime » (que je traduirai par « discours sur le crime »). Nous discuterons plus loin des tenants et aboutissants de ce discours sur le crime. Pour l'instant contentons nous de faire remarquer que ces discours, outre le fait de témoigner de la réalité quantitative des agressions exposée dans le paragraphe précédent (A), manifestent l'intensité du vécu douloureux de ces événements vécus par les habitants de l'agglomération. Car être victime d'une agression à main armée est souvent synonyme de véritable traumatisme. Selon une étude réalisée en 2004 à l'Université Fédérale de São Paulo auprès de 2530 habitants des différentes régions de la métropole, environ 10% des personnes ayant souffert d'un épisode de violence mettant en jeu leur vie, au cours de l'année, présentaient des symptômes de stress post-traumatique, c'est à dire des « problèmes émotionnels suffisamment débilitants pour les empêcher de suivre le cours normal de leur vie et les entraînant souvent à abandonner leur travail et à modifier le quotidien de leur famille. » (Zorzetto, 2008). Si certaines de ces victimes de violences continuent de 32 présenter des symptômes parfois très handicapants de ce stress post-traumatique pendant plusieurs années voire pendant toute leur vie, la majorité d'entre elles semblent toutefois revenir à une vie normale quelques semaines ou quelques mois après l'agression. Quoiqu'il en soit, une attaque à main armée, événement qui place subitement l'individu face au canon d'une arme à feu, cette irruption de la menace de mort dans le quotidien, provoque un état de choc chez l'agressé. Voyons, au travers du récit des enquêtés, les différentes formes que prend, à Natal, la criminalité urbaine. Il est possible de dégager certains modèles, basés, tant sur le code pénal que sur les catégorisations exprimées par les enquêtés. Exceptés les viols et les homicides, la majorité des actes de criminalité urbaine, redoutés par les habitants, ont pour finalité l'extorsion de biens matériels. Le droit brésilien distingue trois formes de vol : le roubo , le furto et l' apropriação indébita . Cette dernière, désignant les cas où une chose est 32 Traduction de l'auteur 52 prêtée et non rendue, elle rentre difficilement dans la catégorie de criminalité urbaine et nous la laisserons donc de côté. |
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