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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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Introduction

Plus de 60.000 homicides ont été enregistrés au Brésil en 2017. Soit une moyenne d'environ 170 par jour. À titre de comparaison, entre 2011 et 2015, la Guerre de Syrie a fait 256.000 victimes, quand, sur la même période, 279.000 personnes décédaient de mort violente au Brésil. En 2012, le Brésil se plaçait ainsi à la 7ème place du classement mondial des pays selon leurs taux d'homicides avec un taux de 27,4 pour 100.000 habitants (contre 5,3 aux États-Unis ou 0,6 en France) (Waiselfisz, 2014, p.73-74).

Dans ce pays aux dimensions continentales, 54,5% de ces victimes d'homicides avaient entre 15 et 29 ans, 91,6% étaient des hommes et 73% s'identifiaient comme Noirs ou Métisses. Les taux d'homicides chez les populations jeunes et Noires ou Métisses montent ainsi à 80,7 pour 100.000 habitants (Ibid, p.152).

Ces chiffres sont issus d'un rapport sur la violence brésilienne, coordonné par le sociologue Julio Jacobo Waiselfisz, titulaire du Prix National de la Sécurité Publique et des Droits Humains. Dans l'introduction de ce précieux document, l'ex-présidente de la République Dilma Rousseff, commente :

« La violence contre la jeunesse noire est maintenant un problème d'État au Brésil. Un des grands défis du gouvernement brésilien est la création de politiques capables de réduire la violence, principalement dans les périphéries du pays, où résident les jeunes en situation de vulnérabilité sociale. [...] Je tiens à vous dire que le Gouvernement Fédéral donnera tout son soutien au Plan «Jeunesse Vivante» (Juventude Viva), et nous articulons toutes les sphères, tous les ministères, tous les gouvernements étatiques mais aussi la justice [...] pour assurer qu'il y ait de fait une focalisation sur ce que beaucoup désignent sous le nom de génocide de la jeunesse noire. » (Ibid, p. 1)

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Le problème de la criminalité urbaine est récent au Brésil. Ce n'est en effet qu'à partir de la fin des années 70 et du début des années 80 que celle-ci commence à s'établir dans le

1 Traduction de l'auteur

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paysage social comme une des principales problématiques nationales. Conjointement à son développement progressif, son corollaire, la peur de la criminalité a fait une entrée foudroyante dans la culture brésilienne et dans les consciences individuelles. En effet, bien que les homicides touchent essentiellement la jeunesse masculine Noire et économiquement défavorisée du pays, la criminalité urbaine atteint cependant divers autres groupes sociaux, notamment sous la forme de crimes contre les biens, et entretient un fort sentiment d'insécurité largement partagé par toutes les classes sociales. Dans un pays où les ressources économiques privées sont bien souvent utilisées pour combler les défaillances de l'État - comme c'est régulièrement le cas dans le domaine de la sécurité - les habitants des jeunes métropoles brésiliennes mettent en place, selon leur inventivité et leurs possibilités financières, des stratégies sécuritaires censées les mettre à l'abri des actes de criminalité urbaine. Que ces dernières prennent la forme de pratiques quotidiennes de vigilance, de contrôle citoyen minutieux des quartiers résidentiels ouverts, d'auto-enfermement dans des complexes hautement sécurisés, de mise à l'écart des populations jugées dangereuses ou d'incarcération des groupes sociaux criminalisés, elles façonnent des géométries urbaines qui tendent à transformer les villes en « phobopoles », c'est-à-dire en « villes dominées par la peur de la criminalité violente » et par le contrôle

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croissant de leurs espaces (Souza, 2008). D'autre part, le sentiment croissant d'insécurité génère une omniprésence de la question criminelle dans les discours - que ceux-ci émanent de la classe politique, de la sphère médiatique ou de la société civile - et participe à l'entretien d'un ordre symbolique du monde sous-tendu par une idéologie sécuritaire.

Dans la suite des nombreuses recherches déjà réalisées au Brésil sur la criminalité, la peur de la criminalité et la sécurité, il s'agira alors dans ce travail de questionner les pratiques et les discours sécuritaires afin notamment de faire émerger les problématiques qu'ils véhiculent.

Apporter des réponses pratiques à l'augmentation de la criminalité urbaine relève en grande partie du travail des différents organes publics - mais aussi de la mise en place d'initiatives citoyennes. De toute évidence il s'agit là d'une entreprise fastidieuse et d'une infinie complexité, notamment pour avoir à faire à la réalité imprévisible du monde humain. Cette entreprise requiert un habile jonglage entre politiques préventives et répressives, entre mesures sociales et économiques, entre programmes à court-terme, à moyen terme et à

2 Traduction de l'auteur

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long-terme. Malheureusement, il n'existe aucune solution miracle pour faire baisser les indices de criminalité.

Réfléchir de manière théorique sur ces questions est une entreprise plus commode. Aucun anthropologue ni aucun sociologue, dans les cadres de ses fonctions, n'a jamais envoyé un régiment de police démanteler un réseau criminel dans une des 800 favelas de Rio de Janeiro et sûrement aucun n'a jamais dû se sentir responsable de la centaine de meurtres de policiers comptabilisée dans la « cité merveilleuse » chaque année. Cependant, le rôle du chercheur en sciences sociales travaillant sur les questions de criminalité urbaine n'est pas nécessairement celui de proposer des solutions. Je crois plutôt que sa tâche est celle de faire émerger des problématiques utiles à la réflexion en vue de la production de politiques adéquates. Mon souhait, derrière ce travail, est de voir un jour le cycle de la violence brésilienne s'arrêter. Ma contribution sera alors celle de mettre en évidence, sur le papier, certains mécanismes sociaux par lesquels ce cycle est alimenté. Assurément, il s'agit d'un maigre apport et d'autre part, j'ai bien conscience que les conclusions de ce travail pourront sembler quelque peu en décalage face aux nécessités sécuritaires immédiates de nombreux citoyens. Cependant, la paix sociale et le bien vivre ensemble sont à mon sens des objectifs à définir aujourd'hui pour prendre effet demain. La violence quant à elle, si elle peut résoudre rapidement un problème, ce n'est à mon avis que pour le voir revenir régénéré et démultiplié.

Ici et là-bas

J'ai passé presque trois années de ma vie à Natal, dans le Nordeste brésilien. Pendant trois ans, j'y ai partagé le quotidien des Natalenses. J'ai appris à connaître leur culture et leur mode de vie, j'ai écouté leurs aspirations et leurs mécontentements, j'ai goûté à leurs joies et j'ai profité des plaisirs qu'offre le Brésil. Avec le temps, avec le perfectionnement de mon portugais, avec l'incorporation en moi de la culture hôte, j'ai commencé à me sentir non plus étranger mais presque citoyen. Mon sort me semblait de plus en plus lié à celui des Brésiliens. Avec eux, j'ai partagé de nombreux moments heureux mais j'ai aussi fait l'expérience de leurs problèmes. J'ai été confronté à la criminalité urbaine, j'ai partagé plusieurs fois leur peurs et leurs angoisses, j'ai accompagné et déploré la crise politique que traverse le pays et de nombreuses fois, j'ai rêvé avec eux d'une société plus juste. Aujourd'hui j'écris ce travail en français, dans ma langue maternelle et mon lectorat

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sera donc francophone. Il pourra peut-être servir à certains de mes concitoyens qui, comme moi, s'intéressent à la question de la criminalité sur le continent Sud-américain. En tout cas, je ne voudrais pas qu'il soit lu sous le signe de l'exotisme. Teresa Caldeira nous avait averti que « les anthropologues du «style euro-américain» procèdent généralement comme Marco Polo : ils décrivent les villes étrangères qu'ils visitent à des personnes qui n'y ont jamais été, sans parler de leurs propres sociétés et cultures » , (Caldeira, 2000, p. 19) garantissant ainsi

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que ces dernières restent préservées. S'il est vrai que mon écriture s'inscrit dans ce cadre et que la France est très peu mentionnée dans ce travail, je voudrais rappeler que le monde est aujourd'hui globalisé et que les problématiques que je soulève ici pourraient ne pas être si éloignées de la réalité française. Certes les chiffres de la criminalité urbaine en France n'atteignent pas un dixième de ceux du Brésil. Cependant, ce travail met en avant certains aspects de la société brésilienne qui devraient nous faire réfléchir sur nos propres sociétés. Je pense notamment à la manière dont la peur de la criminalité engendre une crainte de l'altérité et la criminalisation de toute une frange de la population. Il me semble que des parallèles évidents pourront être fait à ce propos. Si effectivement ce travail s'établit comme une critique sociale de la société brésilienne et pourra emporter le lecteur vers des paysages lointains, il faut toutefois, pendant sa lecture, garder à l'esprit que peu importe les époques ou les lieux, les mécanismes qui sous-tendent la violence sont souvent les mêmes.

D'autre part, si ce travail est écrit en français, c'est parce qu'il devait être présenté en France. Cela ne m'a pas laissé l'opportunité du doute sur la langue à utiliser et je crois que de toute façon, si j'avais pu choisir, je me serais tourné vers la facilité et donc vers ma langue maternelle. Mais aujourd'hui que je tiens ce document dans mes mains, je voudrais qu'il soit en portugais. Car il concerne beaucoup plus mes amis brésiliens, quotidiennement affectés par les questions qui y sont traitées. Natal est une ville qui me tient à coeur, une ville à laquelle mon identité est liée et dont je me sens en quelque sorte citoyen. Or, « les villes dont nous sommes citoyens sont des villes dans lesquelles nous souhaitons intervenir, des villes que nous voulons construire, réformer, critiquer et transformer » (Caldeira, 2000,

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p.20). Ce travail critique Natal. Mais j'aurais aimé que cette critique soit constructive, qu'elle participe à transformer la ville. Je ne voudrais pas que cette critique reste une critique française du Brésil adressée à des Français qui en lisant ce travail risquent d'ailleurs de perdre l'envie de connaître ce pays tout en contraste. Peut-être qu'un jour je le traduirai.

3 Traduction de l'auteur

4 Traduction de l'auteur

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Méthodologie

Je voudrais avant tout faire une remarque d'ordre syntaxique. Si je reconnais que l'utilisation à l'écrit du masculin pour désigner des groupes mixtes reproduit dans la langue les mécanismes de la domination masculine et qu'il serait plus juste d'utiliser des formes telles que : « é/ée », je considère cependant que ces nouvelles incitations scripturales rendent moins fluide la lecture. J'ai essayé dans la mesure du possible, d'opter pour des tournures de phrases qui ne produisent pas de discrimination de genre. D'autre part, jamais le mot « homme » n'a été employé ici pour se référer à la catégorie humaine dans son ensemble. J'ai conscience que ce ne sont que de maigres contributions insuffisantes et je m'excuse par avance pour les déceptions que mon écriture pourrait causer chez certain/es.

Ce travail n'a pas été le centre de mon intérêt pendant les trois années que j'ai passées à Natal. Je n'ai en effet commencé à appréhender les questions de criminalité et de sécurité dans une optique académique qu'à partir de ma dernière année au Brésil. Cependant la question de la criminalité brésilienne a, dès mes premiers pas sur le continent, fortement attiré mon attention et apprendre à vivre dans une ville affichant un des plus forts taux d'homicides au monde a été d'ailleurs, je crois, l'un des aspects les plus marquants de mon expérience d'expatrié. Pour cette raison, j'ai tendance à considérer que mon ethnographie des pratiques et discours sécuritaires a commencé dès mon arrivée sur le territoire, d'autant que le quartier dans lequel j'ai résidé pendant trois ans est également celui qui sert de cadre ethnographique à ce travail.

Concernant l'enquête de terrain à proprement parler, elle a été réalisée entre les mois de mars 2017 et mars 2018 à Natal. Après avoir interrogé quelques personnes de mon quartier quant à leur sentiment face à l'augmentation de la criminalité, j'ai rapidement été dirigé vers Fiona , Présidente du Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos

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Professores, qui m'a introduit auprès des différents participants de ce conseil. C'est avec eux qu'a été réalisée la plus grande partie des entretiens utilisés dans ce travail. D'autre part, la fréquentation de ces individus m'a aussi amené à côtoyer régulièrement divers agents de police. Deux d'entre eux ont accepté de se livrer à des entretiens : le Capitaine Styvenson et le Colonel Major Correia Lima.

5 Dans un soucis d'anonymat, tous les noms des enquêtés ont été modifiés.

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Le Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores est une association citoyenne de sécurité basée dans le quartier du Conjunto dos Professores qui a pour objectif le rapprochement des habitants - notamment grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication - en vue de promouvoir la sécurité au sein du quartier. Il compte environ 700 adhérents dont les degrés de participation sont extrêmement variés. Alors que certains ont simplement donné un justificatif de domicile pour être admis au sein des groupes Whatsapp du Conseil et ne suivent que de loin les discussions qui s'y tiennent, d'autres se réunissent plusieurs fois par mois pour discuter activement des mesures à prendre pour améliorer la sécurité dans le quartier. Si la plupart des entretiens ont été réalisés avec des membres actifs de l'association et donc avec des individus particulièrement concernés par les questions de sécurité, j'ai aussi pris le soin d'interroger des personnes plus en retrait ainsi que certaines personnes ne faisant pas partie du Conseil communautaire de sécurité (mais résidant dans le quartier). Tous les entretiens ont été menés de manière semi-directive et ont été enregistrés.

D'autre part, résidant moi-même dans le Conjunto dos Professores au moment de l'enquête, j'ai pu intégrer les différents groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité : « Comunidade », « Emergência 1» , « Emergência 2 » et « Emergência 3 ». Les groupes Emergência 1, 2 et 3 sont des groupes d'urgence comme leur nom l'indiquent. Ils servent aux habitants à communiquer rapidement lorsqu'ils font face à un incident criminel ou lorsqu'ils suspectent l'imminence d'un tel incident. L'application Whatsapp n'offrant la possibilité de constituer des groupes que de 256 personnes au maximum, ces groupes sont presque remplis. C'est la raison pour laquelle il existe trois groupes « Emergência » et non un seul. Le groupe « Comunidade » permet quant à lui aux individus qui en font partie de discuter entre eux en toute liberté. Alors que, dans un souci d'efficacité, au sein des groupes « Emergência », toute conversation n'ayant pas pour objet un événement urgent est interdite, sur le groupe « Comunidade » au contraire, les participants peuvent se livrer à des débats aussi variés qu'ils le souhaitent.

Ma présence au sein de ces groupes constitue une source significative des informations que j'ai pu recueillir. En effet, pendant un an, j'ai lu avec attention toutes les conversations échangées au travers de l'application et j'ai recopié celles qui attiraient mon attention. Si cette méthode d'enquête ne pouvait supplanter la réalisation d'entretiens, il faut toutefois noter qu'elle présente certains avantages. En premier lieu, je crois pouvoir affirmer que plusieurs participants à ces groupes n'avaient tout simplement pas conscience de mon

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existence et ne savaient pas qu'ils faisaient l'objet d'une enquête ethnographique. Cela peut poser un problème d'un point de vue éthique, mais il me semble qu'à partir du moment où leur anonymat est conservé, ils n'encourent aucun préjudice. En revanche cette méthode m'a permis de recueillir des informations brutes sans que l'observation ne participe à la modification du sujet d'observation. En effet, dans ce cas précis, ma présence sur les groupes Whatsapp « Comunidade » et « Emergência » étant ignorée de certains, ces derniers ont pu articuler des discours qu'ils n'auraient peut-être pas tenus ou qu'ils auraient peut-être nuancés s'ils s'étaient sus « observés ». En deuxième lieu, cette « observation 2.0 » m'a permis d'avoir un aperçu général des discours d'une bonne partie des 700 membres du Conseil communautaire de sécurité, chose qu'il aurait été bien plus compliqué d'atteindre au travers d'entretiens. Ainsi, si les entretiens m'ont permis d'approfondir les sujets qui m'intéressaient et de recueillir des récits beaucoup plus étoffés. La lecture des conversations se déroulant sur les groupes Whatsapp m'a aidé à inscrire les discours particuliers dans la « culture » plus générale du groupe d'habitants et de constater l'adéquation des propos recueillis lors des entretiens avec les modes de pensée du groupe. En définitive, je crois que la combinaison de ces deux méthodes d'enquête m'a offert la possibilité d'une observation à la fois ciblée et détaillée autant qu'élargie et englobante.

Repères spatiaux

L'enquête a été réalisée dans le Conjunto dos Professores qui est un sous-quartier du quartier de Capim Macio. Le quartier de Capim Macio se trouve dans la Zone Sud de Natal, capitale de l'État du Rio Grande do Norte, située dans le Nordeste brésilien.

Le Brésil

Le Brésil est un pays de 8,5 millions de km2 et d'environ 208 millions d'habitants. Il est divisé en cinq régions : Norte, Nordeste, Centro, Sud et Sudeste et en 27 Unités Fédératives (ou « États »).

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Carte 1 : Carte politique du Brésil

Carte Politique du Brésil montrant les 5 régions et les 27 Unités Fédératives. Sources : IBGE - 2018

Colonie portugaise pendant plus de trois siècles, le Brésil déclare son indépendance le 7 septembre 1822, sous le règne du régent Dom Pedro qui se fait couronner Empereur et prend le nom de Pierre Ier. Suite à la proclamation de l'abolition de l'esclavage par son fils Pierre II en 1888, les grands propriétaires terriens renversent l'Empire et proclament la République en 1889. Celle-ci sera désignée plus tard comme la « Vieille République » ou la « République Café com leite » (café au lait) du fait de la mainmise des grands propriétaires de l'industrie du café et du lait sur le pouvoir politique et économique. En conséquence de la crise économique mondiale de 1929, l'oligarchie de la Vieille République est renversée par un coup d'État fomenté par Getulio Vargas, le 4 novembre 1930. Après quatre ans à la tête de l'État, Getulio Vargas est élu Président en 1934 et se lance dans des réformes novatrices (droit de vote des femmes, institution de la sécurité sociale,...) avant de céder à la tentation fasciste : l'Estado Novo interdit les partis politiques et soumet la presse à une étroite censure. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le Brésil passe ensuite par une ouverture

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démocratique durant laquelle les présidents élus par le Congrès se succèdent. Mais en 1964, le trop progressiste João Goulart est renversé par le corps militaire qui instaure l'état d'exception. Dans le contexte de la Guerre Froide, cette prise de pouvoir est justifiée par une « remise en ordre » anti-communiste. Mais peu à peu les principes de l'État de droit sont bafoués et la dictature s'installe au Brésil, précédent ainsi de quelques années ses voisins (Chili et Uruguay en 1973, Argentine en 1976). Des escadrons de la mort sont constitués. Ils pratiquent la torture et traquent les opposants politiques qui forment à partir des années 70 la majorité de la population carcérale du pays. Après plus de 15 ans de régime militaire, le début des années 80 marque un retour progressif de l'État de droit et débouche sur la fin de la dictature en 1985 et sur la promulgation d'une nouvelle Constitution en 1988, qui instaure la démocratie représentative basée sur le suffrage universel. Le Brésil est ainsi une jeune démocratie et trente années n'ont pas suffi à mettre définitivement fin au pouvoir du corps militaire qui reprend de sa vigueur à mesure que la criminalité urbaine se fait de plus en plus présente dans la société. D'autre part, en 2016, la Présidente Dilma Rousseff a été destituée par le Congrès au travers de ce que la plupart des commentateurs s'accordent à nommer un coup d'État institutionnel.

Concernant la conjoncture politique, ce travail s'inscrit donc dans le cadre d'une période trouble et mouvementée, où l'avenir de la la démocratie semble incertain. Début 2018, au cours d'une année marquée par les futures élections, l'ex-président Luiz Inácio da Silva Lula a été incarcéré pour corruption dans le cadre de la retentissante affaire « Lava Jato ». Le leader populiste de gauche, qui était présenté comme le principal prétendant à la tête de l'État, voit ainsi ses chances de se présenter aux élections extrêmement réduites. Fait qui mérite d'être cité, la veille du jugement par le Tribunal Fédéral Suprême, du recours de Lula, le Général de l'armée brésilienne Eduardo Villas Bôas, affirmait, dans une menace à peine voilée contre la plus haute institution judiciaire du pays :

« Je garantis à la Nation que l'Armée Brésilienne partage l'aspiration de tous les citoyens du bien [cidadãos de bem] au refus de l'impunité et au respect de la Constitution, à la paix sociale et à la Démocratie, tout autant qu'elle reste attentive à ses missions institutionnelles. »6

Suite à l'incarcération du chef du Parti des Travailleurs, une autoroute s'est ouverte pour le candidat d'extrême droite et militaire réserviste Jair Bolsonaro, aujourd'hui cité

6 Traduction de l'auteur. Folha de São Paulo, 3 avril 2018, « Na véspera de julgamento sobre Lula, comandante do Exército diz repudiar impunidade ».

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comme favori par les instituts de sondages. Celui qui a commencé son parcours politique sous la dictature est notamment connu pour ses positions en faveur de la peine de mort, de la réduction de la majorité pénale, du droit au port d'arme, et pour ses prises de paroles virulentes contre les droits des homosexuels et des minorités.

Du point de vue économique, le Brésil est la septième économie mondiale avec un PIB de 2 396 milliards de dollars en 2012. Sa balance commerciale est positive et sa dette extérieure est d'environ 321 milliards de dollars. Mais le Brésil est aussi et surtout un des

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pays les plus inégalitaires du monde avec un coefficient de Gini de 0,513 en 2015 . Selon le

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World Inequality Data Base, dirigé par Thomas Piketty, au Brésil, les 1% les plus riches se partagent 28,3% du revenu national. À l'autre extrémité, 52,2 millions de brésiliens, soit un quart de la population totale, vivent au dessous du seuil de pauvreté et 13,35 millions se trouvent dans une situation d'extrême pauvreté.9

Ces chiffres doivent être mis en relation avec la prétendue « Démocratie Raciale » dont le Brésil se vantait jusqu'il y a peu devant la Communauté Internationale. En effet, malgré les apparences affichées, cent trente ans après l'abolition de l'esclavage, l'histoire n'a pas encore permis aux afro-descendants d'accéder au même statut social, économique et politique que les populations blanches. À ce propos, le rapport de la Commission d'Enquête du Sénat sur les Assassinats de Jeunes est particulièrement éclairant :

« Les données de l'IBGE concernant la pauvreté au Brésil montrent qu'actuellement, le contingent de la population noire, qui représente 53,6% de la population totale, est sur-représentée au sein des 10% les plus pauvres, avec une participation de l'ordre de 76%. Inversement, si nous observons les groupes aux revenus les plus élevés, la sous-représentation de la population noire n'est pas moins flagrante. Parmi les 1% les plus riches, la participation de la population noire n'est que de 15% du total. »

Après avoir cité d'autres chiffres concernant notamment les indices de mortalité infantile, de revenus, de chômage, de scolarité et d'accès au services publics, la Commission conclut :

7 Données IBGE

8 Données Banque Mondiale

9 Données IBGE - Síntese dos Indicadores Sociais 2017

« Le scénario global se caractérise par l'existence d'une différence significative entre le mode de vie des Noirs et des Blancs au Brésil. »

La Commission note ensuite :

« Le manque d'importance donnée à la question raciale, jusque dans les secteurs les plus progressistes prouve la force du racisme dans la société brésilienne. Ce racisme peut être défini comme une idéologie, c'est à dire, comme un ensemble de croyances et valeurs qui classifient et ordonnent les individus en fonction de leur phénotype. Selon l'échelle de valeur produite par le racisme, l'archétype blanc européen revêt la position dominante, comme modèle positif supérieur, alors qu'à l'opposé, l'archétype noir africain persiste comme modèle négatif inférieur. Le racisme est incrusté dans les relations sociales en général. Il agit comme une espèce de filtre social, ouvrant des opportunités à certains et fermant des portes à d'autres et dessine une société extrêmement inégale et injuste, dont les bases reposent sur le clivage racial. »

Le rapport de la Commission d'Enquête Parlementaire rappelle ensuite les racines historiques du racisme brésilien :

« En tant qu'idéologie, le racisme s'est développé comme source d'inspiration pour la construction de l'idéal national. À partir de la seconde moitié du XIXème siècle, avec la naissance des théories eugénistes, qui stipulaient la supériorité de la race blanche, se renforce l'idée de la nécessité du blanchissement comme unique possibilité de construction d'une nation développée. Ainsi, alors que le pays discutait la suppression du régime esclavagiste, le racisme scientifique gagnait du terrain et subventionnait la création de politiques tournées vers l'immigration d'éléments européens en vue du blanchissement de la société brésilienne. »

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Enfin, la Commission postule que :

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« au Brésil, le racisme a pour effet de naturaliser la réalité en place, de favoriser l'absence de changements sociaux et de participer à la perpétuation des inégalités, de la pauvreté et de la misère. La société brésilienne ne parvient pas à concevoir l'existence d'un contingent gigantesque de pauvres, de mendiants et d'individus habitant dans des bidonvilles, comme une situation méritant d'être affrontée et solutionnée. Au contraire, tout cela semble faire partie d'un naturel et séculaire paysage social brésilien. Le racisme empêche que les individus reconnaissent dans les pauvres et les misérables leurs semblables. Il n'y a aucune indignation ni volonté de changement de la part des classes moyennes et supérieures. C'est comme s'il existait des catégories distinctes de personnes. Un groupe privilégié disposant des droits de la citoyenneté et un autre dont la réalité est au contraire celle de la pauvreté, de la misère et du manque d'État et de citoyenneté. Se crée ainsi un terreau culturel favorable à la perpétuation des inégalités. Le racisme revêt un rôle fondamental dans ce processus. »

10 (CPI do Assassinato de Jovens, 2016).

Le Brésil reste ainsi un pays hautement inégalitaire et où, statistiquement, la couleur de peau entretient des liens étroits avec le statut social. Pour en saisir toute la teneur, il faut penser en terme d'intersectionnalité et porter un regard macro-sociologique sur la réalité de la société brésilienne : statistiquement, les marqueurs sociaux se recoupent : les Noirs sont pauvres, les pauvres vivent en périphérie, les gens qui vivent en périphérie sont pauvres, les pauvres sont noirs... Comme nous le verrons par la suite, la racisme sert de toile de fond permettant de légitimer un « autoritarisme socialement implanté » (Pinheiro, 1994) dont les effets sont la ségrégation urbaine et le contrôle parfois violent des populations vulnérables.

Natal

Natal est une ville de 885.180 habitants (environ 1,5 million avec la région

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métropolitaine) et s'étend sur un territoire d'environ 167 km2. Elle est la capitale de l'État du Rio Grande do Norte dans le Nordeste Brésilien. Elle est divisée en 4 grandes régions administratives (Zone Nord, Zone Sud, Zone Ouest et Zone Est) et en 36 quartiers. Comme

10 Traductions de l'auteur

11 Estimations IBGE, 2017.

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beaucoup d'autres agglomérations brésiliennes, Natal se présente comme une ville architecturalement marquée par l'existence de fortes inégalités économiques, le paysage urbain alternant entre hauts immeubles luxueux, quartiers précaires de périphérie,

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« condominios fechados » , favelas et quartiers résidentiels.

Carte 2 : Carte administrative de Natal

Carte des divisions administratives de Natal Source : SEMSURB, 2010

12 Le terme portugais « condominio » qui n'a pas vraiment de traduction en français, désigne des structures habitationnelles régies par un droit de propriété partagé. Dans la pratique, il s'agit d'immeubles ou de conglomérat de maisons possédant des espaces communs et étant, dans la majorité des cas, des espaces hautement sécurisés destinés aux classes privilégiées.

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Capim Macio et le Conjunto dos Professores

Capim Macio est un quartier principalement résidentiel, situé dans la Zone Sud de Natal. Il affiche des prix au mètre carré, parmi les plus chers de la capitale et est constitué en majorité d'immeubles luxueux et de vastes maisons. Les salaires de ses habitants sont parmi les plus élevés de la ville (au début des années 2000, 58% des habitants de ce quartier gagnaient plus de 10 salaires minimums . Le quartier occupe une position

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privilégiée au sein de la capitale : il est voisin du quartier touristique de Ponta Negra et de la plage du même nom ; il est traversé par la principale artère de la ville, l'avenue Roberto Freire, ce qui rend l'accès aux autres quartiers de la ville relativement aisé ; il abrite plusieurs universités privées et débouche directement sur l'Université Fédérale ; il possède également de nombreux restaurants, centres commerciaux et supermarchés. En 2010, Capim Macio abritait un peu plus de 20 000 habitants répartis dans 12 sous-quartiers. Environ 60% de cette population habitent dans des maisons et 40% dans des immeubles.14

Le Conjunto dos Professores est un de ces sous-quartiers de Capim Macio. Lors du dernier recensement, en 2009, il était composé de 256 unités d'habitation et abritait 1024 habitants. À l'exception de quelques très rares immeubles, presque toutes les foyers sont des maisons, souvent de un ou deux étages avec garage et jardin. C'est un sous-quartier presque uniquement résidentiel, avec très peu de commerces. S'il fut initialement construit dans le but de loger les professeurs de l'Université Fédérale qui lui fait face, aujourd'hui, le sous-quartier a beaucoup perdu de cette spécificité et est habité par des personnes aux professions variées. Mis à part la place centrale Helio Galvão, le Conjunto dos Professores est essentiellement constitué de rues et de maisons relativement similaires les unes aux autres.

13 Au brésil, les statistiques utilisent généralement la valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres salaires.

14 Sources : SEMSURB, 2010

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry