Introduction
Plus de 60.000 homicides ont été
enregistrés au Brésil en 2017. Soit une moyenne d'environ 170 par
jour. À titre de comparaison, entre 2011 et 2015, la Guerre de Syrie a
fait 256.000 victimes, quand, sur la même période, 279.000
personnes décédaient de mort violente au Brésil. En 2012,
le Brésil se plaçait ainsi à la 7ème place du
classement mondial des pays selon leurs taux d'homicides avec un taux de 27,4
pour 100.000 habitants (contre 5,3 aux États-Unis ou 0,6 en France)
(Waiselfisz, 2014, p.73-74).
Dans ce pays aux dimensions continentales, 54,5% de ces
victimes d'homicides avaient entre 15 et 29 ans, 91,6% étaient des
hommes et 73% s'identifiaient comme Noirs ou Métisses. Les taux
d'homicides chez les populations jeunes et Noires ou Métisses montent
ainsi à 80,7 pour 100.000 habitants (Ibid, p.152).
Ces chiffres sont issus d'un rapport sur la violence
brésilienne, coordonné par le sociologue Julio Jacobo Waiselfisz,
titulaire du Prix National de la Sécurité Publique et des Droits
Humains. Dans l'introduction de ce précieux document,
l'ex-présidente de la République Dilma Rousseff, commente :
« La violence contre la jeunesse noire est maintenant un
problème d'État au Brésil. Un des grands défis du
gouvernement brésilien est la création de politiques capables de
réduire la violence, principalement dans les périphéries
du pays, où résident les jeunes en situation de
vulnérabilité sociale. [...] Je tiens à vous dire que le
Gouvernement Fédéral donnera tout son soutien au Plan
«Jeunesse Vivante» (Juventude Viva), et nous articulons toutes les
sphères, tous les ministères, tous les gouvernements
étatiques mais aussi la justice [...] pour assurer qu'il y ait de fait
une focalisation sur ce que beaucoup désignent sous le nom de
génocide de la jeunesse noire. » (Ibid, p. 1)
1
Le problème de la criminalité urbaine est
récent au Brésil. Ce n'est en effet qu'à partir de la fin
des années 70 et du début des années 80 que celle-ci
commence à s'établir dans le
1 Traduction de l'auteur
11
paysage social comme une des principales problématiques
nationales. Conjointement à son développement progressif, son
corollaire, la peur de la criminalité a fait une entrée
foudroyante dans la culture brésilienne et dans les consciences
individuelles. En effet, bien que les homicides touchent essentiellement la
jeunesse masculine Noire et économiquement défavorisée du
pays, la criminalité urbaine atteint cependant divers autres groupes
sociaux, notamment sous la forme de crimes contre les biens, et entretient un
fort sentiment d'insécurité largement partagé par toutes
les classes sociales. Dans un pays où les ressources économiques
privées sont bien souvent utilisées pour combler les
défaillances de l'État - comme c'est régulièrement
le cas dans le domaine de la sécurité - les habitants des jeunes
métropoles brésiliennes mettent en place, selon leur
inventivité et leurs possibilités financières, des
stratégies sécuritaires censées les mettre à l'abri
des actes de criminalité urbaine. Que ces dernières prennent la
forme de pratiques quotidiennes de vigilance, de contrôle citoyen
minutieux des quartiers résidentiels ouverts, d'auto-enfermement dans
des complexes hautement sécurisés, de mise à
l'écart des populations jugées dangereuses ou
d'incarcération des groupes sociaux criminalisés, elles
façonnent des géométries urbaines qui tendent à
transformer les villes en « phobopoles », c'est-à-dire en
« villes dominées par la peur de la criminalité violente
» et par le contrôle
2
croissant de leurs espaces (Souza, 2008). D'autre part, le
sentiment croissant d'insécurité génère une
omniprésence de la question criminelle dans les discours - que ceux-ci
émanent de la classe politique, de la sphère médiatique ou
de la société civile - et participe à l'entretien d'un
ordre symbolique du monde sous-tendu par une idéologie
sécuritaire.
Dans la suite des nombreuses recherches déjà
réalisées au Brésil sur la criminalité, la peur de
la criminalité et la sécurité, il s'agira alors dans ce
travail de questionner les pratiques et les discours sécuritaires afin
notamment de faire émerger les problématiques qu'ils
véhiculent.
Apporter des réponses pratiques à l'augmentation
de la criminalité urbaine relève en grande partie du travail des
différents organes publics - mais aussi de la mise en place
d'initiatives citoyennes. De toute évidence il s'agit là d'une
entreprise fastidieuse et d'une infinie complexité, notamment pour avoir
à faire à la réalité imprévisible du monde
humain. Cette entreprise requiert un habile jonglage entre politiques
préventives et répressives, entre mesures sociales et
économiques, entre programmes à court-terme, à moyen terme
et à
2 Traduction de l'auteur
12
long-terme. Malheureusement, il n'existe aucune solution
miracle pour faire baisser les indices de criminalité.
Réfléchir de manière théorique sur
ces questions est une entreprise plus commode. Aucun anthropologue ni aucun
sociologue, dans les cadres de ses fonctions, n'a jamais envoyé un
régiment de police démanteler un réseau criminel dans une
des 800 favelas de Rio de Janeiro et sûrement aucun n'a jamais dû
se sentir responsable de la centaine de meurtres de policiers
comptabilisée dans la « cité merveilleuse » chaque
année. Cependant, le rôle du chercheur en sciences sociales
travaillant sur les questions de criminalité urbaine n'est pas
nécessairement celui de proposer des solutions. Je crois plutôt
que sa tâche est celle de faire émerger des problématiques
utiles à la réflexion en vue de la production de politiques
adéquates. Mon souhait, derrière ce travail, est de voir un jour
le cycle de la violence brésilienne s'arrêter. Ma contribution
sera alors celle de mettre en évidence, sur le papier, certains
mécanismes sociaux par lesquels ce cycle est alimenté.
Assurément, il s'agit d'un maigre apport et d'autre part, j'ai bien
conscience que les conclusions de ce travail pourront sembler quelque peu en
décalage face aux nécessités sécuritaires
immédiates de nombreux citoyens. Cependant, la paix sociale et le bien
vivre ensemble sont à mon sens des objectifs à définir
aujourd'hui pour prendre effet demain. La violence quant à elle, si elle
peut résoudre rapidement un problème, ce n'est à mon avis
que pour le voir revenir régénéré et
démultiplié.
Ici et là-bas
J'ai passé presque trois années de ma vie
à Natal, dans le Nordeste brésilien. Pendant trois ans, j'y ai
partagé le quotidien des Natalenses. J'ai appris à
connaître leur culture et leur mode de vie, j'ai écouté
leurs aspirations et leurs mécontentements, j'ai goûté
à leurs joies et j'ai profité des plaisirs qu'offre le
Brésil. Avec le temps, avec le perfectionnement de mon portugais, avec
l'incorporation en moi de la culture hôte, j'ai commencé à
me sentir non plus étranger mais presque citoyen. Mon sort me semblait
de plus en plus lié à celui des Brésiliens. Avec eux, j'ai
partagé de nombreux moments heureux mais j'ai aussi fait
l'expérience de leurs problèmes. J'ai été
confronté à la criminalité urbaine, j'ai partagé
plusieurs fois leur peurs et leurs angoisses, j'ai accompagné et
déploré la crise politique que traverse le pays et de nombreuses
fois, j'ai rêvé avec eux d'une société plus juste.
Aujourd'hui j'écris ce travail en français, dans ma langue
maternelle et mon lectorat
13
sera donc francophone. Il pourra peut-être servir
à certains de mes concitoyens qui, comme moi, s'intéressent
à la question de la criminalité sur le continent
Sud-américain. En tout cas, je ne voudrais pas qu'il soit lu sous le
signe de l'exotisme. Teresa Caldeira nous avait averti que « les
anthropologues du «style euro-américain» procèdent
généralement comme Marco Polo : ils décrivent les villes
étrangères qu'ils visitent à des personnes qui n'y ont
jamais été, sans parler de leurs propres sociétés
et cultures » , (Caldeira, 2000, p. 19) garantissant ainsi
3
que ces dernières restent préservées.
S'il est vrai que mon écriture s'inscrit dans ce cadre et que la France
est très peu mentionnée dans ce travail, je voudrais rappeler que
le monde est aujourd'hui globalisé et que les problématiques que
je soulève ici pourraient ne pas être si éloignées
de la réalité française. Certes les chiffres de la
criminalité urbaine en France n'atteignent pas un dixième de ceux
du Brésil. Cependant, ce travail met en avant certains aspects de la
société brésilienne qui devraient nous faire
réfléchir sur nos propres sociétés. Je pense
notamment à la manière dont la peur de la criminalité
engendre une crainte de l'altérité et la criminalisation de toute
une frange de la population. Il me semble que des parallèles
évidents pourront être fait à ce propos. Si effectivement
ce travail s'établit comme une critique sociale de la
société brésilienne et pourra emporter le lecteur vers des
paysages lointains, il faut toutefois, pendant sa lecture, garder à
l'esprit que peu importe les époques ou les lieux, les mécanismes
qui sous-tendent la violence sont souvent les mêmes.
D'autre part, si ce travail est écrit en
français, c'est parce qu'il devait être présenté en
France. Cela ne m'a pas laissé l'opportunité du doute sur la
langue à utiliser et je crois que de toute façon, si j'avais pu
choisir, je me serais tourné vers la facilité et donc vers ma
langue maternelle. Mais aujourd'hui que je tiens ce document dans mes mains, je
voudrais qu'il soit en portugais. Car il concerne beaucoup plus mes amis
brésiliens, quotidiennement affectés par les questions qui y sont
traitées. Natal est une ville qui me tient à coeur, une ville
à laquelle mon identité est liée et dont je me sens en
quelque sorte citoyen. Or, « les villes dont nous sommes citoyens sont des
villes dans lesquelles nous souhaitons intervenir, des villes que nous voulons
construire, réformer, critiquer et transformer » (Caldeira,
2000,
4
p.20). Ce travail critique Natal. Mais j'aurais aimé
que cette critique soit constructive, qu'elle participe à transformer la
ville. Je ne voudrais pas que cette critique reste une critique
française du Brésil adressée à des Français
qui en lisant ce travail risquent d'ailleurs de perdre l'envie de
connaître ce pays tout en contraste. Peut-être qu'un jour je le
traduirai.
3 Traduction de l'auteur
4 Traduction de l'auteur
14
Méthodologie
Je voudrais avant tout faire une remarque d'ordre syntaxique.
Si je reconnais que l'utilisation à l'écrit du masculin pour
désigner des groupes mixtes reproduit dans la langue les
mécanismes de la domination masculine et qu'il serait plus juste
d'utiliser des formes telles que : « é/ée », je
considère cependant que ces nouvelles incitations scripturales rendent
moins fluide la lecture. J'ai essayé dans la mesure du possible, d'opter
pour des tournures de phrases qui ne produisent pas de discrimination de genre.
D'autre part, jamais le mot « homme » n'a été
employé ici pour se référer à la catégorie
humaine dans son ensemble. J'ai conscience que ce ne sont que de maigres
contributions insuffisantes et je m'excuse par avance pour les
déceptions que mon écriture pourrait causer chez certain/es.
Ce travail n'a pas été le centre de mon
intérêt pendant les trois années que j'ai passées
à Natal. Je n'ai en effet commencé à appréhender
les questions de criminalité et de sécurité dans une
optique académique qu'à partir de ma dernière année
au Brésil. Cependant la question de la criminalité
brésilienne a, dès mes premiers pas sur le continent, fortement
attiré mon attention et apprendre à vivre dans une ville
affichant un des plus forts taux d'homicides au monde a été
d'ailleurs, je crois, l'un des aspects les plus marquants de mon
expérience d'expatrié. Pour cette raison, j'ai tendance à
considérer que mon ethnographie des pratiques et discours
sécuritaires a commencé dès mon arrivée sur le
territoire, d'autant que le quartier dans lequel j'ai résidé
pendant trois ans est également celui qui sert de cadre ethnographique
à ce travail.
Concernant l'enquête de terrain à proprement
parler, elle a été réalisée entre les mois de mars
2017 et mars 2018 à Natal. Après avoir interrogé quelques
personnes de mon quartier quant à leur sentiment face à
l'augmentation de la criminalité, j'ai rapidement été
dirigé vers Fiona , Présidente du Conseil communautaire de
sécurité du Conjunto dos
5
Professores, qui m'a introduit auprès des
différents participants de ce conseil. C'est avec eux qu'a
été réalisée la plus grande partie des entretiens
utilisés dans ce travail. D'autre part, la fréquentation de ces
individus m'a aussi amené à côtoyer
régulièrement divers agents de police. Deux d'entre eux ont
accepté de se livrer à des entretiens : le Capitaine Styvenson et
le Colonel Major Correia Lima.
5 Dans un soucis d'anonymat, tous les noms des
enquêtés ont été modifiés.
15
Le Conseil communautaire de sécurité du Conjunto
dos Professores est une association citoyenne de sécurité
basée dans le quartier du Conjunto dos Professores qui a pour objectif
le rapprochement des habitants - notamment grâce aux nouvelles
technologies de l'information et de la communication - en vue de promouvoir la
sécurité au sein du quartier. Il compte environ 700
adhérents dont les degrés de participation sont extrêmement
variés. Alors que certains ont simplement donné un justificatif
de domicile pour être admis au sein des groupes Whatsapp du Conseil et ne
suivent que de loin les discussions qui s'y tiennent, d'autres se
réunissent plusieurs fois par mois pour discuter activement des mesures
à prendre pour améliorer la sécurité dans le
quartier. Si la plupart des entretiens ont été
réalisés avec des membres actifs de l'association et donc avec
des individus particulièrement concernés par les questions de
sécurité, j'ai aussi pris le soin d'interroger des personnes plus
en retrait ainsi que certaines personnes ne faisant pas partie du Conseil
communautaire de sécurité (mais résidant dans le
quartier). Tous les entretiens ont été menés de
manière semi-directive et ont été enregistrés.
D'autre part, résidant moi-même dans le Conjunto
dos Professores au moment de l'enquête, j'ai pu intégrer les
différents groupes Whatsapp du Conseil communautaire de
sécurité : « Comunidade », « Emergência
1» , « Emergência 2 » et « Emergência 3 ».
Les groupes Emergência 1, 2 et 3 sont des groupes d'urgence comme leur
nom l'indiquent. Ils servent aux habitants à communiquer rapidement
lorsqu'ils font face à un incident criminel ou lorsqu'ils suspectent
l'imminence d'un tel incident. L'application Whatsapp n'offrant la
possibilité de constituer des groupes que de 256 personnes au maximum,
ces groupes sont presque remplis. C'est la raison pour laquelle il existe trois
groupes « Emergência » et non un seul. Le groupe «
Comunidade » permet quant à lui aux individus qui en font partie de
discuter entre eux en toute liberté. Alors que, dans un souci
d'efficacité, au sein des groupes « Emergência », toute
conversation n'ayant pas pour objet un événement urgent est
interdite, sur le groupe « Comunidade » au contraire, les
participants peuvent se livrer à des débats aussi variés
qu'ils le souhaitent.
Ma présence au sein de ces groupes constitue une source
significative des informations que j'ai pu recueillir. En effet, pendant un an,
j'ai lu avec attention toutes les conversations échangées au
travers de l'application et j'ai recopié celles qui attiraient mon
attention. Si cette méthode d'enquête ne pouvait supplanter la
réalisation d'entretiens, il faut toutefois noter qu'elle
présente certains avantages. En premier lieu, je crois pouvoir affirmer
que plusieurs participants à ces groupes n'avaient tout simplement pas
conscience de mon
16
existence et ne savaient pas qu'ils faisaient l'objet d'une
enquête ethnographique. Cela peut poser un problème d'un point de
vue éthique, mais il me semble qu'à partir du moment où
leur anonymat est conservé, ils n'encourent aucun préjudice. En
revanche cette méthode m'a permis de recueillir des informations brutes
sans que l'observation ne participe à la modification du sujet
d'observation. En effet, dans ce cas précis, ma présence sur les
groupes Whatsapp « Comunidade » et « Emergência »
étant ignorée de certains, ces derniers ont pu articuler des
discours qu'ils n'auraient peut-être pas tenus ou qu'ils auraient
peut-être nuancés s'ils s'étaient sus «
observés ». En deuxième lieu, cette « observation 2.0
» m'a permis d'avoir un aperçu général des discours
d'une bonne partie des 700 membres du Conseil communautaire de
sécurité, chose qu'il aurait été bien plus
compliqué d'atteindre au travers d'entretiens. Ainsi, si les entretiens
m'ont permis d'approfondir les sujets qui m'intéressaient et de
recueillir des récits beaucoup plus étoffés. La lecture
des conversations se déroulant sur les groupes Whatsapp m'a aidé
à inscrire les discours particuliers dans la « culture » plus
générale du groupe d'habitants et de constater
l'adéquation des propos recueillis lors des entretiens avec les modes de
pensée du groupe. En définitive, je crois que la combinaison de
ces deux méthodes d'enquête m'a offert la possibilité d'une
observation à la fois ciblée et détaillée autant
qu'élargie et englobante.
Repères spatiaux
L'enquête a été réalisée
dans le Conjunto dos Professores qui est un sous-quartier du quartier de Capim
Macio. Le quartier de Capim Macio se trouve dans la Zone Sud de Natal, capitale
de l'État du Rio Grande do Norte, située dans le Nordeste
brésilien.
Le Brésil
Le Brésil est un pays de 8,5 millions de km2
et d'environ 208 millions d'habitants. Il est divisé en cinq
régions : Norte, Nordeste, Centro, Sud et Sudeste et en 27 Unités
Fédératives (ou « États »).
17
Carte 1 : Carte politique du Brésil
Carte Politique du Brésil montrant les 5
régions et les 27 Unités Fédératives.
Sources : IBGE - 2018
Colonie portugaise pendant plus de trois siècles, le
Brésil déclare son indépendance le 7 septembre 1822, sous
le règne du régent Dom Pedro qui se fait couronner Empereur et
prend le nom de Pierre Ier. Suite à la proclamation de l'abolition de
l'esclavage par son fils Pierre II en 1888, les grands propriétaires
terriens renversent l'Empire et proclament la République en 1889.
Celle-ci sera désignée plus tard comme la « Vieille
République » ou la « République Café com
leite » (café au lait) du fait de la mainmise des grands
propriétaires de l'industrie du café et du lait sur le pouvoir
politique et économique. En conséquence de la crise
économique mondiale de 1929, l'oligarchie de la Vieille
République est renversée par un coup d'État fomenté
par Getulio Vargas, le 4 novembre 1930. Après quatre ans à la
tête de l'État, Getulio Vargas est élu Président en
1934 et se lance dans des réformes novatrices (droit de vote des femmes,
institution de la sécurité sociale,...) avant de céder
à la tentation fasciste : l'Estado Novo interdit les partis politiques
et soumet la presse à une étroite censure. Au sortir de la
Seconde Guerre Mondiale, le Brésil passe ensuite par une ouverture
18
démocratique durant laquelle les présidents
élus par le Congrès se succèdent. Mais en 1964, le trop
progressiste João Goulart est renversé par le corps militaire qui
instaure l'état d'exception. Dans le contexte de la Guerre Froide, cette
prise de pouvoir est justifiée par une « remise en ordre »
anti-communiste. Mais peu à peu les principes de l'État de droit
sont bafoués et la dictature s'installe au Brésil,
précédent ainsi de quelques années ses voisins (Chili et
Uruguay en 1973, Argentine en 1976). Des escadrons de la mort sont
constitués. Ils pratiquent la torture et traquent les opposants
politiques qui forment à partir des années 70 la majorité
de la population carcérale du pays. Après plus de 15 ans de
régime militaire, le début des années 80 marque un retour
progressif de l'État de droit et débouche sur la fin de la
dictature en 1985 et sur la promulgation d'une nouvelle Constitution en 1988,
qui instaure la démocratie représentative basée sur le
suffrage universel. Le Brésil est ainsi une jeune démocratie et
trente années n'ont pas suffi à mettre définitivement fin
au pouvoir du corps militaire qui reprend de sa vigueur à mesure que la
criminalité urbaine se fait de plus en plus présente dans la
société. D'autre part, en 2016, la Présidente Dilma
Rousseff a été destituée par le Congrès au travers
de ce que la plupart des commentateurs s'accordent à nommer un coup
d'État institutionnel.
Concernant la conjoncture politique, ce travail s'inscrit donc
dans le cadre d'une période trouble et mouvementée, où
l'avenir de la la démocratie semble incertain. Début 2018, au
cours d'une année marquée par les futures élections,
l'ex-président Luiz Inácio da Silva Lula a été
incarcéré pour corruption dans le cadre de la retentissante
affaire « Lava Jato ». Le leader populiste de gauche, qui
était présenté comme le principal prétendant
à la tête de l'État, voit ainsi ses chances de se
présenter aux élections extrêmement réduites. Fait
qui mérite d'être cité, la veille du jugement par le
Tribunal Fédéral Suprême, du recours de Lula, le
Général de l'armée brésilienne Eduardo Villas
Bôas, affirmait, dans une menace à peine voilée contre la
plus haute institution judiciaire du pays :
« Je garantis à la Nation que l'Armée
Brésilienne partage l'aspiration de tous les citoyens du bien
[cidadãos de bem] au refus de l'impunité et au respect
de la Constitution, à la paix sociale et à la Démocratie,
tout autant qu'elle reste attentive à ses missions institutionnelles.
»6
Suite à l'incarcération du chef du Parti des
Travailleurs, une autoroute s'est ouverte pour le candidat d'extrême
droite et militaire réserviste Jair Bolsonaro, aujourd'hui
cité
6 Traduction de l'auteur. Folha de São Paulo, 3 avril
2018, « Na véspera de julgamento sobre Lula, comandante do
Exército diz repudiar impunidade ».
19
comme favori par les instituts de sondages. Celui qui a
commencé son parcours politique sous la dictature est notamment connu
pour ses positions en faveur de la peine de mort, de la réduction de la
majorité pénale, du droit au port d'arme, et pour ses prises de
paroles virulentes contre les droits des homosexuels et des
minorités.
Du point de vue économique, le Brésil est la
septième économie mondiale avec un PIB de 2 396 milliards de
dollars en 2012. Sa balance commerciale est positive et sa dette
extérieure est d'environ 321 milliards de dollars. Mais le Brésil
est aussi et surtout un des
7
pays les plus inégalitaires du monde avec un coefficient
de Gini de 0,513 en 2015 . Selon le
8
World Inequality Data Base, dirigé par Thomas Piketty,
au Brésil, les 1% les plus riches se partagent 28,3% du revenu national.
À l'autre extrémité, 52,2 millions de brésiliens,
soit un quart de la population totale, vivent au dessous du seuil de
pauvreté et 13,35 millions se trouvent dans une situation
d'extrême pauvreté.9
Ces chiffres doivent être mis en relation avec la
prétendue « Démocratie Raciale » dont le Brésil
se vantait jusqu'il y a peu devant la Communauté Internationale. En
effet, malgré les apparences affichées, cent trente ans
après l'abolition de l'esclavage, l'histoire n'a pas encore permis aux
afro-descendants d'accéder au même statut social,
économique et politique que les populations blanches. À ce
propos, le rapport de la Commission d'Enquête du Sénat sur les
Assassinats de Jeunes est particulièrement éclairant :
« Les données de l'IBGE concernant la
pauvreté au Brésil montrent qu'actuellement, le contingent de la
population noire, qui représente 53,6% de la population totale, est
sur-représentée au sein des 10% les plus pauvres, avec une
participation de l'ordre de 76%. Inversement, si nous observons les groupes aux
revenus les plus élevés, la sous-représentation de la
population noire n'est pas moins flagrante. Parmi les 1% les plus riches, la
participation de la population noire n'est que de 15% du total. »
Après avoir cité d'autres chiffres concernant
notamment les indices de mortalité infantile, de revenus, de
chômage, de scolarité et d'accès au services publics, la
Commission conclut :
7 Données IBGE
8 Données Banque Mondiale
9 Données IBGE - Síntese dos Indicadores Sociais
2017
« Le scénario global se caractérise par
l'existence d'une différence significative entre le mode de vie des
Noirs et des Blancs au Brésil. »
La Commission note ensuite :
« Le manque d'importance donnée à la
question raciale, jusque dans les secteurs les plus progressistes prouve la
force du racisme dans la société brésilienne. Ce racisme
peut être défini comme une idéologie, c'est à dire,
comme un ensemble de croyances et valeurs qui classifient et ordonnent les
individus en fonction de leur phénotype. Selon l'échelle de
valeur produite par le racisme, l'archétype blanc européen
revêt la position dominante, comme modèle positif
supérieur, alors qu'à l'opposé, l'archétype noir
africain persiste comme modèle négatif inférieur. Le
racisme est incrusté dans les relations sociales en
général. Il agit comme une espèce de filtre social,
ouvrant des opportunités à certains et fermant des portes
à d'autres et dessine une société extrêmement
inégale et injuste, dont les bases reposent sur le clivage racial.
»
Le rapport de la Commission d'Enquête Parlementaire
rappelle ensuite les racines historiques du racisme brésilien :
« En tant qu'idéologie, le racisme s'est
développé comme source d'inspiration pour la construction de
l'idéal national. À partir de la seconde moitié du
XIXème siècle, avec la naissance des théories
eugénistes, qui stipulaient la supériorité de la race
blanche, se renforce l'idée de la nécessité du
blanchissement comme unique possibilité de construction d'une nation
développée. Ainsi, alors que le pays discutait la suppression du
régime esclavagiste, le racisme scientifique gagnait du terrain et
subventionnait la création de politiques tournées vers
l'immigration d'éléments européens en vue du
blanchissement de la société brésilienne. »
20
Enfin, la Commission postule que :
21
« au Brésil, le racisme a pour effet de
naturaliser la réalité en place, de favoriser l'absence de
changements sociaux et de participer à la perpétuation des
inégalités, de la pauvreté et de la misère. La
société brésilienne ne parvient pas à concevoir
l'existence d'un contingent gigantesque de pauvres, de mendiants et d'individus
habitant dans des bidonvilles, comme une situation méritant d'être
affrontée et solutionnée. Au contraire, tout cela semble faire
partie d'un naturel et séculaire paysage social brésilien. Le
racisme empêche que les individus reconnaissent dans les pauvres et les
misérables leurs semblables. Il n'y a aucune indignation ni
volonté de changement de la part des classes moyennes et
supérieures. C'est comme s'il existait des catégories distinctes
de personnes. Un groupe privilégié disposant des droits de la
citoyenneté et un autre dont la réalité est au contraire
celle de la pauvreté, de la misère et du manque d'État et
de citoyenneté. Se crée ainsi un terreau culturel favorable
à la perpétuation des inégalités. Le racisme
revêt un rôle fondamental dans ce processus. »
10 (CPI do Assassinato de Jovens, 2016).
Le Brésil reste ainsi un pays hautement
inégalitaire et où, statistiquement, la couleur de peau
entretient des liens étroits avec le statut social. Pour en saisir toute
la teneur, il faut penser en terme d'intersectionnalité et porter un
regard macro-sociologique sur la réalité de la
société brésilienne : statistiquement, les marqueurs
sociaux se recoupent : les Noirs sont pauvres, les pauvres vivent en
périphérie, les gens qui vivent en périphérie sont
pauvres, les pauvres sont noirs... Comme nous le verrons par la suite, la
racisme sert de toile de fond permettant de légitimer un «
autoritarisme socialement implanté » (Pinheiro, 1994) dont les
effets sont la ségrégation urbaine et le contrôle parfois
violent des populations vulnérables.
Natal
Natal est une ville de 885.180 habitants (environ 1,5 million
avec la région
11
métropolitaine) et s'étend sur un territoire
d'environ 167 km2. Elle est la capitale de l'État du Rio
Grande do Norte dans le Nordeste Brésilien. Elle est divisée en 4
grandes régions administratives (Zone Nord, Zone Sud, Zone Ouest et Zone
Est) et en 36 quartiers. Comme
10 Traductions de l'auteur
11 Estimations IBGE, 2017.
22
beaucoup d'autres agglomérations brésiliennes,
Natal se présente comme une ville architecturalement marquée par
l'existence de fortes inégalités économiques, le paysage
urbain alternant entre hauts immeubles luxueux, quartiers précaires de
périphérie,
12
« condominios fechados » , favelas et
quartiers résidentiels.
Carte 2 : Carte administrative de Natal
Carte des divisions administratives de Natal
Source : SEMSURB, 2010
12 Le terme portugais « condominio » qui n'a
pas vraiment de traduction en français, désigne des structures
habitationnelles régies par un droit de propriété
partagé. Dans la pratique, il s'agit d'immeubles ou de
conglomérat de maisons possédant des espaces communs et
étant, dans la majorité des cas, des espaces hautement
sécurisés destinés aux classes
privilégiées.
23
Capim Macio et le Conjunto dos Professores
Capim Macio est un quartier principalement résidentiel,
situé dans la Zone Sud de Natal. Il affiche des prix au mètre
carré, parmi les plus chers de la capitale et est constitué en
majorité d'immeubles luxueux et de vastes maisons. Les salaires de ses
habitants sont parmi les plus élevés de la ville (au début
des années 2000, 58% des habitants de ce quartier gagnaient plus de 10
salaires minimums . Le quartier occupe une position
13
privilégiée au sein de la capitale : il est
voisin du quartier touristique de Ponta Negra et de la plage du même nom
; il est traversé par la principale artère de la ville, l'avenue
Roberto Freire, ce qui rend l'accès aux autres quartiers de la ville
relativement aisé ; il abrite plusieurs universités
privées et débouche directement sur l'Université
Fédérale ; il possède également de nombreux
restaurants, centres commerciaux et supermarchés. En 2010, Capim Macio
abritait un peu plus de 20 000 habitants répartis dans 12
sous-quartiers. Environ 60% de cette population habitent dans des maisons et
40% dans des immeubles.14
Le Conjunto dos Professores est un de ces sous-quartiers de
Capim Macio. Lors du dernier recensement, en 2009, il était
composé de 256 unités d'habitation et abritait 1024 habitants.
À l'exception de quelques très rares immeubles, presque toutes
les foyers sont des maisons, souvent de un ou deux étages avec garage et
jardin. C'est un sous-quartier presque uniquement résidentiel, avec
très peu de commerces. S'il fut initialement construit dans le but de
loger les professeurs de l'Université Fédérale qui lui
fait face, aujourd'hui, le sous-quartier a beaucoup perdu de cette
spécificité et est habité par des personnes aux
professions variées. Mis à part la place centrale Helio
Galvão, le Conjunto dos Professores est essentiellement constitué
de rues et de maisons relativement similaires les unes aux autres.
13 Au brésil, les statistiques utilisent
généralement la valeur d'un salaire minimum (954 reais
aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres
salaires.
14 Sources : SEMSURB, 2010
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