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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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III/ Corps emprisonnables

« Ici c'est le cimetière de toutes les poésies, ironisait un ex-directeur de la Maison de Détention. »120

Quatrocentos contra Um : Uma história do Comando Vermelho, William da Silva Lima, 2001

A) Incarcération de masse

S'appuyant sur des statistiques réelles, l'historien fictionnel Diogo Fraga initie le film Tropa de Elite 2 avec une estimation de l'augmentation de la population carcérale :

« En 1996, la population carcérale brésilienne était de 148.000 détenus. Aujourd'hui, 10 ans plus tard, la population carcérale est de plus de 400.000 détenus. C'est plus que le double. Presque le triple. J'ai fait un calcul, pervers [...]. J'ai remarqué que la population carcérale brésilienne double en moyenne tous les 8 ans, alors que la population brésilienne, double tous les 50 ans. Si nous continuons ainsi, en 2081, la population brésilienne sera de 570 millions [...], alors que la population carcérale brésilienne sera de 510 millions. Autrement dit, 90% des brésiliens seront en taule ! » (Extrait du filme Tropa de Elite 2, José Padilha, 2010.)

En 2016, le nombre de détenus au Brésil était de 726 712. Si l'estimation proposée dans le film ne s'est pas vue entièrement réalisée, elle ne s'est cependant pas trompée de beaucoup : entre 2006 et 2016, soit en 10 ans, le nombre de prisonniers a presque doublé. Aujourd'hui, le Brésil possède ainsi la troisième plus importante population carcérale du monde, derrière les États-Unis et la Chine et devant la Russie. D'autre part, les prisons du pays sont presques toutes surpeuplées, le système carcéral n'offrant que 368.049 places.121

120 Traduction de l'auteur

121 Données Departamento Penitenciário Nacional (DEPEN) - 2016 .

134

Nombres de détenus au sein du système carcéral brésilien entre 1990 et 2015. Sources : Infopen

Cette population nombreuse et sa récente augmentation peuvent s'expliquer notamment par quatre facteurs :

Premièrement, il existe cette idée, répandue dans la société, que la prison est un outil efficace pour protéger les citoyens de la criminalité. Selon cette croyance, l'incarcération des agents criminels réduirait leur nombre dans les rues des métropoles et ferait en conséquence chuter les indices de criminalité. Nombreux sont ainsi mes interlocuteurs qui estiment la construction d'établissements pénitentiaires comme une mesure adaptée contre la criminalité. Claudio affirme qu' « il faut construire plus de prisons,

on en a besoin. Il y a un déficit absurde de la capacité carcérale. » (Entretien avec

122

Claudio, 52 ans, novembre 2017). Ainsi, malgré les nombreuses critiques faites au système carcéral, celui-ci bénéficie toutefois d'un appui important de la population qui y voit une des principales institutions de protection contre la criminalité.

Deuxièmement, depuis 2006, la loi pénale brésilienne n'indique pas les quantités de stupéfiants permettant de différencier la consommation du trafic, laissant au juge cette appréciation. Cependant les procès de ce type sont expéditifs et la plupart du temps les

122 Traduction de l'auteur

135

sanctions sont prononcées sans même que le juge ne prenne la peine de lire le dossier. En conséquence, d'une part, 25% des détenus hommes et 63% des détenues femmes sont enfermés pour trafic de stupéfiants 123 alors qu'il s'agit parfois de quantités dérisoires et, d'autre part, la justice est souvent rendue de manière inégalitaire, les juges ayant plus tendance à expédier les dossiers des individus économiquement fragilisés et à s'attarder plus longuement sur les cas de ceux en mesure de s'offrir les services d'un avocat. Selon le Ministère de la Justice, le trafic de stupéfiants est ainsi depuis quelques années la première cause d'incarcérations au Brésil, avec une augmentation de 339% entre 2006 et 2013.

Troisièmement, le manque de moyens humains et économiques de la justice conduit à l'impossibilité d'absorber efficacement l'ensemble des cas qui lui sont présentés. Ainsi environ 40% de la population carcérale brésilienne est constituée d'individus en attente de jugement, retenus dans des Centres de Détention Provisoire (CDP). En outre, il existe une quantité non négligeable de prisonniers qui ne devraient plus être incarcérés mais qui en raison de la lenteur de la justice et des processus administratifs sont toujours retenus captifs. Dans une interview au journal El Pais, le sociologue Rafael Godoi note qu' « un nombre important de prisonniers ont déjà les conditions d'être en régime semi-ouvert ou de sortir en conditionnelle. Ils pourraient être dans la rue mais ils ne le sont pas. Parfois il manque juste un document... » . En 2013, le

124 Conselho Nacional da Justiça (CNJ) conclut après une

étude des dossiers des 5845 détenus du Rio Grande do Norte, que 348 d'entre eux auraient déjà dû être hors des murs des établissements carcéraux.

Enfin, au Brésil le système pénal est devenu le corollaire de la déroute de l'État social. Comme le notait Loïc Wacquant à propos des États-Unis (mais qu'il est possible de transposer au cas brésilien), « à l'atrophie délibérée de l'Etat social correspond l'hypertrophie de l'Etat pénal : la misère et le dépérissement de l'un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la prospérité de l'autre. » (Wacquant, 1998). Derrière l'argument de la « guerre aux drogues », de la « guerre aux trafiquants », de la « guerre aux bandits » s'opère une criminalisation des franges de la population qui ne parviennent pas à s'insérer dans les cadres formels du marché du travail. Au Brésil comme aux États-Unis,

« la surreprésentation massive et croissante des Noirs à tous les paliers de
l'appareil pénal éclaire d'une lumière crue [une des] fonctions qu'assume le

123 Sources : Ministerio da Justicia.

124 El Pais edição Brasil, « Prisão não é a solução para a violência, ela é parte do problema », 14 janvier 2018. Traduction de l'auteur

136

système carcéral dans le nouveau gouvernement de la misère : suppléer au ghetto, comme instrument d'enfermement d'une population considérée comme déviante et dangereuse autant que superflue tant au niveau économique [...] que politique [...]. L'emprisonnement n'est à cet égard que la manifestation paroxystique de la logique d'exclusion dont le ghetto est le vecteur et le produit depuis son origine historique. » (Ibid)

Ainsi, les prisons brésiliennes se transforment peu à peu en « dépôts inhumains des classes marginalisées » (Minhoto, 2002). Selon le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique, en 2016, 61% des détenus n'avaient pas achevé l'enseignement primaire et 64% étaient Noirs.

Pourcentage des personnes privées de liberté au Brésil en 2016, selon leur niveau de scolarité Sources : Infopen - 2016

137

Pourcentage des personnes privées de liberté au Brésil en 2016 selon leur identification à une couleur de peau

Sources : Infopen - 2016

Corollairement, la prison fonctionne comme un vecteur de contrôle social des populations paupérisées. Dans la mesure, où l'ensemble des populations des périphéries urbaines tendent à être criminalisées - notamment au travers des stigmates dont souffrent certains marqueurs sociaux tels que le quartier de résidence, la religion, la condition économique, la couleur de peau ou le style vestimentaire -, les individus souffrant de ces stigmates cherchent à leur échapper et à éviter ainsi la répression en adoptant les codes des classes privilégiées. Le fait d'être habillé d'une certaine manière, de prouver l'insertion dans le marché du travail ou de suivre une certaine religion sont des artifices qui permettent aux individus des classes défavorisées de se démarquer des « bandits » et donc d'éviter la constante suspicion criminelle dont ces populations font l'objet. Par le biais de la menace de la répression, l'État carcéral s'institue ainsi comme un instrument de lutte contre la déviance et comme un outil de promotion d'une normalisation culturelle dont les codes peuvent être trouvés dans l'idéologie des classes dominantes.

Car de fait, comme nous allons le voir, la menace de l'incarcération a de quoi dissuader bon nombre d'individus.

138

B) Conditions inhumaines

Les récents massacres dans les unités carcérales du Nord et du Nord-Est du pays ont mis en lumière de façon flagrante la manière dont la société brésilienne conçoit ses prisonniers. Les individus emprisonnés sont marqués par la sujétion criminelle, ils sont classifiés comme infracteurs criminels par la Justice et comme « bandits » par l'opinion publique. Reclus dans les prisons, loin de la vue des populations, leur existence est régie par deux formes de pouvoir de l'État souverain identifiées par Foucault (1997) : le pouvoir de « faire mourir » et celui de « laisser mourir ».

Comme le notait Bauman,

« Ce qui s'est de fait passé au cours du processus civilisationnel, c'est une réutilisation de la violence et une redistribution de l'accès à la violence. Au même titre que tant d'autres choses que nous avons été entraînés à abominer et à détester, la violence a été retirée de notre vue, mais pas de l'existence. Elle est devenue invisible, au moins du confortable point de vue de l'expérience personnelle strictement circonscrite et privée. À la place, elle a été encerclée dans des territoires ségrégués et isolés, en général inaccessibles aux membres communs de la société, ou expulsée vers des «zones d'ombres» crépusculaires, [...] ou encore exportée vers des lieux lointains, en général dénués d'intérêt pour la vie et les affaires des êtres humains civilisés » (Bauman, 1999, p. 120).

125

Les prisons font figure d'exemple de ces territoires inaccessibles, isolés et lointains où sévissent la violence qui, légitimée par l'opinion publique, s'abat sur les corps des détenus dans l'environnement carcéral. Concernant le massacre d'Alcaçuz qui fit au moins 26 morts dans la prison du même nom située à une vingtaine de kilomètres de Natal début 2017, Juliana Melo et Raul Rodrigues commentent que, « s'il est possible de classifier le massacre comme une tuerie opérée par les propres prisonniers, il n'en reste pas moins qu'elle a été construite et légitimée socialement et institutionnellement. » (Melo, Rodrigues, 2017). Les auteurs affirment, en effet, que les différentes institutions responsables du système carcéral avaient été alertées à de maintes reprises de l'imminence d'un conflit, prévisible en raison de la promiscuité de deux groupes de détenus ennemis, incarcérés dans

125 Traduction de l'auteur

139

un même secteur, mais que toutes les réclamations furent archivées. D'autre part, les auteurs mettent en cause la gestion déplorable de l'événement par les autorités qui n'intervinrent que 6 jours après le début du massacre, n'entrant avant cela dans la prison que pour « retirer les corps - presque tous découpés, transformés en «bouts de chairs» et «déshumanisés». » (Ibid). En cause, toujours selon les auteurs, la propension de la société brésilienne (État et société civile) à concevoir l'agent criminel comme un individu extérieur au pacte social, et dont on peut « désirer qu'il meurt » (Misse, 2010) :

« Dans les rues cette perspective fut réaffirmée de différentes manières, comme par exemple dans des phrases telles que «laissez-les s'entretuer, qu'ils meurent, que ça soit de faim ou de soif» ou «pourquoi le gouvernement ne met pas directement le feu à Alcaçuz pour en finir avec ça une bonne fois pour toute ?» » (Melo, Rodrigues, 2017).

Les représentations sociales portant sur les agents criminels jointes à un isolement lointain dans des « zones d'ombres », participent en effet au maintien d'un système carcéral trop souvent condamné par les commentateurs. Le propre Ministère de la Justice reconnaissait, au travers d'un rapport, les conditions inhumaines des détenus, la présence de violences interpersonnelles, des déficiences dans la prise en charge des soins des prisonniers et des irrégularités concernant l'attention portée aux détenus atteints de troubles mentaux. Juliana Melo et Raul Rodrigues notent quant à eux à propos de la situation des

126

prisons de Natal que :

« Nous recevons quotidiennement des demandes d'appuis [de la part des familles de détenus] et des récits selon lesquels la nourriture, rare, arrive aux unités dans d'effroyables conditions. De plus, il y a des témoignages quant à la violation des droits dans toutes les sphères de la vie humaine : santé, alimentation, habillement, liens affectifs, sécurité et intégrité physique [...], il y a des requêtes sans réponses, des menaces et des humiliations inutiles. » (Melo, Rodrigues, 2017).

127

Pas si loin dans le temps, le 2 octobre 1992, suite à rébellion dans une prison de São Paulo, une intervention de la Police Militaire causa la mort de 111 détenus. L'événement,

126 Conselho Nacional da Justiça - 2013

127 Traductions de l'auteur

140

connu aujourd'hui sous le nom de « massacre de Carandiru », qui donna lieu à la condamnation à perpétuité de 23 policiers, fut cependant relativement bien accueilli par une frange de la population qui y voyait là, un service rendu à la société. Pour preuve, le Colonel Ubiratan qui dirigeait l'opération, malgré sa condamnation à 632 ans de réclusion criminelle, fût élu député de l'État de São Paulo en 2002, ce qui lui permit de reporter l'accomplissement de sa peine à 2006. Finalement, le Colonel n'aura jamais effectué sa peine de prison puisqu'il fut assassiné dans son appartement en septembre 2006. « Aqui se faz, aqui se paga » (Ce qui se fait se paye) pouvait on lire sur un des murs de l'immeuble où il résidait.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld