III/ Corps emprisonnables
« Ici c'est le cimetière de toutes les
poésies, ironisait un ex-directeur de la Maison de Détention.
»120
Quatrocentos contra Um : Uma história do Comando
Vermelho, William da Silva Lima, 2001
A) Incarcération de masse
S'appuyant sur des statistiques réelles, l'historien
fictionnel Diogo Fraga initie le film Tropa de Elite 2 avec une estimation de
l'augmentation de la population carcérale :
« En 1996, la population carcérale
brésilienne était de 148.000 détenus. Aujourd'hui, 10 ans
plus tard, la population carcérale est de plus de 400.000
détenus. C'est plus que le double. Presque le triple. J'ai fait un
calcul, pervers [...]. J'ai remarqué que la population carcérale
brésilienne double en moyenne tous les 8 ans, alors que la population
brésilienne, double tous les 50 ans. Si nous continuons ainsi, en 2081,
la population brésilienne sera de 570 millions [...], alors que la
population carcérale brésilienne sera de 510 millions. Autrement
dit, 90% des brésiliens seront en taule ! » (Extrait du filme Tropa
de Elite 2, José Padilha, 2010.)
En 2016, le nombre de détenus au Brésil
était de 726 712. Si l'estimation proposée dans le film ne s'est
pas vue entièrement réalisée, elle ne s'est cependant pas
trompée de beaucoup : entre 2006 et 2016, soit en 10 ans, le nombre de
prisonniers a presque doublé. Aujourd'hui, le Brésil
possède ainsi la troisième plus importante population
carcérale du monde, derrière les États-Unis et la Chine et
devant la Russie. D'autre part, les prisons du pays sont presques toutes
surpeuplées, le système carcéral n'offrant que 368.049
places.121
120 Traduction de l'auteur
121 Données Departamento Penitenciário Nacional
(DEPEN) - 2016 .
134
Nombres de détenus au sein du système
carcéral brésilien entre 1990 et 2015. Sources :
Infopen
Cette population nombreuse et sa récente augmentation
peuvent s'expliquer notamment par quatre facteurs :
Premièrement, il existe cette idée,
répandue dans la société, que la prison est un outil
efficace pour protéger les citoyens de la criminalité. Selon
cette croyance, l'incarcération des agents criminels réduirait
leur nombre dans les rues des métropoles et ferait en conséquence
chuter les indices de criminalité. Nombreux sont ainsi mes
interlocuteurs qui estiment la construction d'établissements
pénitentiaires comme une mesure adaptée contre la
criminalité. Claudio affirme qu' « il faut construire plus de
prisons,
on en a besoin. Il y a un déficit absurde de la
capacité carcérale. » (Entretien avec
122
Claudio, 52 ans, novembre 2017). Ainsi, malgré les
nombreuses critiques faites au système carcéral, celui-ci
bénéficie toutefois d'un appui important de la population qui y
voit une des principales institutions de protection contre la
criminalité.
Deuxièmement, depuis 2006, la loi pénale
brésilienne n'indique pas les quantités de stupéfiants
permettant de différencier la consommation du trafic, laissant au juge
cette appréciation. Cependant les procès de ce type sont
expéditifs et la plupart du temps les
122 Traduction de l'auteur
135
sanctions sont prononcées sans même que le juge
ne prenne la peine de lire le dossier. En conséquence, d'une part, 25%
des détenus hommes et 63% des détenues femmes sont
enfermés pour trafic de stupéfiants 123 alors qu'il
s'agit parfois de quantités dérisoires et, d'autre part, la
justice est souvent rendue de manière inégalitaire, les juges
ayant plus tendance à expédier les dossiers des individus
économiquement fragilisés et à s'attarder plus longuement
sur les cas de ceux en mesure de s'offrir les services d'un avocat. Selon le
Ministère de la Justice, le trafic de stupéfiants est ainsi
depuis quelques années la première cause d'incarcérations
au Brésil, avec une augmentation de 339% entre 2006 et 2013.
Troisièmement, le manque de moyens humains et
économiques de la justice conduit à l'impossibilité
d'absorber efficacement l'ensemble des cas qui lui sont
présentés. Ainsi environ 40% de la population carcérale
brésilienne est constituée d'individus en attente de jugement,
retenus dans des Centres de Détention Provisoire (CDP). En outre, il
existe une quantité non négligeable de prisonniers qui ne
devraient plus être incarcérés mais qui en raison de la
lenteur de la justice et des processus administratifs sont toujours retenus
captifs. Dans une interview au journal El Pais, le sociologue Rafael Godoi note
qu' « un nombre important de prisonniers ont déjà les
conditions d'être en régime semi-ouvert ou de sortir en
conditionnelle. Ils pourraient être dans la rue mais ils ne le sont pas.
Parfois il manque juste un document... » . En 2013, le
124 Conselho Nacional da Justiça (CNJ) conclut
après une
étude des dossiers des 5845 détenus du Rio
Grande do Norte, que 348 d'entre eux auraient déjà dû
être hors des murs des établissements carcéraux.
Enfin, au Brésil le système pénal est
devenu le corollaire de la déroute de l'État social. Comme le
notait Loïc Wacquant à propos des États-Unis (mais qu'il est
possible de transposer au cas brésilien), « à l'atrophie
délibérée de l'Etat social correspond l'hypertrophie de
l'Etat pénal : la misère et le dépérissement de
l'un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la
prospérité de l'autre. » (Wacquant, 1998). Derrière
l'argument de la « guerre aux drogues », de la « guerre aux
trafiquants », de la « guerre aux bandits » s'opère une
criminalisation des franges de la population qui ne parviennent pas à
s'insérer dans les cadres formels du marché du travail. Au
Brésil comme aux États-Unis,
« la surreprésentation massive et croissante des
Noirs à tous les paliers de l'appareil pénal éclaire
d'une lumière crue [une des] fonctions qu'assume le
123 Sources : Ministerio da Justicia.
124 El Pais edição Brasil, « Prisão
não é a solução para a violência, ela
é parte do problema », 14 janvier 2018. Traduction de l'auteur
136
système carcéral dans le nouveau gouvernement de
la misère : suppléer au ghetto, comme instrument d'enfermement
d'une population considérée comme déviante et dangereuse
autant que superflue tant au niveau économique [...] que politique
[...]. L'emprisonnement n'est à cet égard que la manifestation
paroxystique de la logique d'exclusion dont le ghetto est le vecteur et le
produit depuis son origine historique. » (Ibid)
Ainsi, les prisons brésiliennes se transforment peu
à peu en « dépôts inhumains des classes
marginalisées » (Minhoto, 2002). Selon le Ministère de la
Justice et de la Sécurité Publique, en 2016, 61% des
détenus n'avaient pas achevé l'enseignement primaire et 64%
étaient Noirs.
Pourcentage des personnes privées de
liberté au Brésil en 2016, selon leur niveau de scolarité
Sources : Infopen - 2016
137
Pourcentage des personnes privées de
liberté au Brésil en 2016 selon leur identification à une
couleur de peau
Sources : Infopen - 2016
Corollairement, la prison fonctionne comme un vecteur de
contrôle social des populations paupérisées. Dans la
mesure, où l'ensemble des populations des périphéries
urbaines tendent à être criminalisées - notamment au
travers des stigmates dont souffrent certains marqueurs sociaux tels que le
quartier de résidence, la religion, la condition économique, la
couleur de peau ou le style vestimentaire -, les individus souffrant de ces
stigmates cherchent à leur échapper et à éviter
ainsi la répression en adoptant les codes des classes
privilégiées. Le fait d'être habillé d'une certaine
manière, de prouver l'insertion dans le marché du travail ou de
suivre une certaine religion sont des artifices qui permettent aux individus
des classes défavorisées de se démarquer des «
bandits » et donc d'éviter la constante suspicion criminelle dont
ces populations font l'objet. Par le biais de la menace de la
répression, l'État carcéral s'institue ainsi comme un
instrument de lutte contre la déviance et comme un outil de promotion
d'une normalisation culturelle dont les codes peuvent être trouvés
dans l'idéologie des classes dominantes.
Car de fait, comme nous allons le voir, la menace de
l'incarcération a de quoi dissuader bon nombre d'individus.
138
B) Conditions inhumaines
Les récents massacres dans les unités
carcérales du Nord et du Nord-Est du pays ont mis en lumière de
façon flagrante la manière dont la société
brésilienne conçoit ses prisonniers. Les individus
emprisonnés sont marqués par la sujétion criminelle, ils
sont classifiés comme infracteurs criminels par la Justice et comme
« bandits » par l'opinion publique. Reclus dans les prisons, loin de
la vue des populations, leur existence est régie par deux formes de
pouvoir de l'État souverain identifiées par Foucault (1997) : le
pouvoir de « faire mourir » et celui de « laisser mourir
».
Comme le notait Bauman,
« Ce qui s'est de fait passé au cours du processus
civilisationnel, c'est une réutilisation de la violence et une
redistribution de l'accès à la violence. Au même titre que
tant d'autres choses que nous avons été entraînés
à abominer et à détester, la violence a été
retirée de notre vue, mais pas de l'existence. Elle est devenue
invisible, au moins du confortable point de vue de l'expérience
personnelle strictement circonscrite et privée. À la place, elle
a été encerclée dans des territoires
ségrégués et isolés, en général
inaccessibles aux membres communs de la société, ou
expulsée vers des «zones d'ombres» crépusculaires,
[...] ou encore exportée vers des lieux lointains, en
général dénués d'intérêt pour la vie
et les affaires des êtres humains civilisés » (Bauman, 1999,
p. 120).
125
Les prisons font figure d'exemple de ces territoires
inaccessibles, isolés et lointains où sévissent la
violence qui, légitimée par l'opinion publique, s'abat sur les
corps des détenus dans l'environnement carcéral. Concernant le
massacre d'Alcaçuz qui fit au moins 26 morts dans la prison du
même nom située à une vingtaine de kilomètres de
Natal début 2017, Juliana Melo et Raul Rodrigues commentent que, «
s'il est possible de classifier le massacre comme une tuerie
opérée par les propres prisonniers, il n'en reste pas moins
qu'elle a été construite et légitimée socialement
et institutionnellement. » (Melo, Rodrigues, 2017). Les auteurs affirment,
en effet, que les différentes institutions responsables du
système carcéral avaient été alertées
à de maintes reprises de l'imminence d'un conflit, prévisible en
raison de la promiscuité de deux groupes de détenus ennemis,
incarcérés dans
125 Traduction de l'auteur
139
un même secteur, mais que toutes les réclamations
furent archivées. D'autre part, les auteurs mettent en cause la gestion
déplorable de l'événement par les autorités qui
n'intervinrent que 6 jours après le début du massacre, n'entrant
avant cela dans la prison que pour « retirer les corps - presque tous
découpés, transformés en «bouts de chairs» et
«déshumanisés». » (Ibid). En cause, toujours selon
les auteurs, la propension de la société brésilienne
(État et société civile) à concevoir l'agent
criminel comme un individu extérieur au pacte social, et dont on peut
« désirer qu'il meurt » (Misse, 2010) :
« Dans les rues cette perspective fut
réaffirmée de différentes manières, comme par
exemple dans des phrases telles que «laissez-les s'entretuer, qu'ils
meurent, que ça soit de faim ou de soif» ou «pourquoi le
gouvernement ne met pas directement le feu à Alcaçuz pour en
finir avec ça une bonne fois pour toute ?» » (Melo, Rodrigues,
2017).
Les représentations sociales portant sur les agents
criminels jointes à un isolement lointain dans des « zones d'ombres
», participent en effet au maintien d'un système carcéral
trop souvent condamné par les commentateurs. Le propre Ministère
de la Justice reconnaissait, au travers d'un rapport, les conditions inhumaines
des détenus, la présence de violences interpersonnelles, des
déficiences dans la prise en charge des soins des prisonniers et des
irrégularités concernant l'attention portée aux
détenus atteints de troubles mentaux. Juliana Melo et Raul Rodrigues
notent quant à eux à propos de la situation des
126
prisons de Natal que :
« Nous recevons quotidiennement des demandes d'appuis [de
la part des familles de détenus] et des récits selon lesquels la
nourriture, rare, arrive aux unités dans d'effroyables conditions. De
plus, il y a des témoignages quant à la violation des droits dans
toutes les sphères de la vie humaine : santé, alimentation,
habillement, liens affectifs, sécurité et intégrité
physique [...], il y a des requêtes sans réponses, des menaces et
des humiliations inutiles. » (Melo, Rodrigues, 2017).
127
Pas si loin dans le temps, le 2 octobre 1992, suite à
rébellion dans une prison de São Paulo, une intervention de la
Police Militaire causa la mort de 111 détenus.
L'événement,
126 Conselho Nacional da Justiça - 2013
127 Traductions de l'auteur
140
connu aujourd'hui sous le nom de « massacre de Carandiru
», qui donna lieu à la condamnation à
perpétuité de 23 policiers, fut cependant relativement bien
accueilli par une frange de la population qui y voyait là, un service
rendu à la société. Pour preuve, le Colonel Ubiratan qui
dirigeait l'opération, malgré sa condamnation à 632 ans de
réclusion criminelle, fût élu député de
l'État de São Paulo en 2002, ce qui lui permit de reporter
l'accomplissement de sa peine à 2006. Finalement, le Colonel n'aura
jamais effectué sa peine de prison puisqu'il fut assassiné dans
son appartement en septembre 2006. « Aqui se faz, aqui se paga
» (Ce qui se fait se paye) pouvait on lire sur un des murs de
l'immeuble où il résidait.
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