Partie 5 : Construction sociale du
« bandit » et pratiques répressives
Comme nous l'avons vu, chez les participants au Conseil
communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores, la peur de
la criminalité est aussi une peur de l'Autre : une peur du criminel, du
« bandit », mais aussi une peur du différent, du
marginalisé, du pauvre, du Noir, du « favelado »... Cette
peur, traduite dans l'espace ségrégué, est un des facteurs
qui favorise l'émergence, au sein de la société
brésilienne, d'une radicalisation des discours à l'encontre de
certains individus et groupes sociaux (I), discours qui in fine,
légitiment la perpétuation de pratiques violentes de la part des
forces de l'ordre (II) et justifient le développement d'un État
carcéral et punitif (III). Ces pratiques, loin de résoudre le
problème de la criminalité urbaine, participent paradoxalement
à son développement.
I/ « Bandido bom é bandido morto »
« J'ai connu l'enfer, j'ai connu l'invisibilité,
j'ai connu ceux qui se saisissent de ta souffrance pour t'enfoncer un peu plus,
j'ai connu ceux qui t'offrent de la drogue pour que tu la consommes et la
vendes. J'ai choisi l'alcool. À 15 ans je n'avais déjà
plus envie de voir le soleil. Quand je me réveillais, il faisait
déjà nuit. Je buvais comme si l'alcool était un repas.
Quand je sortais dans la rue pour trouver de la thune, je voyais les autres
enfants heureux avec leurs parents, revenant de l'école. Bourrée
et affamée, je regardais les gens jeter à la poubelle des bouts
de pain que je voulais manger.
J'ai passé une semaine enfermée, buvant,
pleurant, dormant et à me souvenir de mon grand-père qui chantait
dans le jardin des musiques avec mon nom. Quelque chose me faisait croire que
je ne devais pas avoir peur, que je ne manquerais à personne. Quelque
chose me disait que j'allais faire mal à quelqu'un à n'importe
quel moment. Mais quelque chose me disait qu'il existait encore un endroit
heureux pour moi, avec des gens qui s'inquiétaient pour moi.
115
J'avais la haine de Dieu, du monde et des gens heureux, parce
que je devais manger les restes de nourriture de personnes qui faisaient
semblant de ne pas me voir. Je devais dormir avec un couteau sous l'oreiller,
pour ne pas être violée, parce que ma maison n'avait pas de porte.
Quand je vois des gamins qui vivent dans la rue, je les ramène à
la maison, je leur raconte d'abord mon histoire, je gagne leur respect et
ensuite j'essaye de connaitre un peu de leur vie.
C'est comme ça que ça c'est passé avec
mon ami Zé, mort en décembre dernier. Il avait 13 ans et
survivait dans la rue, comme moi à l'époque. Il n'avait pas
réussi à avoir une place à l'école, mon producteur
a essayé, en passant par la préfecture, mais il n'a pas
réussi non plus. Zé voulait étudier cette année,
mais il passait ses journées dans la rue, travaillant pour aider sa
mère et ses frères. Il était au mauvais endroit au mauvais
moment. Il n'a pas couru parce qu'il était un enfant et qu'il
n'était pas armé. Zé était noir. Je me souviens
comme si c'était hier, de lui, de son frère et d'un ami chantant
des musiques de Pablo Vittar. Malgré toutes les difficultés,
Zé était un gamin souriant et drôle. Il a été
assassiné parce qu'il était noir et pauvre.
Comment extraire la haine du coeur des gens qui perdent des
membres de leur famille, innocents ? [...] Comment tirer les enfants des rues,
où ils crèvent de faim et sont exploités pour pouvoir
aider leur mère et leurs cadets ? Comment éloigner ces enfants
des drogues et du crime ? Dans ma communauté, il y avait des espaces de
sport et de loisirs pour les gamins, mais ils ont tout enlevé. Avec tous
ces vols du gouvernement, ils ont mis fin à tout un tas de projets dans
les communautés. Il y a deux semaines ils ont même fermé le
poste de soins de Jurujuba.
Je trouve ça très facile que des personnes qui
naissent déjà stables psychologiquement et financièrement,
qui naissent héritières, bardées de privilèges de
blancs, avec des factures et la fac payées chaque mois par les parents,
qui reçoivent en cadeau une voiture pour leur dix-huitième
anniversaire, alimentent le discours de la haine, écrivant sur leur
iPhone,
116
depuis leur maison accueillante qu'un bon bandit est un bandit
mort, pour peu qu'il soit favelado, noir et pauvre. Vous croyez qu'un jeune
favelado choisit par volonté propre d'entrer dans le monde du crime, ou
de descendre dans le centre pour voler un téléphone ou faire la
manche ? Vous croyez vraiment que ces jeunes souhaitent errer dans les rues et
être invisibles ? Vous croyez que le rêve de ces jeunes est de
finir leur vie dans une prison ? [...] Eux aussi veulent étudier. Comme
vous, ils voudraient une maison, une famille et pouvoir manger à leur
faim.
Il est difficile d'imaginer vos enfants blancs, studieux,
privilégiés, être arrêtés et avoir besoin que
leurs droits humains soient respectés. [...] Nous savons bien que vos
enfants ne seront pas arrêtés pour avoir vendu de la drogue en
soirée. Tout le monde sait qu'un fils à papa qui fait des
conneries est seulement en train de passer par une «phase rebelle» et
que jamais il ne sera vu comme un «trafiquant». Ce titre appartient
au jeune favelado noir et pauvre. Mais vos enfants peuvent revenir
bourrés de soirée, écraser et tuer quelqu'un d'important.
À ce moment là vous comprendrez le sens de Droits Humains.
À ce moment-là il vous faudra revoir vos concepts. Un bon bandit
est il un bandit mort lorsque le bandit est de votre famille ? »98
MC Carol, Compositrice brésilienne, texte
publié sur sa page Facebook, le 17 mars 2018
Depuis ces trente dernières années, le
Brésil fait face à une crise de la sécurité. Le
thème de la criminalité s'est logiquement établi comme un
des principaux sujets discutés, que ce soit par les organisations
politiques, les médias ou la société civile. Le «
discours sur le crime » (Caldeira, 2000) s'est peu à peu
érigé en champ symbolique de représentations des agents du
crime et donne lieu à des positions radicales contre ces mêmes
agents. Si la plupart des attaques à main armée dans des
quartiers tels que le Conjunto dos Professores ne se terminent presque jamais
en homicide, elles placent toutefois les victimes face à une arme et
face à une menace de mort, provoquant ainsi dans de nombreux cas des
états de stress post-traumatiques. Joints à une mauvaise
compréhension des 60.000 homicides que
98 Traduction de l'auteur
117
le Brésil recense chaque année et à une
prolifération des émissions télévisuelles
exacerbant les faits divers, ces traumatismes et leurs récits,
génèrent chez nombre de brésiliens un sentiment de danger
de mort permanent et une sensation d'impuissance face au contrôle de la
situation. En réponse, des discours radicaux se développent au
sein de certaines franges de la population, gagnant aujourd'hui une importance
significative dans la société, comme en témoigne par
exemple la popularité du candidat Jair Bolsonaro aux élections
présidentielles de 2018. Ces discours peuvent être
résumés à l'aide de ces petites phrase qui font leur
succès : « bandido bom é bandido morto » (un
bon bandit est un bandit mort), « violência se combate com
violência » (la violence se combat par la violence) ou encore
« menos um » (un de moins) lorsqu'un individu tombe sous les
balles de la police.
Pour saisir toute la teneur de ces discours qui, par leur
force symbolique, participent au maintien et à la dégradation de
pratiques policières et carcérales allant à l'encontre des
Droits Humains et de la Constitution Fédérale, il faut les
replacer dans le contexte culturel brésilien et comprendre comment sont
perçus les « bandits » dans ce pays.
Il est possible de déceler dans l'imaginaire social
brésilien deux principales manières de concevoir les individus
qui pratiquent des actes de criminalité urbaine. Ces
représentations ne sont assurément pas universalisables et ne
peuvent être attribuées à l'ensemble de la population
brésilienne qui, comme toute population, produit des
représentations multiples, diversifiées et contradictoires.
Cependant, cette diversité des discours et des points de vue
n'empêche pas, à mon avis, la systématisation de
catégories dès lors que ces représentations sont
partagées par un nombre suffisamment important d'individus au point de
créer un ordre symbolique ayant des conséquences observables dans
le monde social.
A) Le « bandit » et le Diable
Au Brésil, seulement 8% de la population se
déclare sans religion, tandis que 65% se dit catholique, 22%
évangélique, 2% spiritiste et 0,3% de confession
afro-brésilienne . En
99
comparaison avec des pays de tradition plus athéiste,
le Sacré occupe une place significative dans la société
brésilienne et participe fortement au positionnement moral,
idéologique et politique des individus.
99 Sources : IBGE - censo Demográfico de 2000
118
Si au sein de l'offre religieuse, nombreuses sont les
congrégations qui promeuvent des morales inclusives et
compréhensives, d'autres cependant adoptent des lignes de pensée
particulièrement radicales contre les auteurs d'actes de
criminalité. C'est le cas notamment des églises
évangéliques, en plein développement ces vingt
dernières années. Il serait là encore tout à fait
fallacieux de généraliser et de ranger sous une même
appellation l'ensemble des courants et des églises qui se revendiquent
du courant évangélique et de leur attribuer les mêmes
positionnements, mais il me semble toutefois important de signaler l'importance
croissante de certaines d'entre elles dont le positionnement idéologique
est assez surprenant. Citons par exemple l' Igreja Universal do Reino de
Deus ou l'Assembleia de Deus. Si comme le fait remarquer John
Boswell, ce sont plus les cadres sociaux qui permettent le développement
des idéologies religieuses que l'inverse (Boswell, 1985), il
n'empêche que les églises évangéliques
possèdent un pouvoir politique 100 101
et médiatique dont il ne faudrait pas mésestimer
le rôle dans la fabrication de l'opinion publique. Pour prendre l'exemple
de l' Igreja Universal do Reino de Deus, que j'ai eu l'occasion de
fréquenter dans un objectif ethnographique, si effectivement son
développement rapide est en partie dû à une
méthodique adéquation du positionnement de l'institution
religieuse avec les attentes populaires (au point de formuler des opinions
divergentes selon les besoins), il n'en reste pas moins que les prêches
des pasteurs s'appuient sur de redoutables techniques de manipulation qui
participent largement au façonnement d'un ordre moral et symbolique que
de nombreux fidèles n'osent remettre en cause. Or la rhétorique
de ces mouvements, souvent qualifiés de néo-pentecôtistes,
est fondée sur les dualismes et les oppositions : cidadão do
bem/bandido , Dieu/Satan, entité
bienveillante/démon, Bien/Mal. Cesar Pinheiro Teixeira a analysé
les répercussions de cette conception du monde sur la
représentation du « bandit » dans l'univers
pentecôtiste. Il remarque que pour ces mouvements qui considèrent
que la Terre est le lieu d'une guerre spirituelle entre Dieu et le Diable, les
agents criminels « font partie de l'armée du Démon et sont
possédés par le mal. [...] De manière
générale, pour les pentecôtistes, le «bandit» est
une personne utilisée par le Démon afin que ce dernier puisse
atteindre ses trois principaux objectifs : tuer, voler et détruire
» (Teixeira, 2009, p.59 - 60). Dès lors, aux yeux de ces mouvements
religieux, l'action criminelle perd tous ses liens avec une inclusion dans le
monde social et voit son explication relayée au domaine
théologique : le « bandit » n'est pas le produit d'un
environnement matériel, social,
100 Au Sénat et à la Chambre des
Députés, existe une formation évangélique
couramment appelée Bancada Evangélica , composée
de 87 députés fédéraux (513 au total) et 3
sénateurs (81 au total). Elle s'articule autours de son refus de
l'égalité ethnique, de l'égalité de genre, du droit
à l'avortement, du droit à l'euthanasie et du droit au mariage
homosexuel.
101 Plusieurs évêques du courant
pentecôtiste sont aussi directeurs de chaînes de
télévision, de journaux ou de chaînes radio. C'est par
exemple la cas d'Edir Macedo, fondateur de l' Igreja Universal do Reino de
Deus et propriétaire du Groupe Record, troisième plus gros
conglomérat médiatique du pays.
119
historique et culturel. Il est, au contraire, l'objet d'une
utilisation par une entité maléfique qui s'est emparée de
son corps et le pousse sur le chemin du « Mal ». Pour cette raison,
il pourra être sauvé par la conversion religieuse : « Pour
les pentecôtistes, il y a toujours une possibilité de changement
pour le bandit, à partir du moment où celui ci «accepte
Jésus dans sa vie.» » (Ibid, p. 62). Cependant, Cesar Pinheiro
Teixeira note la position paradoxale du mouvement pentecôtiste : alors
que l'agent criminel, du fait d'être utilisé par une entité
maléfique, pourrait être perçu comme exempt de
responsabilité, les pentecôtistes renversent l'ordre de
causalité et affirment que la présence de l'entité
maléfique dans le corps de l'agent criminel est le résultat des
actes de ce dernier et non l'inverse :
« C'est en agissant d'une manière
spécifique que l'individu «donne un espace» pour l'action du
Diable dans sa vie. Ce n'est pas le Diable qui prend possession du sujet et qui
provoque ainsi des maléfices dans sa vie ; mais au contraire, c'est un
certain type de comportement qui «attire» l'entité maligne.
[...] La responsabilité, dans ce cas, est donc de l'individu. [...]
[Cela] montre comment il peut exister, dans l'interprétation que les
pentecôtistes font des «bandits», une influence maligne et une
volonté individuelle dans une même action. » (Ibid, p. 65)
102
Cela nous amène à l'autre représentation
courante du « bandit » dans la société
brésilienne.
B) Le « bandit-acteur »
L'autre principale conception de l'agent criminel
présente dans la société brésilienne est celle du
« bandit » comme individu rationnel, doté de libre arbitre,
ayant fait consciemment le choix d'une carrière délinquante.
Cette ligne de pensée, héritée des théologies
chrétiennes et de l'idéologie méritocratique, est mise en
avant notamment par les groupes politiques de droite et par les médias.
Tout comme la première conception, celle-ci tend également
à extraire les individus de leur contexte social. Avec la même
logique que celle qui prétend que celui qui a « réussi sa
vie » a atteint ses objectifs par sa seule détermination, ses
choix, ses efforts et ses compétences, les tenants d'une telle
philosophie considèrent le « bandit » comme acteur de son
destin criminel et mettent de côté tous les déterminismes
et les injustices sociales. « Il y a bien des jeunes dans les quartiers
pauvres
102 Traductions de l'auteur
120
qui ne deviennent pas bandits, il y en a plein même !
» me confiait Maria, sous-entendant par-là que ceux qui s'adonnent
à des actions criminelles avaient toutes les cartes en main pour
décider ou non de poursuivre une carrière délinquante. Or
toutes les enquêtes ethnographiques réalisées auprès
d'individus ayant (ou ayant eu) un lien avec le monde criminel le
démontrent (et la simple logique sociologique suffit à le
deviner) : le soi-disant
103
choix de carrière criminelle n'est dans la plupart des
cas pas un choix mais bien le résultat d'une série de hasards
rendus possibles par l'insertion dans un environnement spécifique. Et si
certains agents criminels affirment malgré tout l'existence d'une
décision dans leur processus d'insertion dans le monde criminel, il faut
néanmoins relativiser ce choix en l'insérant dans le panel des
autres opportunités envisageables : si l'adolescent de classe moyenne
peut faire le choix d'une carrière criminelle, sa condition lui offre
également la possibilité d'étudier à
l'université, de voyager à la découverte d'un autre pays
ou d'obtenir un emploi décent et bien rémunéré,
pour ne citer que quelques opportunités parmi les plus classiques. En
revanche, un adolescent habitant en périphérie aura bien souvent
le choix entre le monde du crime qui est au coin de sa rue et qui
présente de nombreux atouts attractifs, ou des emplois fatigants,
ingrats et peu rémunérés, souvent hors du marché
formel et donc sans protection sociale. S'il veut aller à
l'université, il devra redoubler d'efforts et combler tout seul les
déficiences du système éducatif public. Alors que le
Brésil affiche un coefficient de Gini parmi les plus
élevés de la planète, certains s'obstinent encore à
penser que « quand on veut on peut » et que l'insertion dans des
processus criminels est le résultat de la paresse.
Pas si différente, de la conception religieuse, dans
ses résultats, cette forme de compréhension du processus
d'insertion dans une carrière délinquante, débouche
également sur une partition binaire du monde social : d'un
côté les bons et honnêtes travailleurs qui
économisent pendant un an pour acheter un smartphone, de l'autre les
dangereux fainéants dénués de morale qui le subtilisent.
« Citoyen du bien » ( cidadão de bem ) contre «
bandit » ( bandido ), catégories essentialistes,
transversales à presque tous les groupes sociaux.
103 Voir par exemple : Teixeira, 2009.
121
C) Bipartition du monde
Le Brésil s'aventure sur un chemin dangereux, celui
d'une division spatiale, ethnique, économique et culturelle, division
souvent binaire, manichéenne, découpant le monde en deux grandes
catégories : le Bien et le Mal, le cidadão do bem et le
bandido , nous et eux.
Cette bipartition de la société
brésilienne, dont on peut trouver une des principales explications dans
le développement des religions néo-pentecôtistes,
réfute la thèse fondamentale qui soutient toute la construction
des sciences sociales et en justifie l'existence : le postulat d'une influence
centrale de l'environnement sous toutes ses formes (économique, social,
matériel, familial, naturel,...) dans la construction des êtres.
Le « bandit », ou tout du moins l'image mentale qu'il
représente dans l'imaginaire collectif, n'est en effet bien souvent pas
considéré comme un individu dont les actions criminelles
pourraient en partie trouver leur origine dans son insertion au sein d'un
contexte social particulier. Pour une large part de la population, il sera au
contraire perçu, soit comme un individu rationnel, autonome, responsable
et conscient de ses actes, soit comme un agent des forces du Mal, poussé
à l'action criminelle par un quelconque démon. Soit il est
considéré comme sujet (d'une entité maléfique) soit
comme acteur avec le maximum de libre arbitre que peut contenir le terme, mais
rarement il est considéré comme agent (au sens d'individu
à la fois agencé socialement et capable d'agir). C'est pourquoi,
le bandit au Brésil, n'a que trois chemins possibles : la mort, la
prison ou la conversion religieuse (Teixeira, 2009). S'il est acteur,
terrifiant la population en toute connaissance de cause, alors la mort ou la
prison lui seront appropriées et lui feront payer le désordre
social dont il est la cause. S'il est objet d'une entité
maléfique, soumis à l'influence d'une force obscure, la
conversion religieuse fera l'affaire. Mais la responsabilité de la
société civile et politique, bien rarement est mise en cause
lorsqu'il s'agit d'expliquer les carrières criminelles des jeunes de
périphérie. C'est, je crois, cette responsabilité sociale
que Bruno Barreto a tenté de pointer du doigt au cinéma dans son
film Ultima parada 174 , en retraçant l'histoire de Sandro
Barbosa do Nascimento, jeune noir de périphérie qui, en 2000,
avait été la cible de la fureur nationale lorsqu'il avait pris en
otage le bus 174 à Rio de Janeiro. En racontant l'histoire de Sandro,
depuis le moment où il est encore dans le ventre de sa mère et
jusqu'à sa mort sous les balles de la police et en exposant une vie
faite d'injustices, de souffrances, de violences et de mauvaises influences, le
cinéaste inscrit l'action criminelle et son auteur dans son contexte
social, celui de milliers de jeunes brésiliens. Et ceux-là
mêmes qui interprètent cette
122
action comme le résultat de l'intervention d'une
entité maléfique pourraient peut-être, au visionnage de
cette oeuvre, parler de « destin criminel ».
Les résultats d'une telle bipartition du monde entre
les bons et les mauvais sont tragiques : en plus de souffrir de violences
institutionnelles, notamment dans leur accès limité aux services
de soins, de sécurité et d'éducation, les jeunes de
périphérie « souffrent d'une intense répression
policière et voient compromis leur droit de défense au sein du
système de justice criminelle, outre la violence symbolique dont ils
souffrent quand ils sont jugés responsables de la violence. »
(Ferreira da Silva, 2011). « Menos um ! » (un de
104
moins !). L'expression est revenue plus d'une fois sur le
groupe Whatsapp de la communauté à l'annonce de la mort de
voleurs, qui dans leur fuite, furent abattus par les forces de l'ordre.
Ricardo, lui, m'a confié expressément que « faire une
révolution ça ne servirait à rien, à part
peut-être si les citoyens sortaient armés dans les rues et tuaient
tous
les bandits. » (Entretien avec Ricardo, 38 ans, octobre
2017). Ce genre de discours,
105
souhaitant la mort sans jugement, incitant la police à
faire feu arbitrairement sur les « bandits » ou sur ceux qui en ont
l'apparence, est fréquent dans le Conjunto dos Professores et au
Brésil en général. « Bandido bom é bandido
morto ! » selon l'adage populaire. « La peur réaliste du
crime, dont les indices ont systématiquement augmentés ces
dernières décennies, s'est transformée en effroi ou en
terreur irrationnelle [...], a favorisé le retour de la dichotomie nette
et absolue entre le Bien et le Mal » (Zaluar, 2004) et permet
106
aujourd'hui la prononciation publique de tels discours
mortifères et déshumanisants. Loin d'être l'apanage des
habitants du Conjunto dos Professores , ils bâtissent une
réalité
107
symbolique et matérielle qui, si elle ne concerne pour
l'instant que la catégorie du « bandit », pourrait bien,
à long terme, s'appliquer à l'ensemble de la population des
périphéries urbaines.
104 Traduction de l'auteur
105 Traduction de l'auteur
106 Traduction de l'auteur
107 On retrouve ces discours aussi bien dans la bouche des
politiciens ou des journalistes que dans celles des habitants des quartiers
pauvres qui tentent par là de se démarquer des agents
criminels.
123
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