III/ Inégalités dans le domaine de la
sécurité
Les villes brésiliennes se sont construites et
continuent de se construire selon des schémas hautement
ségrégationnistes qu'on peut grossièrement traduire par
l'opposition centre-périphérie. Ce processus de
ségrégation urbaine commence à la fin du XIXe
siècle. Avec la proclamation de l'abolition de l'esclavage le 13 mai
1888, les noirs du Brésil sont officiellement libres. Il leur reste
à savoir ce qu'ils feront de cette liberté. Certains
décident de rester travailler dans les plantations. Ils recevront alors
un salaire contre leurs efforts. D'autres tentent leur chance vers la ville.
Ils ne possèdent presque rien et vont commencer une nouvelle vie,
à partir de zéro. Dans les jeunes métropoles de ce
début de XXème siècle, ils construisent alors des baraques
de fortune, là où il reste de la place : à flanc de
colline à
88 Voir par exemple le Ranking 2017 de las 50 ciudades
más violentas del Mundo de l'ONG Seguridad, justicia y paz, Consejo
Ciudadano para la Seguridad Pública y Justicia Penal A.C., qui place
Natal à la 4ème place des villes les plus violentes du monde.
89 Sources : SEMSURB, 2016
90 Sources : COINE/SESED, 2018
102
Rio de Janeiro, Belo Horizonte ou Salvador ou à la
marge des centres urbains à São Paulo, Recife ou Fortaleza. C'est
la naissance de la périphérie brésilienne. En 2018, soit
cent trente ans plus tard, la situation n'a pas beaucoup changé. Les
chiffres de la démographie urbaine ont explosé certes (à
titre d'exemple Sao Paulo abritait 64 934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008)
contre plus de 12 millions en 2017), mais les répartitions
géographiques populationnelles sont les mêmes : des centres-villes
de populations riches et blanches et des périphéries urbaines de
populations pauvres et majoritairement noires. Nette fracture sociale, spatiale
et ethnique dont la sécurité ne pouvait qu'embrasser les
frontières.
Cheminant conjointement avec l'augmentation des
inégalités et avec l'augmentation de la criminalité
urbaine, l'urbanisation rapide que connaît le Brésil au
XXème siècle (accélérée par l'exode rural)
se fonde progressivement sur une division presque binaire de l'espace urbain.
D'un côté des quartiers riches super-protégés, des
enclaves sécuritaires qui recourent à un enfermement
systématique derrière de hauts murs barbelés,
électrifiés et surveillés par des caméras, des
guérites et des gardes privés armés. De l'autre, la
favela, territoire d'une guerre civile qui a pour principaux acteurs les gangs
et l'armée et où les victimes innocentes de balles perdues ou
d'homicides arbitraires se comptent par dizaines de milliers chaque
année. Entre les deux, des quartiers, tel le Conjunto dos Professores,
qui essaient, avec leurs moyens, de sécuriser ce no man's land qu'est
devenue la rue.
À Natal, le croisement entre inégalités
ethno-socio-économiques et inégalités face à la
violence peut être mis en évidence par la mise en relation de la
carte des crimes violents létaux intentionnels réalisée
par la Coordenadoria de Informações Estatísticas e
Análise Criminal (COINE) et les tableaux des revenus moyens
établis par le Secretária de Meio Ambiente e Urbanismo
(SEMSURB).
103
Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les
Aires Intégrées de Sécurité Publique
(AISP)
Carte des homicides recensés à Natal
selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique
entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017
Sources : COINE/SESED
104
Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux
moyens mensuels dans les quartiers de Natal, calculés en nombre de
salaires minimums
Les données sont explicites. Prenons l'exemple des AISP
(Aire Intégrée de Sécurité Publique) 01 et 07. Les
quartiers qui composent l'AISP 01 - Tirol, Lagoa Seca et Barro Vermelho -
affichent respectivement des valeurs de salaire nominal moyen mensuel de 6,46 ;
2,21 et 4,31, soit une moyenne de 4,33 pour l'AISP 01. En 2017, 2 homicides ont
été
91
91 Au brésil, les statistiques utilisent souvent la
valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour
définir la valeur des autres salaires.
105
recensés dans l'AISP 01. À moins d'une dizaine
de kilomètres de là, l'AISP 07. Au sein de l'AISP 07, les valeurs
du salaire nominal moyen mensuel sont de 0,96 dans le quartier Quintas, 1,08
dans le quartier Nordeste et 0,75 dans le quartier Bom Pastor, soit une moyenne
de 0,93. En 2017, la SESED a compté 81 homicides dans l'AISP 07.
Le rapport de la SESED nous donne d'autres informations. En
2017 ceux qui ont été tués par homicide dans le Rio Grande
do Norte étaient en large majorité des individus de sexe masculin
(93,8%) et la plupart étaient jeunes (30% avaient entre 18 et 23 ans,
60% avaient entre 12 et 29 ans).
Pourcentages des victimes d'homicides selon le genre,
dans le Rio Grande do Norte en 2017 Sources : COINE/SESED - 2018
Pourcentages des victimes d'homicides selon l'âge,
dans le Rio Grande do Norte en 2017. Sources : COINE SESED - 2018.
Si l'enquête réalisée dans le Rio Grande
do Norte ne donne pas d'information d'ordre ethnique dans son analyse des
crimes violents létaux intentionnels, en revanche, le rapport de 2014 du
Fórum Brasileiro de Segurança Pública , relate
que 68% des victimes d'homicides violents décédées en 2013
au Brésil s'identifiaient à la couleur noire .
92
106
92 Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública, 2014
107
Pourcentages des victimes de crimes violents
létaux intentionnels au Brésil en 2013, selon leur identification
à une couleur de peau
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública 2014
Quoi qu'il en soit, au Brésil, les quartiers à
faibles revenus sont majoritairement composés d'individus Noirs ou
Métisses et on peut ainsi en déduire, sans peur de se tromper,
que la grande majorité des 81 personnes tuées dans l'AISP 07 se
considéraient certainement Noirs ou Métisses. Les
théoriciens de la criminalité urbaine brésilienne sont
unanimes : les vraies victimes de la violence au Brésil sont les jeunes
hommes, noirs, pauvres et « périphériques » .
93
Au travers des pratiques de contrôle de l'espace urbain
qui se développent dans les quartiers qui en ont les moyens
économiques (que ces pratiques prennent la forme d'une fermeture
hermétique systématique comme c'est le cas avec les
condominios fechados ou qu'elles s'illustrent dans la surveillance
d'espace ouverts, comme c'est le cas dans le Conjunto dos Professores), se
dessinent des géographies de la ville fortement inégalitaires
où la sécurité devient l'apanage des classes
privilégiées. Avec le perfectionnement des contrôles dans
ces quartiers, l'opportunité criminelle, facteur essentiel de
l'occurrence des actes de criminalité, se voit considérablement
réduite, incitant les auteurs d'infractions à
93 Il existe d'ailleurs un acronyme, souvent utilisé
par les milieux militants et académiques pour désigner la
condition sociale d'un certain groupe de la population : « PPP »,
preto pobre periferico (Noir, pauvre, périphérique).
108
préférer des zones géographiques plus
vulnérables. Dans un pays où l'État se montre incapable
d'assurer la sécurité publique, ce sont ainsi bien souvent les
logiques économiques qui créent les dichotomies
sécuritaires : la paix pour ceux qui ont les moyens de corrompre la
police, d'installer des caméras de surveillance et/ou de payer des
entreprises de sécurité privée et
l'insécurité pour ceux qui vivent sur les territoires
abandonnés des autorités publiques et contrôlés par
le narcotrafic.
La fracture sociale n'en n'est que renforcée. Alors que
les classes sociales privilégiées de la société
n'osent pas s'aventurer dans les quartiers pauvres, les mécanismes de
contrôle des quartiers riches restreignent l'accès des classes
défavorisées à ces quartiers, ces deux
phénomènes conduisant in fine à
l'éloignement géographique et culturel des différentes
classes sociales et à une peur de l'altérité.
IV/ Criminalisation de la pauvreté,
ségrégation spatiale et peur de la différence
« 9 janvier 2018 :
Les gens font leur jogging sur le trottoir de l'avenue Roberto
Freire. Ils sont blancs, ils sont propres et en bonne santé. De mon
vélo j'aperçois un jeune homme noir qui court, un sac sous le
bras. Il est une des rares personnes à la peau foncée qui court
sur ce trottoir. Une question surgit dans mon esprit : aurait il volé ce
sac, pourquoi court-il si vite ? La société raciste de la Zone
Sud de Natal a pris d'assaut mon jugement. Je constate avec douleur que je
viens de suspecter un homme en raison de son apparence. Il court, comme les
autres, mais il est noir et l'état de son corps et de ses
vêtements laisse supposer qu'il est pauvre, qu'il n'habite pas ici. Et
pour cela, alors que les autres individus courent pour s'entretenir, lui il
court pour fuir. Je regarde les autres coureurs, ceux qui sont de la même
couleur de peau que moi, de la même classe sociale. Se sont ils
demandés eux aussi l'espace d'un instant si le jeune homme noir aux
habits abîmés était en train de s'enfuir ? Combien se sont
posés cette question ? Et comment se sont-ils sentis à se poser
une telle question ? Moi, j'ai honte. Et j'essaye tant bien que mal de me
déculpabiliser. Après tout c'est mon
109
insertion dans cette société raciste qui me fait
avoir ce genre de réaction...
»
Extrait de mon carnet de terrain - janvier
2018
A) Criminalisation de la pauvreté
Comme je me suis attaché à le démontrer
au début de ce travail, l'histoire brésilienne a produit les
conditions d'émergence d'une criminalité urbaine majoritairement
noire, pauvre, jeune et masculine. Dans les métropoles du pays,
réunir ces quatre conditions, c'est alors être sûr
d'être fréquemment regardé d'un oeil méfiant et
d'être souvent stigmatisé comme « bandit ». Cependant,
il n'est pas nécessaire d'afficher une apparence présentant ces
quatre marqueurs sociaux pour que s'abatte sur certains individus le marteau de
la criminalisation. Mon ethnographie montre en effet que
l'étanchéité sociale et l'éloignement
géographique joints à l'impact de la peur de la
criminalité urbaine, tendent à la suspicion et à la
criminalisation de la pauvreté sous toute ses formes.
Prenons deux cas illustratifs auxquels j'ai pu assister. Je
les retranscris ici à partir de mon carnet de terrain :
« 9 novembre 2017 :
Il est 8h40 du matin. Je suis sur la place Hélio
Galvão en compagnie d'une trentaine d'habitants du Conjunto dos
Professores et d'une quarantaine d'agents de la Police Militaire. La
communauté organise aujourd'hui un petit-déjeuner dont l'objectif
est officiellement celui de «remercier les policiers pour leur travail
dans le quartier». L'ambiance est aux échanges amicaux, à la
rigolade. Les gens se pressent autour de la longue et unique table pour
déguster les nombreux plats cuisinés pour l'occasion. D'autres
prennent des photos : policiers et habitants, main dans la main, en guise de
symbole des nouveaux liens créés depuis la naissance du projet
Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo .
Alors que, pour filmer une vue d'ensemble de l'événement, je
m'éloigne
110
légèrement du groupe, un jeune homme
métisse assis seul sur un banc et dont les habits trahissent la
condition sociale m'interpelle :
94
« Hé ! Tu crois que je pourrais avoir quelque
chose à manger ? Un café, un sandwich, n'importe quoi ?
Compte tenu de la quantité exagérée de
nourriture, je lui réponds que cela me paraît possible et qu'il
lui suffit de demander.
- Tu peux aller demander pour moi ? J'ai un peu honte, me
confie-t-il alors. - OK, je lui rétorque, je vais faire ça.
»
Je retourne donc vers l'attroupement. Les gens discutent,
debout autour de la table, et je peine à capter l'attention. Une dame
d'une cinquantaine d'années s'approche finalement de moi, ouverte
à la conversation. Après quelques échanges cordiaux, je
lui explique la demande du jeune homme assis sur le banc et l'interroge sur la
possibilité de lui apporter un morceau de tarte et un café.
Froidement, elle me répond: « Non non non, surtout pas ! Si on leur
donne à manger, ça les attire et ensuite ils reviennent. Encore
plus nombreux. [...] Et ce sont eux qui salissent les places et qui
amènent la criminalité dans le quartier. »»
Extrait du journal de terrain - 9 novembre
2017
« 22 novembre 2017 :
Les façades mal entretenues des maisons de Bom Pastor
défilent derrière les vitres de la voiture de Maria. Aujourd'hui
comme promis, la retraitée, habitante du Conjunto dos Professores,
m'emmène rencontrer un de ses vieux amis, le capitaine Styvenson. Le
policier a fixé le lieu et l'horaire : 10h au poste de police de Bom
Pastor, quartier pauvre de la Zone Est natalense. Il est presque 10h30 et
malgré nos allées et venues, le commissariat reste introuvable.
Assis sur mon siège, j'écoute attentivement le discours de Maria
:
95
« Aïe aïe aïe, mais qu'est ce que je fais
ici ?? Si ma famille savait que je suis ici, ils me tueraient ! Olala regarde
moi ça, y'a que des bandits ici ! Regarde celui-là ! Oh mon Dieu,
je dois être folle pour venir ici. »
La sexagénaire se résoud finalement à
l'évidence : nous ne trouverons pas le commissariat tout seuls et il va
nous falloir demander
94 Malheureusement ces discussions ne furent pas
enregistrées. J'ai essayé de les transcrire ici le plus
fidèlement possible à la forme dont elles furent
énoncées.
95 Là encore, la conversation ne fût pas
enregistrée et prend donc ici la forme d'une reconstitution.
111
notre chemin. Agrippée à son volant, Maria se
lance alors en quête d'un habitant qu'elle juge moins suspect que les
autres. La tâche s'avère ardue : « Celui là ? Non non
non ! Il est trop louche ! Et la dame assise sur le bord du trottoir à
droite ? Non plus ! Mon Dieu y en a pas un qui m'inspire confiance ici !
»
Elle passe ainsi en revue une dizaine de personnes avant de
finalement prudemment oser se renseigner auprès d'un vieux monsieur qui,
aimablement, nous indique le chemin à prendre. »
Extrait du journal de terrain - 22 novembre
2017
Si dans le premier exemple l'individu est bien un jeune homme
métisse et pauvre et porte ainsi sur son corps l'ensemble des marqueurs
sociaux qui suscitent l'idée fantasmatique d'une insertion dans des
parcours criminels, dans le second exemple, en revanche, Maria voit des «
bandits » en des personnes de genres, âges et couleurs de peau
différents, le facteur les englobant étant en dernière
instance leur localisation dans un quartier pauvre de la ville. Mais dans les
deux cas, les discours de ces femmes illustrent ce qu'il est aujourd'hui commun
d'appeler la « criminalisation de la pauvreté ». Dans le
premier cas, pour porter sur lui, inscrits sur son corps, des signes
extérieurs de pauvreté (vêtements et couleur de peau
notamment), le jeune homme du banc public, qui ne laissait apparaître
aucun signe d'ambition criminelle, se vit classé dans une
catégorie non nommée (« ils »), mais accusée de
représenter l'origine de la saleté et de la criminalité
dans le quartier. Pour porter en lui et sur lui les marqueurs sociaux de la
suspicion criminelle (en déformant un peu l'expression de Michel Misse),
le jeune homme a été tenu à part du groupe,
condamné, seul sur son banc, à observer de loin le festin.
C'est en vérité toute une classe sociale qui est
ainsi stigmatisée et soupçonnée de se livrer à des
actions criminelles. Dans la Zone Sud de Natal, et notamment dans le Conjunto
dos Professores, la population est majoritairement blanche,
économiquement privilégiée, bien habillée et, au
moins en apparence, en bonne santé. Dès lors, l'individu qui ne
correspond pas à ces modèles et qui affiche, au contraire, une
apparence « périphérique » est tout de suite
présumé criminel , notamment si, en plus des marqueurs sociaux
de
96
pauvreté, l'individu est un homme et qu'il est jeune.
96 D'abord il est présumé criminel, ensuite on
se demandera si c'est un ouvrier (constatation issues de la lecture des
conversation sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de
sécurité).
112
Alors que le premier exemple illustre la réaction
causée par l'intrusion de la pauvreté dans un quartier
aisé, le second montre le processus inverse mais toujours du point de
vue de la classe dominante. Le discours de Maria, entrant dans un quartier
pauvre de la ville, est ainsi une autre illustration de la criminalisation de
la pauvreté et des rapports de cette dernière avec les processus
de ségrégation spatiale, ici exacerbés. Pour une habitante
de la Zone Sud de la ville, qui ne sort qu'à de très rares
occasions des quartiers des classes hautes et moyennes, les signes
extérieurs de pauvreté affichés par les individus avec
lesquels elle n'a presque aucun contact dans son quotidien, se confondent avec
des signes extérieurs de criminalité. L'éloignement
géographique, induit par le marché immobilier et par des projets
urbains et/ou sécuritaires de repli sur soi des classes aisées
(tels que le projet Vizinhança solidária e Batalhão
participativo ) conduit ainsi à un éloignement social et
culturel qui façonne des conceptions de l'altérité
difficilement compatibles avec l'ambition démocratique d'un vivre
ensemble pacifié. « Cette division spatiale qui résulte
principalement de la ségrégation spatiale entre classes [...]
empêche l'expérience de contact entre individus d'avoir lieu,
contribuant considérablement au renforcement des préjugés
sur la base de l'ignorance et de la peur. » (Lazzari da Silveira,
2013).
97
B) Peur de la différence
« Le différent, la différence, se punit
avec beaucoup plus de facilité que le semblable. »
Moraes, 2005, p. 98
Les étrangers relèvent d'un statut ambigu dans
une société. Parfois perçus comme des dieux, tels les
conquistadors espagnols pour les Aztèques, parfois craints comme des
bêtes, tels les Vikings pour les Anglais, la figure de l'étranger
illustre le lien paradoxal entre fascination et appréhension que
l'inconnu ou le méconnu génère dans l'esprit humain et
dans les sociétés. Les « favelados » sont des
étrangers au sein de leur pays. Écartés des quartiers
centraux par les lois du marché, observés d'un oeil
méfiant dans les centres commerciaux, évincés du secteur
de l'emploi formel, les individus des classes défavorisées
disparaissent peu à peu de certains espaces urbains. En retour, leurs
espaces sont parfois aussi fermés à la circulation : « avec
ta gueule, si tu rentres là dedans tout seul tu ne ressors pas »,
s'amusait le Capitaine Styvenson, en me montrant du doigt la favela do
Japão . Au
97 Traduction de l'auteur
113
Brésil, les contacts entre les différentes
classes sociales s'amenuisent. Reste encore les employées de maison, ces
femmes pauvres qui travaillent à plein temps dans les familles
aisées, mais de ce qu'il me semble avoir perçu, cette relation
particulière, aux allures d'un autre siècle, aurait plutôt
tendance à renforcer les conflits de classes qu'à ne les
amenuiser (traitements à la limite de l'esclavagisme et violence
symbolique d'un côté, petits vols de l'autre...). Mais
globalement, les zones de contact, de socialisation, de rencontre de l'Autre,
me semblent en voie d'extinction. Et la fiction en atteste. Le fait que la
première série brésilienne de Netflix prenne le petit nom
de « 3% » est à mon avis symptomatique de la tendance
nationale. La production, qui dépeint une dystopie dans laquelle le
monde est divisé entre le « Continent », monde en ruine et
« l'Autre Rive », île paradisiaque et havre de paix qui abrite
les 3% de l'élite, n'est finalement pas si loin de la
réalité. Quant au « Processus », unique espace-temps de
contact entre les deux classes sociales, n'ayant lieu qu'une fois par an et
permettant de sélectionner quelques individus du Continent pour faire
partie de l'élite, on peut facilement le lire comme une métaphore
hyperbolisée du marché du travail et de la
méritocratie.
Si le Conjunto dos Professores n'est pas un île
inaccessible, son statut de quartier résidentiel contrôlé
par les habitants en fait toutefois un espace très peu
fréquenté par les classes populaires. D'autre part, la structure
de la ville permet à ses habitants de transiter presque uniquement par
des itinéraires et des espaces d'où la pauvreté est
évincée (du quartier résidentiel au lieu de travail, du
lieu de travail au centre commercial, du centre commercial au quartier
résidentiel, toujours en voiture) rendant les moments de contacts entre
les classes souvent réduits à des interactions qui prennent la
forme de petits services contre charité (laver les pare-brises au feu
rouge par exemple), événements qui ne vont pas sans susciter les
paranoïas. Laveurs de pare brises suspectés d'attendre l'ouverture
de la vitre pour sortir une arme et voler la voiture, légendes sur les
chauffeurs de Uber assassins,... sur les groupes Whatsapp les racontars
circulent et diffusent une peur ambiante qui incite au repli sur soi et
transforme les interactions en moments d'appréhension.
Dans cette atmosphère de suspicion
généralisée, un groupe social concentre la foudre sociale
et, à la manière d'un bouc-émissaire, fait office de
réceptacle des ressentiments accumulées par les frustrations
issues de la peur : le « bandit ».
114
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