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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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III/ Inégalités dans le domaine de la sécurité

Les villes brésiliennes se sont construites et continuent de se construire selon des schémas hautement ségrégationnistes qu'on peut grossièrement traduire par l'opposition centre-périphérie. Ce processus de ségrégation urbaine commence à la fin du XIXe siècle. Avec la proclamation de l'abolition de l'esclavage le 13 mai 1888, les noirs du Brésil sont officiellement libres. Il leur reste à savoir ce qu'ils feront de cette liberté. Certains décident de rester travailler dans les plantations. Ils recevront alors un salaire contre leurs efforts. D'autres tentent leur chance vers la ville. Ils ne possèdent presque rien et vont commencer une nouvelle vie, à partir de zéro. Dans les jeunes métropoles de ce début de XXème siècle, ils construisent alors des baraques de fortune, là où il reste de la place : à flanc de colline à

88 Voir par exemple le Ranking 2017 de las 50 ciudades más violentas del Mundo de l'ONG Seguridad, justicia y paz, Consejo Ciudadano para la Seguridad Pública y Justicia Penal A.C., qui place Natal à la 4ème place des villes les plus violentes du monde.

89 Sources : SEMSURB, 2016

90 Sources : COINE/SESED, 2018

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Rio de Janeiro, Belo Horizonte ou Salvador ou à la marge des centres urbains à São Paulo, Recife ou Fortaleza. C'est la naissance de la périphérie brésilienne. En 2018, soit cent trente ans plus tard, la situation n'a pas beaucoup changé. Les chiffres de la démographie urbaine ont explosé certes (à titre d'exemple Sao Paulo abritait 64 934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008) contre plus de 12 millions en 2017), mais les répartitions géographiques populationnelles sont les mêmes : des centres-villes de populations riches et blanches et des périphéries urbaines de populations pauvres et majoritairement noires. Nette fracture sociale, spatiale et ethnique dont la sécurité ne pouvait qu'embrasser les frontières.

Cheminant conjointement avec l'augmentation des inégalités et avec l'augmentation de la criminalité urbaine, l'urbanisation rapide que connaît le Brésil au XXème siècle (accélérée par l'exode rural) se fonde progressivement sur une division presque binaire de l'espace urbain. D'un côté des quartiers riches super-protégés, des enclaves sécuritaires qui recourent à un enfermement systématique derrière de hauts murs barbelés, électrifiés et surveillés par des caméras, des guérites et des gardes privés armés. De l'autre, la favela, territoire d'une guerre civile qui a pour principaux acteurs les gangs et l'armée et où les victimes innocentes de balles perdues ou d'homicides arbitraires se comptent par dizaines de milliers chaque année. Entre les deux, des quartiers, tel le Conjunto dos Professores, qui essaient, avec leurs moyens, de sécuriser ce no man's land qu'est devenue la rue.

À Natal, le croisement entre inégalités ethno-socio-économiques et inégalités face à la violence peut être mis en évidence par la mise en relation de la carte des crimes violents létaux intentionnels réalisée par la Coordenadoria de Informações Estatísticas e Análise Criminal (COINE) et les tableaux des revenus moyens établis par le Secretária de Meio Ambiente e Urbanismo (SEMSURB).

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Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP)

Carte des homicides recensés à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017

Sources : COINE/SESED

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Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux moyens mensuels dans les quartiers de Natal, calculés en nombre de salaires minimums

Les données sont explicites. Prenons l'exemple des AISP (Aire Intégrée de Sécurité Publique) 01 et 07. Les quartiers qui composent l'AISP 01 - Tirol, Lagoa Seca et Barro Vermelho - affichent respectivement des valeurs de salaire nominal moyen mensuel de 6,46 ; 2,21 et 4,31, soit une moyenne de 4,33 pour l'AISP 01. En 2017, 2 homicides ont été

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91 Au brésil, les statistiques utilisent souvent la valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres salaires.

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recensés dans l'AISP 01. À moins d'une dizaine de kilomètres de là, l'AISP 07. Au sein de l'AISP 07, les valeurs du salaire nominal moyen mensuel sont de 0,96 dans le quartier Quintas, 1,08 dans le quartier Nordeste et 0,75 dans le quartier Bom Pastor, soit une moyenne de 0,93. En 2017, la SESED a compté 81 homicides dans l'AISP 07.

Le rapport de la SESED nous donne d'autres informations. En 2017 ceux qui ont été tués par homicide dans le Rio Grande do Norte étaient en large majorité des individus de sexe masculin (93,8%) et la plupart étaient jeunes (30% avaient entre 18 et 23 ans, 60% avaient entre 12 et 29 ans).

Pourcentages des victimes d'homicides selon le genre, dans le Rio Grande do Norte en 2017 Sources : COINE/SESED - 2018

Pourcentages des victimes d'homicides selon l'âge, dans le Rio Grande do Norte en 2017. Sources : COINE SESED - 2018.

Si l'enquête réalisée dans le Rio Grande do Norte ne donne pas d'information d'ordre ethnique dans son analyse des crimes violents létaux intentionnels, en revanche, le rapport de 2014 du Fórum Brasileiro de Segurança Pública , relate que 68% des victimes d'homicides violents décédées en 2013 au Brésil s'identifiaient à la couleur noire .

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92 Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, 2014

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Pourcentages des victimes de crimes violents létaux intentionnels au Brésil en 2013, selon leur identification à une couleur de peau

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2014

Quoi qu'il en soit, au Brésil, les quartiers à faibles revenus sont majoritairement composés d'individus Noirs ou Métisses et on peut ainsi en déduire, sans peur de se tromper, que la grande majorité des 81 personnes tuées dans l'AISP 07 se considéraient certainement Noirs ou Métisses. Les théoriciens de la criminalité urbaine brésilienne sont unanimes : les vraies victimes de la violence au Brésil sont les jeunes hommes, noirs, pauvres et « périphériques » .

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Au travers des pratiques de contrôle de l'espace urbain qui se développent dans les quartiers qui en ont les moyens économiques (que ces pratiques prennent la forme d'une fermeture hermétique systématique comme c'est le cas avec les condominios fechados ou qu'elles s'illustrent dans la surveillance d'espace ouverts, comme c'est le cas dans le Conjunto dos Professores), se dessinent des géographies de la ville fortement inégalitaires où la sécurité devient l'apanage des classes privilégiées. Avec le perfectionnement des contrôles dans ces quartiers, l'opportunité criminelle, facteur essentiel de l'occurrence des actes de criminalité, se voit considérablement réduite, incitant les auteurs d'infractions à

93 Il existe d'ailleurs un acronyme, souvent utilisé par les milieux militants et académiques pour désigner la condition sociale d'un certain groupe de la population : « PPP », preto pobre periferico (Noir, pauvre, périphérique).

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préférer des zones géographiques plus vulnérables. Dans un pays où l'État se montre incapable d'assurer la sécurité publique, ce sont ainsi bien souvent les logiques économiques qui créent les dichotomies sécuritaires : la paix pour ceux qui ont les moyens de corrompre la police, d'installer des caméras de surveillance et/ou de payer des entreprises de sécurité privée et l'insécurité pour ceux qui vivent sur les territoires abandonnés des autorités publiques et contrôlés par le narcotrafic.

La fracture sociale n'en n'est que renforcée. Alors que les classes sociales privilégiées de la société n'osent pas s'aventurer dans les quartiers pauvres, les mécanismes de contrôle des quartiers riches restreignent l'accès des classes défavorisées à ces quartiers, ces deux phénomènes conduisant in fine à l'éloignement géographique et culturel des différentes classes sociales et à une peur de l'altérité.

IV/ Criminalisation de la pauvreté, ségrégation spatiale et peur de la différence

« 9 janvier 2018 :

Les gens font leur jogging sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire. Ils sont blancs, ils sont propres et en bonne santé. De mon vélo j'aperçois un jeune homme noir qui court, un sac sous le bras. Il est une des rares personnes à la peau foncée qui court sur ce trottoir. Une question surgit dans mon esprit : aurait il volé ce sac, pourquoi court-il si vite ? La société raciste de la Zone Sud de Natal a pris d'assaut mon jugement. Je constate avec douleur que je viens de suspecter un homme en raison de son apparence. Il court, comme les autres, mais il est noir et l'état de son corps et de ses vêtements laisse supposer qu'il est pauvre, qu'il n'habite pas ici. Et pour cela, alors que les autres individus courent pour s'entretenir, lui il court pour fuir. Je regarde les autres coureurs, ceux qui sont de la même couleur de peau que moi, de la même classe sociale. Se sont ils demandés eux aussi l'espace d'un instant si le jeune homme noir aux habits abîmés était en train de s'enfuir ? Combien se sont posés cette question ? Et comment se sont-ils sentis à se poser une telle question ? Moi, j'ai honte. Et j'essaye tant bien que mal de me déculpabiliser. Après tout c'est mon

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insertion dans cette société raciste qui me fait avoir ce genre de réaction...

»

Extrait de mon carnet de terrain - janvier 2018

A) Criminalisation de la pauvreté

Comme je me suis attaché à le démontrer au début de ce travail, l'histoire brésilienne a produit les conditions d'émergence d'une criminalité urbaine majoritairement noire, pauvre, jeune et masculine. Dans les métropoles du pays, réunir ces quatre conditions, c'est alors être sûr d'être fréquemment regardé d'un oeil méfiant et d'être souvent stigmatisé comme « bandit ». Cependant, il n'est pas nécessaire d'afficher une apparence présentant ces quatre marqueurs sociaux pour que s'abatte sur certains individus le marteau de la criminalisation. Mon ethnographie montre en effet que l'étanchéité sociale et l'éloignement géographique joints à l'impact de la peur de la criminalité urbaine, tendent à la suspicion et à la criminalisation de la pauvreté sous toute ses formes.

Prenons deux cas illustratifs auxquels j'ai pu assister. Je les retranscris ici à partir de mon carnet de terrain :

« 9 novembre 2017 :

Il est 8h40 du matin. Je suis sur la place Hélio Galvão en compagnie d'une trentaine d'habitants du Conjunto dos Professores et d'une quarantaine d'agents de la Police Militaire. La communauté organise aujourd'hui un petit-déjeuner dont l'objectif est officiellement celui de «remercier les policiers pour leur travail dans le quartier». L'ambiance est aux échanges amicaux, à la rigolade. Les gens se pressent autour de la longue et unique table pour déguster les nombreux plats cuisinés pour l'occasion. D'autres prennent des photos : policiers et habitants, main dans la main, en guise de symbole des nouveaux liens créés depuis la naissance du projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo . Alors que, pour filmer une vue d'ensemble de l'événement, je m'éloigne

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légèrement du groupe, un jeune homme métisse assis seul sur un banc et dont les habits trahissent la condition sociale m'interpelle :

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« Hé ! Tu crois que je pourrais avoir quelque chose à manger ? Un café, un sandwich, n'importe quoi ?

Compte tenu de la quantité exagérée de nourriture, je lui réponds que cela me paraît possible et qu'il lui suffit de demander.

- Tu peux aller demander pour moi ? J'ai un peu honte, me confie-t-il alors. - OK, je lui rétorque, je vais faire ça. »

Je retourne donc vers l'attroupement. Les gens discutent, debout autour de la table, et je peine à capter l'attention. Une dame d'une cinquantaine d'années s'approche finalement de moi, ouverte à la conversation. Après quelques échanges cordiaux, je lui explique la demande du jeune homme assis sur le banc et l'interroge sur la possibilité de lui apporter un morceau de tarte et un café. Froidement, elle me répond: « Non non non, surtout pas ! Si on leur donne à manger, ça les attire et ensuite ils reviennent. Encore plus nombreux. [...] Et ce sont eux qui salissent les places et qui amènent la criminalité dans le quartier. »»

Extrait du journal de terrain - 9 novembre 2017

« 22 novembre 2017 :

Les façades mal entretenues des maisons de Bom Pastor défilent derrière les vitres de la voiture de Maria. Aujourd'hui comme promis, la retraitée, habitante du Conjunto dos Professores, m'emmène rencontrer un de ses vieux amis, le capitaine Styvenson. Le policier a fixé le lieu et l'horaire : 10h au poste de police de Bom Pastor, quartier pauvre de la Zone Est natalense. Il est presque 10h30 et malgré nos allées et venues, le commissariat reste introuvable. Assis sur mon siège, j'écoute attentivement le discours de Maria :

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« Aïe aïe aïe, mais qu'est ce que je fais ici ?? Si ma famille savait que je suis ici, ils me tueraient ! Olala regarde moi ça, y'a que des bandits ici ! Regarde celui-là ! Oh mon Dieu, je dois être folle pour venir ici. »

La sexagénaire se résoud finalement à l'évidence : nous ne trouverons pas le commissariat tout seuls et il va nous falloir demander

94 Malheureusement ces discussions ne furent pas enregistrées. J'ai essayé de les transcrire ici le plus fidèlement possible à la forme dont elles furent énoncées.

95 Là encore, la conversation ne fût pas enregistrée et prend donc ici la forme d'une reconstitution.

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notre chemin. Agrippée à son volant, Maria se lance alors en quête d'un habitant qu'elle juge moins suspect que les autres. La tâche s'avère ardue : « Celui là ? Non non non ! Il est trop louche ! Et la dame assise sur le bord du trottoir à droite ? Non plus ! Mon Dieu y en a pas un qui m'inspire confiance ici ! »

Elle passe ainsi en revue une dizaine de personnes avant de finalement prudemment oser se renseigner auprès d'un vieux monsieur qui, aimablement, nous indique le chemin à prendre. »

Extrait du journal de terrain - 22 novembre 2017

Si dans le premier exemple l'individu est bien un jeune homme métisse et pauvre et porte ainsi sur son corps l'ensemble des marqueurs sociaux qui suscitent l'idée fantasmatique d'une insertion dans des parcours criminels, dans le second exemple, en revanche, Maria voit des « bandits » en des personnes de genres, âges et couleurs de peau différents, le facteur les englobant étant en dernière instance leur localisation dans un quartier pauvre de la ville. Mais dans les deux cas, les discours de ces femmes illustrent ce qu'il est aujourd'hui commun d'appeler la « criminalisation de la pauvreté ». Dans le premier cas, pour porter sur lui, inscrits sur son corps, des signes extérieurs de pauvreté (vêtements et couleur de peau notamment), le jeune homme du banc public, qui ne laissait apparaître aucun signe d'ambition criminelle, se vit classé dans une catégorie non nommée (« ils »), mais accusée de représenter l'origine de la saleté et de la criminalité dans le quartier. Pour porter en lui et sur lui les marqueurs sociaux de la suspicion criminelle (en déformant un peu l'expression de Michel Misse), le jeune homme a été tenu à part du groupe, condamné, seul sur son banc, à observer de loin le festin.

C'est en vérité toute une classe sociale qui est ainsi stigmatisée et soupçonnée de se livrer à des actions criminelles. Dans la Zone Sud de Natal, et notamment dans le Conjunto dos Professores, la population est majoritairement blanche, économiquement privilégiée, bien habillée et, au moins en apparence, en bonne santé. Dès lors, l'individu qui ne correspond pas à ces modèles et qui affiche, au contraire, une apparence « périphérique » est tout de suite présumé criminel , notamment si, en plus des marqueurs sociaux de

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pauvreté, l'individu est un homme et qu'il est jeune.

96 D'abord il est présumé criminel, ensuite on se demandera si c'est un ouvrier (constatation issues de la lecture des conversation sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité).

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Alors que le premier exemple illustre la réaction causée par l'intrusion de la pauvreté dans un quartier aisé, le second montre le processus inverse mais toujours du point de vue de la classe dominante. Le discours de Maria, entrant dans un quartier pauvre de la ville, est ainsi une autre illustration de la criminalisation de la pauvreté et des rapports de cette dernière avec les processus de ségrégation spatiale, ici exacerbés. Pour une habitante de la Zone Sud de la ville, qui ne sort qu'à de très rares occasions des quartiers des classes hautes et moyennes, les signes extérieurs de pauvreté affichés par les individus avec lesquels elle n'a presque aucun contact dans son quotidien, se confondent avec des signes extérieurs de criminalité. L'éloignement géographique, induit par le marché immobilier et par des projets urbains et/ou sécuritaires de repli sur soi des classes aisées (tels que le projet Vizinhança solidária e Batalhão participativo ) conduit ainsi à un éloignement social et culturel qui façonne des conceptions de l'altérité difficilement compatibles avec l'ambition démocratique d'un vivre ensemble pacifié. « Cette division spatiale qui résulte principalement de la ségrégation spatiale entre classes [...] empêche l'expérience de contact entre individus d'avoir lieu, contribuant considérablement au renforcement des préjugés sur la base de l'ignorance et de la peur. » (Lazzari da Silveira, 2013).

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B) Peur de la différence

« Le différent, la différence, se punit avec beaucoup plus de facilité que le semblable. »

Moraes, 2005, p. 98

Les étrangers relèvent d'un statut ambigu dans une société. Parfois perçus comme des dieux, tels les conquistadors espagnols pour les Aztèques, parfois craints comme des bêtes, tels les Vikings pour les Anglais, la figure de l'étranger illustre le lien paradoxal entre fascination et appréhension que l'inconnu ou le méconnu génère dans l'esprit humain et dans les sociétés. Les « favelados » sont des étrangers au sein de leur pays. Écartés des quartiers centraux par les lois du marché, observés d'un oeil méfiant dans les centres commerciaux, évincés du secteur de l'emploi formel, les individus des classes défavorisées disparaissent peu à peu de certains espaces urbains. En retour, leurs espaces sont parfois aussi fermés à la circulation : « avec ta gueule, si tu rentres là dedans tout seul tu ne ressors pas », s'amusait le Capitaine Styvenson, en me montrant du doigt la favela do Japão . Au

97 Traduction de l'auteur

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Brésil, les contacts entre les différentes classes sociales s'amenuisent. Reste encore les employées de maison, ces femmes pauvres qui travaillent à plein temps dans les familles aisées, mais de ce qu'il me semble avoir perçu, cette relation particulière, aux allures d'un autre siècle, aurait plutôt tendance à renforcer les conflits de classes qu'à ne les amenuiser (traitements à la limite de l'esclavagisme et violence symbolique d'un côté, petits vols de l'autre...). Mais globalement, les zones de contact, de socialisation, de rencontre de l'Autre, me semblent en voie d'extinction. Et la fiction en atteste. Le fait que la première série brésilienne de Netflix prenne le petit nom de « 3% » est à mon avis symptomatique de la tendance nationale. La production, qui dépeint une dystopie dans laquelle le monde est divisé entre le « Continent », monde en ruine et « l'Autre Rive », île paradisiaque et havre de paix qui abrite les 3% de l'élite, n'est finalement pas si loin de la réalité. Quant au « Processus », unique espace-temps de contact entre les deux classes sociales, n'ayant lieu qu'une fois par an et permettant de sélectionner quelques individus du Continent pour faire partie de l'élite, on peut facilement le lire comme une métaphore hyperbolisée du marché du travail et de la méritocratie.

Si le Conjunto dos Professores n'est pas un île inaccessible, son statut de quartier résidentiel contrôlé par les habitants en fait toutefois un espace très peu fréquenté par les classes populaires. D'autre part, la structure de la ville permet à ses habitants de transiter presque uniquement par des itinéraires et des espaces d'où la pauvreté est évincée (du quartier résidentiel au lieu de travail, du lieu de travail au centre commercial, du centre commercial au quartier résidentiel, toujours en voiture) rendant les moments de contacts entre les classes souvent réduits à des interactions qui prennent la forme de petits services contre charité (laver les pare-brises au feu rouge par exemple), événements qui ne vont pas sans susciter les paranoïas. Laveurs de pare brises suspectés d'attendre l'ouverture de la vitre pour sortir une arme et voler la voiture, légendes sur les chauffeurs de Uber assassins,... sur les groupes Whatsapp les racontars circulent et diffusent une peur ambiante qui incite au repli sur soi et transforme les interactions en moments d'appréhension.

Dans cette atmosphère de suspicion généralisée, un groupe social concentre la foudre sociale et, à la manière d'un bouc-émissaire, fait office de réceptacle des ressentiments accumulées par les frustrations issues de la peur : le « bandit ».

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand