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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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Partie 4 : S'éloigner de la criminalité

urbaine, s'éloigner de l'Autre

L'exemple des habitants du Conjunto dos Professores, montre ainsi une forme d'habiter l'espace qui se caractérise par une tentative de contrôle des différents facteurs pouvant influencer les indices de criminalité urbaine. La peur des actes de violence, s'apparentant en dernier ressort à une angoisse existentielle, une angoisse de mort, précipite les individus (Natalenses dans notre cas mais ailleurs aussi) vers la mise en place de stratégies et d'attitudes dont la finalité est la protection de l'intégrité personnelle. Pour se protéger, il faut alors contrôler l'espace et contrôler l'Autre (I). Si d'un point de vue local les efforts semblent porter leurs fruits, notre analyse plus englobante va montrer que la criminalité urbaine ne tend pas à baisser mais plutôt à être déplacée et à sortir des espaces de surveillance accrue (II), avec comme effet collatéral la perpétuation d'un urbanisme ségrégué et ségrégant qui accentue toujours un peu plus les inégalités en relayant les actes criminels vers les périphéries urbaines, abandonnées de l'État et financièrement incapables de s'équiper en dispositifs de sécurité privée (III). Avec comme conséquence une marginalisation de la pauvreté et le renforcement d'une peur de l'Autre (IV).

I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui

Comme le montre l'exemple des pratiques des habitants du Conjunto dos Professores, la criminalité et la peur de la criminalité motivent des stratégies qui visent à la sécurisation de l'espace (foyer, quartier). Les individus souhaitent en effet pouvoir se mouvoir dans la ville sans avoir à faire à l'expérience d'un sentiment d'insécurité. Pour y parvenir, ceux-ci développent des pratiques qui transforment petit à petit les villes en « phobopoles » (Souza, 2008). La caractéristique de ces nouvelles formations urbaines est de concentrer les efforts sur le contrôle de l'espace et des individus qui le fréquentent.

Comme nous l'avons vu précédemment, une partie de plus en plus significative des classes privilégiées fait le choix de s'établir dans des condominios . Ces nouvelles structures font de la sécurité la pierre angulaire de leur réussite. Fermés sur l'extérieur, protégés par de

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hauts murs barbelés et possédant un arsenal de contrôle qui en limite l'accès aux seuls habitants, les condominios offrent en effet une alternative prisée aux quartiers résidentiels ouverts jugés trop vulnérables. C'est le cas notamment des condominios horizontaux dont certains sont de véritables localités hermétiques et auto-suffisantes où il est possible de passer toute une vie sans en quitter l'enceinte. Débora Pastana donne ainsi l'exemple du Complexe Urbanistique Intégré d'Alphaville à São Paulo qui abrite aujourd'hui environ 35.000 habitants :

« Bien qu'elle ne possède pas d'hôpital ni de cimetière, l'infrastructure organisée d'Alphaville dispose de secours médico-hospitaliers, de juges des petites affaires, d'un procureur, d'un forum et d'un poste de police. Le local possède également des structures de divertissement, deux shoppings, une université, plusieurs banques et écoles, outre les trois supermarchés et les nombreux bureaux. Toute cette infrastructure permet à l'individu de passer sa vie entière dans cette pseudo-ville standardisée et ceinturée de hauts murs, où tout paraît n'être que bonheur et harmonie. Il restera toutefois à cet individu la tâche de naître ailleurs et d'être enterré à l'extérieur. [...] Il en résulte une distanciation totale de cet individu avec sa ville, causant ainsi la perte d'identité citoyenne, notamment concernant sa responsabilité sociale et civique face aux autres citoyens. » (Pastana,

82

2005).

Alphaville constitue l'exemple extrême du quartier sécurisé et les brésiliens vivant dans ce genre de complexes ne représentent qu'une minorité. Cependant, cette minorité est composée de l'élite économique du pays, et pour cette raison, Alphaville s'établit en modèle d'habitat convoité par une frange non négligeable de la population et inspire le développement de projets urbanistiques qui en reprennent les grands axes. Ainsi, les plans de construction des condominios verticaux des classes hautes et moyennes intègrent désormais presque systématiquement, en plus des nombreux dispositifs de sécurisation, des espaces communs offrant un large panel de services (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, parcs avec jeux d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire le temps passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur exposition aux actes de criminalité urbaine. Dans ces cas de figure, le contrôle de l'espace est inhérent à la structure urbanistique : le complexe est fermé sur lui

82 Traduction de l'auteur

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même et le contrôle de la déviance est opéré intra-muros à la fois par le contrôle social et par les sociétés gestionnaires de ces complexes habitationnels qui édictent les règles du vivre-ensemble et les font respecter à l'aide des agents de sécurité qu'elles emploient. Le contrôle de l'espace extra-muros n'est quant à lui pas nécessaire : les rues qui bordent les condominios n'ont pas d'autre vocation que celle du transit automobile. Les immeubles se font face avec à leurs pieds, de hauts murs, des guérites aux vitres teintées et une rue déserte. Dès lors, pour les habitants des condominios verticaux, les stratégies d'évitement de la criminalité prennent la forme d'un auto-contrôle et d'un abandon de l'espace public. L'utilisation de la ville est marquée par le respect de parcours prédéfinis dont les points d'arrêts se font dans des espaces presque aussi privatisés et sécurisés que les ensembles résidentiels dans lesquels vivent ces classes privilégiées : shoppings, banques, lieux de travail, écoles privées,... Pour préserver le sentiment de sécurité, les individus restent dans ces périmètres et font l'impasse sur certaines activités telles que fréquenter les parcs ou se promener dans le quartier. Ils s'imposent une discipline sécuritaire qui avec le temps devient à tel point intériorisée qu'il serait plus juste de parler d'habitus sécuritaire.

Comme nous l'avons vu avec l'exemple du projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo , pour les habitants des quartiers résidentiels ouverts tel que le Conjunto dos Professores, l'effort est double : en plus de soumettre leur mode de vie à une discipline sécuritaire, les individus tentent d'établir la sécurisation de l'espace que les autorités publiques peinent à assurer. Dans le Conjunto dos Professores, cette sécurisation passe notamment par l'utilisation des nouvelles technologies et par la coopération avec le 5ème Bataillon de Police Militaire. Ces différentes ressources permettent aux habitants d'établir une forme de contrôle sur les entrées et les sorties des individus étrangers au quartier. En effet, grâce notamment au nouveau programme Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo et grâce aux nouvelles technologies qui le sous-tendent, chaque individu inconnu faisant irruption dans le quartier est facilement repéré et peut rapidement être appréhendé par la police. Au travers des mécanismes de suspicion (par un habitant), exposition (sur les groupes Whatsapp), demande d'intervention (de la police), appréhension (de l'individu suspecté), l'entrée dans le quartier du Conjunto dos Professores devient ainsi synonyme, pour certains individus, de contrôle policier systématique.

Voici un exemple de « résolution de suspicion » au travers d'une discussion sur le groupe Whatsapp, qui eut lieu le 2 novembre 2017 :

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« Rodrigo : - Jeune couple. Elle avec un tee-shirt bleu et lui avec un tee-shirt bleu marine. Ils sont dans la rue Professor José Gurgel et toquent aux portes des maisons disant qu'ils ont reçu l'autorisation du prêtre pour faire des prières. J'ai observé qu'à certaines maisons, au lieu de sonner, ils notent le numéro de la maison.

Denyse : - Quelle imagination !! Coup fourré, c'est certain !!

Pedro : - Ils sont passés chez moi dimanche, je n'ai pas ouvert, j'avais trop peur !

Jacqueline : - J'ouvre pas non plus, c'est bien trop louche Pedro : - Quelqu'un de l'église aurait des infos ?

Lydia : - Ils sont passés ici aussi. Mon mari n'a pas ouvert.

Denyse : - Fiona, ça serait mieux de demander à la police de faire un contrôle.

André : - Oui, c'est le minimum. Pedro : - Bien sûr.

Fiona : - La police vient de passer à côté du [centre commercial] Cidade Jardim. Mais je pense que ce sont les jeunes du Shalom. Je vais appeler la police pour vérifier. Dans tous les cas, n'ouvrez pas avant que je poste ici leur identité.

Fiona (quelques minutes plus tard) : - La police a vérifié, ce sont des jeunes de bonnes familles : Caio et Isabela Daniel, Bia Leandro et Hanna Amanda. En raison de la fête de Nossa Senhora da Apresentação, le prêtre leur a bien donné l'ordre. Vous pouvez être tranquilles. »83

Discussion sur le groupe Whatsapp « Emergência 3 » - novembre 2017.

83 Traduction de l'auteur

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Cet exemple est emblématique de la tendance actuelle en place dans le Conjunto dos Professores. Tous les jours, de nombreux « intrus » sont ainsi soumis à la suspicion sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité. Tous les mouvements jugés inhabituels sont analysés et discutés sur les réseaux de communication et la peur collective justifie bien souvent des demandes d'interventions policières pour des cas pourtant parfois anodins. Certains participants au Conseil communautaire de sécurité estiment d'ailleurs que la suspicion criminelle à laquelle sont soumis les individus qui entrent dans le quartier est parfois exagérée. Prenons un exemple : en juillet 2017, deux étudiants de biologie passèrent à plusieurs reprises dans le Conjunto dos Professores pour procéder à des analyses sur les chiens du quartier. L'événement donna lieu à un houleux débat quant à l'exagération des mesures préventives, les uns jugeant qu'il ne fallait pas laisser entrer les deux étudiants dans les foyers, les autres estimant que la réalisation des analyses était une mesure de santé publique. Geraldo écrivit ce message sur le groupe Whatsapp « Emergencia 2 » avant de le quitter :

« Mes amis, quand la question de sécurité devient une hystérie collective, ça devient malsain. Ce ne sont que deux étudiants faisant un travail d'analyse. Face aux diverses réactions, je vous remercie de votre attention et je vous remercie pour mon insertion dans le groupe, mais se placer en position d'otage chaque fois que quelqu'un étranger à la communauté apparaît, devient paradoxalement une menace mortelle. Ça ne va pas. Je préfère conserver ma tranquillité psychologique. Bonne chance à tous. L'idée d'un groupe pour améliorer la SÉCURITÉ est bonne. »84

Message posté par Geraldo sur le groupe Whatsapp « Emergencia 2 » - juillet 2017

La peur de la criminalité et le sentiment d'insécurité justifient ainsi des tentatives de contrôle de l'espace qui s'appuient sur le contrôle des corps. Les caméras de surveillance du quartier filment les individus étrangers à la communauté, les vidéos enregistrées sont partagées sur les réseaux de communication et les mesures jugées adéquates sont décidées : appréhension policière, évitement, refus d'ouvrir les portes des foyers.

« Le citadin lambda en vient à nourrir un sentiment d'insécurité qui transforme son regard sur tous les autres citadins. Au lieu d'entretenir une «indifférence civile» à l'égard du passant inconnu en le tenant à distance,

84 Traduction de l'auteur

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tout en lui accordant une confiance minimale, il se met à le soupçonner. On assiste ainsi à une véritable transformation du lien social au sein de la ville qui prend la forme d'une «sociabilité de surveillance» : les liens se resserrent au niveau du voisinage le plus immédiat - avec les gens que l'on «connaît bien» - et la méfiance gouverne le rapport à l'«étranger» , toujours vu, à la limite de la paranoïa, comme un agresseur potentiel. » (Pattaroni, Pedrazzini, 2010).

D'autre part de nombreux habitants militent pour la fermeture complète du quartier. Suite à l'adoption par le conseil municipal, le 14 décembre 2017, de la loi qui institue le programme « bairro seguro », certains quartiers résidentiels de Natal pourront en effet être fermés à la circulation à l'aide de portails, dès lors que 80% des habitants concernés approuveront la fermeture de leur quartier. Dans le Conjunto dos Professores, les négociations sont en cours.

Comme le constatait déjà Teresa Caldeira au début des années 2000,

« Ces vingt dernières années, dans des villes aussi diverses que Sao Paulo, Los Angeles, Johannesburg, Buenos-Aires, Budapest, Mexico et Miami, différents groupes sociaux, notamment issus des classes les plus aisées, ont fait usage de la peur de la violence et du crime pour justifier [...] de nouvelles technologies d'exclusion sociale. » (Caldeira, 2000, p. 9).

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery