Partie 4 : S'éloigner de la criminalité
urbaine, s'éloigner de l'Autre
L'exemple des habitants du Conjunto dos Professores, montre
ainsi une forme d'habiter l'espace qui se caractérise par une tentative
de contrôle des différents facteurs pouvant influencer les indices
de criminalité urbaine. La peur des actes de violence, s'apparentant en
dernier ressort à une angoisse existentielle, une angoisse de mort,
précipite les individus (Natalenses dans notre cas mais ailleurs aussi)
vers la mise en place de stratégies et d'attitudes dont la
finalité est la protection de l'intégrité personnelle.
Pour se protéger, il faut alors contrôler l'espace et
contrôler l'Autre (I). Si d'un point de vue local les efforts semblent
porter leurs fruits, notre analyse plus englobante va montrer que la
criminalité urbaine ne tend pas à baisser mais plutôt
à être déplacée et à sortir des espaces de
surveillance accrue (II), avec comme effet collatéral la
perpétuation d'un urbanisme ségrégué et
ségrégant qui accentue toujours un peu plus les
inégalités en relayant les actes criminels vers les
périphéries urbaines, abandonnées de l'État et
financièrement incapables de s'équiper en dispositifs de
sécurité privée (III). Avec comme conséquence une
marginalisation de la pauvreté et le renforcement d'une peur de l'Autre
(IV).
I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui
Comme le montre l'exemple des pratiques des habitants du
Conjunto dos Professores, la criminalité et la peur de la
criminalité motivent des stratégies qui visent à la
sécurisation de l'espace (foyer, quartier). Les individus souhaitent en
effet pouvoir se mouvoir dans la ville sans avoir à faire à
l'expérience d'un sentiment d'insécurité. Pour y parvenir,
ceux-ci développent des pratiques qui transforment petit à petit
les villes en « phobopoles » (Souza, 2008). La caractéristique
de ces nouvelles formations urbaines est de concentrer les efforts sur le
contrôle de l'espace et des individus qui le fréquentent.
Comme nous l'avons vu précédemment, une partie
de plus en plus significative des classes privilégiées fait le
choix de s'établir dans des condominios . Ces nouvelles
structures font de la sécurité la pierre angulaire de leur
réussite. Fermés sur l'extérieur, protégés
par de
95
hauts murs barbelés et possédant un arsenal de
contrôle qui en limite l'accès aux seuls habitants, les
condominios offrent en effet une alternative prisée aux
quartiers résidentiels ouverts jugés trop vulnérables.
C'est le cas notamment des condominios horizontaux dont certains sont
de véritables localités hermétiques et auto-suffisantes
où il est possible de passer toute une vie sans en quitter l'enceinte.
Débora Pastana donne ainsi l'exemple du Complexe Urbanistique
Intégré d'Alphaville à São Paulo qui abrite
aujourd'hui environ 35.000 habitants :
« Bien qu'elle ne possède pas d'hôpital ni
de cimetière, l'infrastructure organisée d'Alphaville dispose de
secours médico-hospitaliers, de juges des petites affaires, d'un
procureur, d'un forum et d'un poste de police. Le local possède
également des structures de divertissement, deux shoppings, une
université, plusieurs banques et écoles, outre les trois
supermarchés et les nombreux bureaux. Toute cette infrastructure permet
à l'individu de passer sa vie entière dans cette pseudo-ville
standardisée et ceinturée de hauts murs, où tout
paraît n'être que bonheur et harmonie. Il restera toutefois
à cet individu la tâche de naître ailleurs et d'être
enterré à l'extérieur. [...] Il en résulte une
distanciation totale de cet individu avec sa ville, causant ainsi la perte
d'identité citoyenne, notamment concernant sa responsabilité
sociale et civique face aux autres citoyens. » (Pastana,
82
2005).
Alphaville constitue l'exemple extrême du quartier
sécurisé et les brésiliens vivant dans ce genre de
complexes ne représentent qu'une minorité. Cependant, cette
minorité est composée de l'élite économique du
pays, et pour cette raison, Alphaville s'établit en modèle
d'habitat convoité par une frange non négligeable de la
population et inspire le développement de projets urbanistiques qui en
reprennent les grands axes. Ainsi, les plans de construction des
condominios verticaux des classes hautes et moyennes intègrent
désormais presque systématiquement, en plus des nombreux
dispositifs de sécurisation, des espaces communs offrant un large panel
de services (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de
fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, parcs avec jeux
d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire le temps
passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur exposition aux
actes de criminalité urbaine. Dans ces cas de figure, le contrôle
de l'espace est inhérent à la structure urbanistique : le
complexe est fermé sur lui
82 Traduction de l'auteur
96
même et le contrôle de la déviance est
opéré intra-muros à la fois par le contrôle social
et par les sociétés gestionnaires de ces complexes habitationnels
qui édictent les règles du vivre-ensemble et les font respecter
à l'aide des agents de sécurité qu'elles emploient. Le
contrôle de l'espace extra-muros n'est quant à lui pas
nécessaire : les rues qui bordent les condominios n'ont pas
d'autre vocation que celle du transit automobile. Les immeubles se font face
avec à leurs pieds, de hauts murs, des guérites aux vitres
teintées et une rue déserte. Dès lors, pour les habitants
des condominios verticaux, les stratégies d'évitement de
la criminalité prennent la forme d'un auto-contrôle et d'un
abandon de l'espace public. L'utilisation de la ville est marquée par le
respect de parcours prédéfinis dont les points d'arrêts se
font dans des espaces presque aussi privatisés et
sécurisés que les ensembles résidentiels dans lesquels
vivent ces classes privilégiées : shoppings, banques, lieux de
travail, écoles privées,... Pour préserver le sentiment de
sécurité, les individus restent dans ces périmètres
et font l'impasse sur certaines activités telles que fréquenter
les parcs ou se promener dans le quartier. Ils s'imposent une discipline
sécuritaire qui avec le temps devient à tel point
intériorisée qu'il serait plus juste de parler d'habitus
sécuritaire.
Comme nous l'avons vu avec l'exemple du projet
Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo ,
pour les habitants des quartiers résidentiels ouverts tel que le
Conjunto dos Professores, l'effort est double : en plus de soumettre leur mode
de vie à une discipline sécuritaire, les individus tentent
d'établir la sécurisation de l'espace que les autorités
publiques peinent à assurer. Dans le Conjunto dos Professores, cette
sécurisation passe notamment par l'utilisation des nouvelles
technologies et par la coopération avec le 5ème Bataillon de
Police Militaire. Ces différentes ressources permettent aux habitants
d'établir une forme de contrôle sur les entrées et les
sorties des individus étrangers au quartier. En effet, grâce
notamment au nouveau programme Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo et grâce aux nouvelles technologies
qui le sous-tendent, chaque individu inconnu faisant irruption dans le quartier
est facilement repéré et peut rapidement être
appréhendé par la police. Au travers des mécanismes de
suspicion (par un habitant), exposition (sur les groupes Whatsapp), demande
d'intervention (de la police), appréhension (de l'individu
suspecté), l'entrée dans le quartier du Conjunto dos Professores
devient ainsi synonyme, pour certains individus, de contrôle policier
systématique.
Voici un exemple de « résolution de suspicion
» au travers d'une discussion sur le groupe Whatsapp, qui eut lieu le 2
novembre 2017 :
97
« Rodrigo : - Jeune couple. Elle avec un tee-shirt bleu
et lui avec un tee-shirt bleu marine. Ils sont dans la rue Professor
José Gurgel et toquent aux portes des maisons disant qu'ils ont
reçu l'autorisation du prêtre pour faire des prières. J'ai
observé qu'à certaines maisons, au lieu de sonner, ils notent le
numéro de la maison.
Denyse : - Quelle imagination !! Coup fourré, c'est
certain !!
Pedro : - Ils sont passés chez moi dimanche, je n'ai
pas ouvert, j'avais trop peur !
Jacqueline : - J'ouvre pas non plus, c'est bien trop louche Pedro
: - Quelqu'un de l'église aurait des infos ?
Lydia : - Ils sont passés ici aussi. Mon mari n'a pas
ouvert.
Denyse : - Fiona, ça serait mieux de demander à
la police de faire un contrôle.
André : - Oui, c'est le minimum. Pedro : - Bien
sûr.
Fiona : - La police vient de passer à côté
du [centre commercial] Cidade Jardim. Mais je pense que ce sont les jeunes du
Shalom. Je vais appeler la police pour vérifier. Dans tous les cas,
n'ouvrez pas avant que je poste ici leur identité.
Fiona (quelques minutes plus tard) : - La police a
vérifié, ce sont des jeunes de bonnes familles : Caio et Isabela
Daniel, Bia Leandro et Hanna Amanda. En raison de la fête de Nossa
Senhora da Apresentação, le prêtre leur a bien donné
l'ordre. Vous pouvez être tranquilles. »83
Discussion sur le groupe Whatsapp « Emergência
3 » - novembre 2017.
83 Traduction de l'auteur
98
Cet exemple est emblématique de la tendance actuelle en
place dans le Conjunto dos Professores. Tous les jours, de nombreux «
intrus » sont ainsi soumis à la suspicion sur les groupes Whatsapp
du Conseil communautaire de sécurité. Tous les mouvements
jugés inhabituels sont analysés et discutés sur les
réseaux de communication et la peur collective justifie bien souvent des
demandes d'interventions policières pour des cas pourtant parfois
anodins. Certains participants au Conseil communautaire de
sécurité estiment d'ailleurs que la suspicion criminelle à
laquelle sont soumis les individus qui entrent dans le quartier est parfois
exagérée. Prenons un exemple : en juillet 2017, deux
étudiants de biologie passèrent à plusieurs reprises dans
le Conjunto dos Professores pour procéder à des analyses sur les
chiens du quartier. L'événement donna lieu à un houleux
débat quant à l'exagération des mesures
préventives, les uns jugeant qu'il ne fallait pas laisser entrer les
deux étudiants dans les foyers, les autres estimant que la
réalisation des analyses était une mesure de santé
publique. Geraldo écrivit ce message sur le groupe Whatsapp «
Emergencia 2 » avant de le quitter :
« Mes amis, quand la question de sécurité
devient une hystérie collective, ça devient malsain. Ce ne sont
que deux étudiants faisant un travail d'analyse. Face aux diverses
réactions, je vous remercie de votre attention et je vous remercie pour
mon insertion dans le groupe, mais se placer en position d'otage chaque fois
que quelqu'un étranger à la communauté apparaît,
devient paradoxalement une menace mortelle. Ça ne va pas. Je
préfère conserver ma tranquillité psychologique. Bonne
chance à tous. L'idée d'un groupe pour améliorer la
SÉCURITÉ est bonne. »84
Message posté par Geraldo sur le groupe Whatsapp
« Emergencia 2 » - juillet 2017
La peur de la criminalité et le sentiment
d'insécurité justifient ainsi des tentatives de contrôle de
l'espace qui s'appuient sur le contrôle des corps. Les caméras de
surveillance du quartier filment les individus étrangers à la
communauté, les vidéos enregistrées sont partagées
sur les réseaux de communication et les mesures jugées
adéquates sont décidées : appréhension
policière, évitement, refus d'ouvrir les portes des foyers.
« Le citadin lambda en vient à nourrir un
sentiment d'insécurité qui transforme son regard sur tous les
autres citadins. Au lieu d'entretenir une «indifférence
civile» à l'égard du passant inconnu en le tenant à
distance,
84 Traduction de l'auteur
99
tout en lui accordant une confiance minimale, il se met
à le soupçonner. On assiste ainsi à une véritable
transformation du lien social au sein de la ville qui prend la forme d'une
«sociabilité de surveillance» : les liens se resserrent au
niveau du voisinage le plus immédiat - avec les gens que l'on
«connaît bien» - et la méfiance gouverne le rapport
à l'«étranger» , toujours vu, à la limite de la
paranoïa, comme un agresseur potentiel. » (Pattaroni, Pedrazzini,
2010).
D'autre part de nombreux habitants militent pour la fermeture
complète du quartier. Suite à l'adoption par le conseil
municipal, le 14 décembre 2017, de la loi qui institue le programme
« bairro seguro », certains quartiers résidentiels de
Natal pourront en effet être fermés à la circulation
à l'aide de portails, dès lors que 80% des habitants
concernés approuveront la fermeture de leur quartier. Dans le Conjunto
dos Professores, les négociations sont en cours.
Comme le constatait déjà Teresa Caldeira au
début des années 2000,
« Ces vingt dernières années, dans des
villes aussi diverses que Sao Paulo, Los Angeles, Johannesburg, Buenos-Aires,
Budapest, Mexico et Miami, différents groupes sociaux, notamment issus
des classes les plus aisées, ont fait usage de la peur de la violence et
du crime pour justifier [...] de nouvelles technologies d'exclusion sociale.
» (Caldeira, 2000, p. 9).
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