Une fois le fonds additionnel empoché, le migrant
ayant, durant la période d'attente, identifié au préalable
son passeur, verse l'argent nécessaire pour son voyage. Là
s'ouvre, une autre étape de l'attente : celle du nombre de passagers (20
à 25 personnes) nécessaires pour entreprendre le voyage.
Généralement cela ne prend que peu de jours : une semaine maximum
même si cela peut se compliquer avec la répression en cours. Comme
le soulignent ces propos d'Ismael, Gambien :
« Je suis arrivé à Agadez le 28
Octobre. Le 5 novembre, j'ai payé 175.000fcfa frais de transport et
20000fcfa frais de route pour les policiers et douaniers. Tu fais une provision
de denrées alimentaires pour 5.000fcfa et tu payes 2 bidons pour l'eau.
En tout, j'ai dépensé 200.000fcfa. On a attendu un mois, le
voyage n'a pas eu lieu. J'ai commencé à avoir des
problèmes avec le coxer. Nous étions 6, ils nous ont
mélangés avec trois autres foyers pour atteindre 25 personnes.
Nous devons quitter lundi au crépuscule mais le chauffeur a dit qu'il
faut attendre mardi car il y a beaucoup de policiers dans la ville. On a
attendu jusqu'au vendredi, le départ n'a pas eu lieu. Le coxer s'est
caché. On l'appelait mais il était injoignable. »
(Entretien Ismael, Agadez, février 2021).
Puis suit, la période de préparation du voyage
dans un contexte de restriction de mobilité née de l'application
de la loi 2015-36 avec pour corollaire l'essor du transport clandestin de
migrants vers l'Afrique du Nord.
Cette situation a conduit au prolongement du séjour
des migrants à Agadez qui, de 3 jours à une époque
récente, est passé à plusieurs semaines. Par-delà,
les restrictions en cours ont rendu les migrants plus vulnérables,
contraints de vivre dans la clandestinité, dans les ghettos, dans un
état de promiscuité totale en attendant le départ. La
criminalisation de la migration vers l'Afrique du Nord constitue un facteur de
mise en attente des migrants à Agadez. Car ces
191
derniers éprouvent de plus en plus de
difficultés à trouver des transporteurs fiables en mesure de les
conduire à destination du fait des arrestations et confiscations des
véhicules opérées dans les rangs des transporteurs. Dans
son document d'analyse, ARCI souligne que « La criminalisation des
migrants dans les pays de transit augmente au contraire le nombre de victimes,
de personnes refoulées dans le désert, dans les pays d'origine,
obligées d'emprunter des routes de plus en plus impraticables
» (ARCI, 2018) Cette analyse se confirme au Niger.
La répression de la migration de transit a largement
contribué à la « clandestinisation » de la migration
vers l'Afrique du Nord d'une part et au blocage des migrants à Agadez
d'autre part. Cette présence prolongée crée
d'énormes difficultés à la ville d'Agadez en termes
d'hygiène et d'assainissement et d'utilisation des services publics. Il
est même dans certains cas à mettre en relation avec
l'insécurité résiduelle que connait la ville depuis
l'application de cette loi qui pour de nombreux acteurs est faite pour
étouffer Agadez sur le plan économique vu son application
partielle dans cette seule région du Niger.
« Dès qu'on voit un migrant à Agadez,
on le prend et on le fait passer dans le désert. Car on n'a pas de
travail. Il y a des bus qui amènent les migrants à Agadez. On ne
les arrête pas. Mais dès qu'un Touareg les prend pour les
transporter au Nord, on nous dit que c'est interdit. Nous les Touaregs on s'en
fout dès qu'ils arrivent on va les transporter. Depuis 1963, on
transportait les migrants à dos de chameau. Aujourd'hui on le fait avec
des véhicules. La sècheresse de 1974 et de
1984 a décimé le cheptel »
(Entretien Rachid, passeur, Agadez, février 2018).
192
Photo 23: Le jeu de cartes pour faire passer le temps au
centre OIM Agadez Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, février
2018
7.2.3 L'absence de document de voyage : un autre
facteur de blocage des migrants à Agadez
Pour les migrants ayant opté pour le retour dit
volontaire de l'OIM, l'absence de document de voyage constitue aussi un facteur
de blocage à Agadez. En effet, une fois enregistrés dans le
centre, les migrants qui disposent de documents de voyage peuvent quitter pour
Niamey même le lendemain si cela coïncide avec un départ, et
continuer deux jours plus tard dans leur pays d'origine. En revanche, ceux qui
ne disposent pas de document, l'OIM se met en contact avec les
représentations diplomatiques au Niger du pays d'origine en vue qu'il le
reconnaisse comme leur citoyen et qu'il autorise l'institution à le
rapatrier. Une fois l'accord de principe acquis, le pays délivre des
sauf-conduits qui permettent aux migrants en question d'effectuer le voyage.
Cette procédure prend souvent du temps, un mois, souvent plus pour des
pays comme le Cameroun, la Gambie et la Guinée Biseau qui n'ont pas de
représentations diplomatiques au Niger.
193
« Depuis notre arrivée ici, on a
demandé ceux qui ont des cartes. Moi, j'ai un
récépissé de carte nationale d'identité qui est
valable jusqu'en juin de cette année. Nous sommes bloqués ici. On
ne sait pas quand est-ce qu'on va partir. Même si c'est la prison, si on
te dit que tu vas faire 10 ans, tu sais qu'à la fin tu vas sortir, ton
esprit est tranquille. Si tu vas faire deux mois, on n'a qu'à te dire
que tu vas faire deux mois. Comme cela, tu sais qu'après deux mois tu
vas sortir. Bientôt nous avons
un mois ici. » (Zbigniew, migrant camerounais,
Agadez, février 2018).
L'absence de document de voyage est donc un facteur de
blocage des migrants (pour le retour), car l'établissement des
pièces est un circuit long qui prend du temps, un à deux mois
sinon plus. Pendant ce temps le migrant reste en attente à Agadez.
7.3 Les manifestations de l'attente
7.3.1 Temps de séjour migrants à Agadez
prolongé
Les manifestations de l'attente / blocage des migrants
à Agadez peuvent s'apprécier à travers la durée de
leur séjour dans cette ville. Les résultats montrent que pour
l'essentiel, les migrants restent moins d'une semaine à Agadez à
la date à laquelle nous les avons interrogés. Mais à voir
de plus près ces chiffres cachent des contrastes, car les données
subissent le poids des migrants de retour de la Libye dans
l'échantillon. En effet, ces derniers représentent au moins 1/5
de notre échantillon et nous les avons rencontrés à la
douane où ils étaient 24 h après leur arrivée.
Une deuxième proportion (17%) de l'échantillon
affirme avoir passé à Agadez moins de 15 jours. Or, à
l'époque où il n'y avait pas de restriction sur la
mobilité vers l'Afrique du Nord les migrants s'arrangeaient pour
débarquer à Agadez le vendredi ou le samedi et utilisaient le
weekend pour se préparer. Le lundi matin, ils récupèrent
leur argent à la banque et payent le transporteur pour quitter la ville
l'après-midi. Ils font donc tout pour minimiser la durée du
transit à Agadez afin de réduire leurs dépenses
d'hébergement, restauration et nourriture. Depuis l'application de la
loi 2015-36, la durée de séjour à Agadez varie de 15 jours
à un mois pour plus de 30 % des migrants interrogés. Cette
situation s'est imposée aux migrants et elle ne dépend ni de leur
bon vouloir et ni de celui des passeurs. Migrants et passeurs sont victimes de
l'externalisation des politiques migratoires dont l'une des conséquences
directes est le blocage des migrants à Agadez. Près de 24 % des
répondants affirment vivre à Agadez depuis moins de 6 mois, tout
en gardant toujours l'espoir de continuer l'aventure vers l'Afrique du Nord ou
de retourner dans leur pays selon le cas.
La moitié des répondants (51 %) affirment avoir
investi dans le voyage entre 90 000 et 270 000 FCFA, en moyenne 225 864 FCFA.
Ce sont donc des sommes importantes que les migrants mobilisent dans ce voyage
pour arriver à Agadez. Ils ne peuvent en aucun cas choisir de rester
194
dans cette ville si ce n'est dû aux contraintes
externes. C'est pourquoi certains migrants estiment que le Niger ne joue pas
franc jeu, car les autorités les laissent venir jusqu'à Agadez
avant de vouloir les refouler. Or, à ce moment-là beaucoup ont
perdu de leurs ressources financières. Pour eux, le Niger gagnerait
beaucoup plus en leur refusant l'accès à son territoire
plutôt que de les laisser traverser jusqu'à Agadez pour finir par
les bloquer.
« Il fallait trouver d'autres moyens que de
dépouiller les gens, parce qu'avant que tu n'arrives là-bas, tu
es psychologiquement touché car tu es spolié, taxé en
route. Tu n'as rien et quand tu retournes il faut d'abord payer les dettes que
tu as contractées avant de quitter et ensuite lancer une nouvelle vie.
Il faut accentuer le contrôle au niveau des frontières
nigériennes. Vaut mieux me faire retourner depuis le Nigéria que
de me laisser trop dépenser, venir jusqu'ici puis me faire retourner
» (Entretien Serge, camerounais, Agadez, novembre 2017).
7.3.2 La vulnérabilité financière
des répondants : une manifestation de l'attente
La vulnérabilité financière des migrants
accentue davantage leur blocage à Agadez. En effet, près de 68 %
des répondants affirment qu'ils n'ont pas suffisamment d'argent pour
continuer le voyage. Ils ont dépensé leur argent à travers
les faux frais payés le long de la route migratoire et pendant le
séjour forcé à Agadez. Ils n'ont donc pas de perspectives
immédiates pour s'offrir le luxe d'un voyage vers l'Afrique du Nord.
C'est pourquoi nombre d'entre eux (20 %) en l'absence de perspectives
s'orientent vers l'OIM, pour bénéficier de l'hébergement,
de la restauration, la sécurité et in fine du retour volontaire
quand les conditions dans les ghettos ne sont plus tenables, ou quand le
dispositif de restriction de mobilité mis en place par l'État et
ses partenaires arrive à avoir raison du migrant qui finit par abdiquer
:
« Nous sortons chaque jour sauf le dimanche pour
aller dans les ghettos pour faire des discussions avec les migrants. Ce n'est
pas là [qu'on va dire] nous sommes là pour vous faire retourner
chez vous, on parle de protection, de la détresse dans le désert,
du fait d'être bloqué dans la ville. On a des outils
adaptés, par exemple un album photos, à partir de photos que les
migrants ont partagé avec nous sur les atrocités de la Libye, des
atrocités sur la route, des bandits. On montre aussi un film qu'on
montre dans le ghetto. On a aussi la BD Rêves et enfer. On a une carte
qu'on donne dans les ghettos. » (Entretien OIM, Agadez, avril
2019)
Les plus déterminés (20 %) disent attendre un
transfert d'argent du pays afin de pouvoir financer la poursuite de leur
voyage. Pour ces migrants, « la durée de l'attente se confond
avec celle de la quête d'argent » (Mounkaila2010).
Cependant, 18 % des répondants comptent travailler sur
place à Agadez pour chercher les ressources nécessaires. Mais
quel travail une ville comme Agadez peut-elle offrir dans un contexte de
fermeture de la mine d'or du Djado et de la mine d'uranium où les jeunes
vivent les affres du chômage et les effets néfastes de la
répression de la migration de transit ?
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Seule une faible proportion (28 %) dispose de ressources pour
continuer le voyage. Quel que soit le cas, 88, 5% des répondants
affirment qu'ils ne travaillent pas à Agadez.
Généralement, les femmes arrivent à trouver du travail
dans les bars et restaurants. Pour les hommes, c'est surtout dans le domaine de
la construction qu'ils sont employés comme maçon ou manoeuvre.