L'impact des politiques d'externalisation sur le parcours
individuel des migrants et des lieux traversés s'apprécient aussi
à travers les lieux d'hébergement dans les villes de transit
notamment à Agadez. Ces espaces appelés couramment ghettos ou
foyers servent de lieux d'hébergement aux migrants durant leur transit
vers l'Afrique du Nord.
Pour le besoin de l'organisation du voyage vers le nord, les
foyers constituent des lieux d'attentes des migrants. Ainsi, pour
réduire le séjour à Agadez et les coûts y
afférents les migrants s'arrangent pour arriver dans cette ville le plus
souvent le jeudi ou le vendredi. Dès leur arrivée, ils prennent
contact avec les coxeurs ou les gérants de ghetto. Le lendemain est
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consacré à la banque pour
récupérer les sommes nécessaires à la poursuite du
voyage, faire le marché en vue de se procurer quelques objets
nécessaires à la traversée du Sahara : bidon, turban, la
farine de manioc, du lait et des lunettes, mouchoirs, chaussettes et parfois un
sac au dos. Les migrants payent aussi les frais d'hébergement s'il y a
lieu. Il n'y a pas de frais fixes, c'est un montant forfaitaire d'un foyer
à un autre. Selon les témoignages dans les foyers certains
migrants payent jusqu'à 40000 FCFA. Au pic du transit des migrants vers
l'Afrique du Nord la plupart des ghettos étaient gratuits.
L'hébergement était le prolongement de l'activité de
transport avant le départ. Les frais de transport à
l'époque variaient de 100 000 à 150 000fCFA jusqu' à
Gatroun en Libye. Les ghettos étaient localisés un peu partout
dans la ville : centre, zone intermédiaire et périphérie.
Ils étaient connus et tolérés. L'embarquement des migrants
se faisait dans les rues ou les gares classiques. Les occupants sont
également visibles puisqu'ils passent le matin ou l'après-midi
à patienter, discuter devant la porte. Ce sont donc des espaces ouverts
connus de tous. Leurs occupants entretiennent également des relations
commerciales avec le voisinage à travers l'achat de glaces, cigarettes,
allumettes, médicaments, riz ou autres condiments nécessaires
à la cuisine.
Depuis la mise en application de la loi 2015-36 en août
2016 les ghettos sont devenus des espaces illégaux,
réprimés par ladite loi. Ils opèrent de plus en plus dans
la clandestinité, ce qui rend plus vulnérables les migrants.
Subséquemment, de peur des représailles prévues par ladite
loi, les gérants de ghettos, adoptent un nouveau mode opératoire
: la discrétion voire la clandestinisation.
Ainsi, sur le plan spatial, les ghettos sont localisés
dans des espaces particuliers notamment à la périphérie.
Ils sont moins visibles de même que leurs occupants. Il y a donc une
mobilité centrifuge des ghettos à Agadez. Sur les nouveaux sites,
les ghettos deviennent des espaces fermés, opérant dans la
clandestinité. Toutefois, ils conservent leur empreinte sur la ville.
Les quartiers Daganamet, Misrata et Tadress sont devenus dorénavant les
zones d'accueil des ghettos. Il en est de même à l'ouest de la
ville d'Agadez, derrière l'aéroport ou dans le quartier
Dubaï non loin du centre OIM. La majorité des ghettos
présents dans le quartier Dubaï sont stratégiques. Les
migrants profitent de la proximité du centre de transit pour se
restaurer, se laver et même séjourner parfois pour ceux qui n'ont
pas de foyers en attendant l'organisation du départ vers l'Afrique du
Nord. L'analyse socio-anthropologique des ghettos en lien avec les quartiers
indique qu'à Misrata existe une forte emprise des migrants
nigérians et gambiens. On y trouve également, des ghettos
sénégalais, gambiens et maliens rarement des ivoiriens et
camerounais.
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Les ghettos nigérians se distinguent par une forte
surpopulation entre 30-80 personnes, souvent plus. Ce sont des espaces
fermés qui se caractérisent par la méfiance des occupants.
Il faut passer par des intermédiaires pour y accéder.
Les ghettos des Ivoiriens se localisent sur la route de
Zinder dans le quartier Misrata et dans celui de Toudou sur la route d'Arlit.
En termes de nombre on peut compter 10-30 personnes par ghetto. Les ghettos
sénégalais sont aussi à Misrata, Daganamet et plus
marginalement à Tadress. Quelques rares ghettos sont également
identifiés dans le centre-ville. Là, le plus souvent, la
stratégie des passeurs consiste à loger les migrants dans les
familles.
Depuis août 2016, les ghettos ne sont plus des espaces
où le confort des occupants est recherché. Des chantiers
inachevés ont remplacé les villas. Ils sont situés en
périphérie de la ville et le plus souvent non connectés au
réseau d'eau et d'électricité. Autour de ces espaces,
l'insécurité est quasi permanente, les migrants sont souvent
victimes de braquages à main armée et de petits vols courants,
car certains foyers n'ont pas de porte solide ni de bonne serrure. Par
nationalité, les foyers sont mixtes en fonction du sexe, mais aussi en
fonction de la religion. Les Nigérians sont les plus nombreux dans les
ghettos à cause de la proximité géographique avec le Niger
et de la bonne organisation du voyage qui s'appuie sur un réseau
migratoire vieux de plusieurs années.
De manière générale, on peut distinguer
deux types de ghettos :
Les ghettos très fermés : ce
sont des espaces fermés à clé à l'extérieur
pour limiter et surveiller les entrées ou les sorties. Cette pratique
est courante dans les ghettos tenus par les Nigérians. Les migrants sont
sensibilisés par les coxeurs qui leur interdisent de faire confiance
à quelqu'un, qui les prévient qu'ils peuvent être
raflés et rapatriés par la police à tout moment. Ils ont
donc intérêt à rester enfermés dans les foyers.
C'est pourquoi même pour les achats des condiments dans les foyers
nigérians les migrants préférèrent envoyer un
enfant moyennant une petite rétribution ; parfois le gérant du
ghetto lui-même fait les achats. Il faut aussi noter que la
barrière linguistique ne permet pas aux Nigérians de communiquer
correctement avec la population d'Agadez, hormis pour les haoussaphones.
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Photo 13 : Ghetto fermé avec des migrants à
l'intérieur à Agadez
Photo crédit : B Ayouba Tinni,
Agadez, juillet 2018
Les ghettos ouverts : ils sont tenus en
majorité par les Francophones : Ivoiriens, Guinéens, Maliens et
Sénégalais. Ici, les migrants ont la possibilité de sortir
et de revenir à leur guise. Il est fréquent de les voir le matin
ou l'après-midi en train de discuter entre eux devant la porte de leur
maison. Cependant, même dans ces espaces, la peur de sortir existe, car
les migrants veulent quitter Agadez sans ennui avec la population ou les
autorités. Le risque d'être raflé ou rapatrié par la
police demeure toujours. Ces foyers sont fermés de l'intérieur,
le visiteur est tenu de se faire identifier avant toute acceptation.
On peut aussi trouver des ghettos mixtes partiellement
fermés où cohabitent des Nigérians et d'autres
nationalités. Quel que soit le type de ghettos, les occupants font la
cuisine une seule fois par jour. Les migrants cotisent un montant fixe ou
volontaire en fonction de la capacité financière de chacun.
La marmite est posée vers 14-15h pour un plat à
servir vers 17h30. S'il y a un reste le plat est conservé pour le petit
déjeuner du lendemain. Dans le cas contraire chacun se débrouille
à l'image de la photo ci-dessous.
Photo 14 : Jour sans cuisine dans un ghetto, faute de moyens
Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, juillet 2017
Photo 15: Des migrants se retirent dans la chambre pour
manger Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, juillet 2017
Il est à noter des situations où les
propriétaires de ghettos fournissent le riz aux occupants et ces
derniers cotisent pour les condiments. Dans les ghettos mixtes anglophones et
francophones l'organisation de la restauration est communautaire. Elle
répond souvent à l'identité linguistique
héritée de la colonisation. Les anglophones s'organisent entre
eux et les francophones font de même. Notons que cette différence
linguistique est souvent source de méfiance réciproque et
suspicion. Les francophones estiment qu'ils sont au Niger en zone francophone
où ils ont une facilité d'intégration contrairement aux
anglophones.
6.3.9 Architecture des ghettos.
Les foyers des Nigérians sont majoritairement
composés de deux salons et d'une grande cour. Ce sont des ghettos mixtes
avec des grandes cours, mais sans hangar solide. Le plus souvent en
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journée, les occupants utilisent des pagnes pour faire
de l'ombre et se reposer. De plus en plus, des organisations humanitaires
fournissent des kits, couverture, natte etc. À l'intérieur les
occupants s'organisent en petit groupe en fonction des affinités et
s'approprient l'espace. Sur des nattes, les groupes se reposent sans
distinction de sexe. Les occupants se particularisent par leur nette
méfiance vis-à-vis des visiteurs en lien avec la barrière
linguistique, la peur d'être emmenés à l'OIM pour le retour
volontaire. Notons que depuis le dernier trimestre de l'année 2016 des
policiers se déguisent en agent de l'OIM pour accéder aux ghettos
et aux migrants. Dans certains cas ils opèrent des descentes pour
contraindre les occupants à rejoindre le centre OIM comme le souligne
Monsieur B. « Ici (ghetto), ce n'est pas facile. Les policiers nous
prennent comme des trafiquants. Un jour, dans la nuit, on préparait
à manger quand les policiers ont sauté dans la maison pour nous
emmener au commissariat. Ils nous ont fouillés, pris nos
téléphones pendant deux jours avant que l'OIM vienne nous
chercher. Eux aussi ils viennent nous dire retour volontaire. On leur a dit
qu'on ne veut pas retourner à la maison. On est rentré dans le
centre de l'OIM même pas 10 mn on est ressorti » (Entretien
migrant, Agadez, 23-07-2018).
Photo 16: Couchette des migrants dans un
ghetto
Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, juillet 2018
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Photo 17 : Message laissé par des migrants sur les
murs d'un ghetto Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, juillet
2018
Les migrants sont sensibilisés à ne faire
confiance à personne ni parler de l'organisation des départs pour
la Libye « Hier entre 17-18h il y a eu le départ de 17
personnes de ce ghetto pour la Libye. Là où ils font le
chargement du véhicule si tu n'es pas voyageur tu ne pars pas.
» (Entretien migrant, Agadez, 23-07-2018).
S'agissant de la restauration un seul repas est servi par
jour à 10h ou 17h. On note donc une dégradation des conditions de
vie des occupants, liée aux restrictions de sortie que subissent les
occupants du ghetto. Pour la restauration, ils doivent solliciter le
gérant du ghetto ou leur leader qui seul est habilité à
sortir faire des courses. Cela montre un état de psychose
généralisé au niveau de ces migrants. Ces derniers pensent
être raflés et renvoyés à l'OIM une fois hors du
ghetto. Tel est le discours que leur tiennent les convoyeurs.
Les ghettos sont dans certains cas des espaces d'abus. La
personne du migrant n'est pas respectée, considérée comme
une marchandise. Certains convoyeurs peuvent aussi les récupérer
pour leur propre bénéfice et là ils seront dans
l'obligation de repayer pour le voyage. Au cours de leur patrouille, les forces
de l'ordre une fois qu'ils identifient les ghettos des migrants peuvent les
rançonner demandant parfois des sommes importantes ; parfois ils
arrêtent aussi les migrants pour les conduire au commissariat, sans qu'il
y ait de délit constaté. Après des interrogatoires et une
garde à vue de 48h, qui permettra aux policiers d'identifier s'il y a
des coxeurs, transporteurs, démarcheurs, gérants dans le groupe,
les migrants sont libérés et/ou remis à l'OIM. Ceux qui
sont soupçonnés d'un délit relatif à la loi
2015-36, sont conduits en
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justice. Après libération, les migrants
affirment souvent avoir été dépouillés par les
forces de police. Enfin, une fois sortis du commissariat les migrants ne
parviennent pas à retrouver leurs foyers, car ils ne connaissent pas la
ville d'Agadez. Ainsi, ils peuvent être encore
récupérés par d'autres convoyeurs qui vont leur demander
de payer à nouveau les frais de voyage. Depuis l'application de la loi
2015-36 on note que les Nigériens se sont officiellement retirés
de la gestion de ces espaces. C'est de plus en plus des étrangers
résident ou pas à Agadez qui donnent l'adresse des ghettos aux
migrants. À distance, ils organisent le voyage de leur client jusqu'en
Libye et éventuellement en Italie.
Les ghettos sénégalais, gambiens et
guinéens, se caractérisent par la grande affinité
linguistique et géographique des occupants. Plus ouvert que les
précédents, ils sont attentifs à leurs visiteurs. En
termes de densité on peut trouver 20-40 personnes ou beaucoup plus dans
ce type de foyer. Ils sont organisés autour d'une grande cour avec une
chambre entrée et coucher, ou deux entrées et couchers ou
carrément deux chambres salons. Ces ghettos sont à moitié
fermés. En matinée, leurs occupants sont fréquemment assis
devant la porte comme le montre la photo ci-dessous.
Photo 18:Migrants devant la porte d'un ghetto à
Agadez Crédit photo : B Ayouba Tinni, Agadez, juillet 2017