Agadez, le 8 août 2016, ce lundi en début
d'après-midi, c'est un jour de voyage des migrants en direction de Sebha
et Gatrone en Libye. C'est ce jour que la police a choisi pour s'attaquer
à l'une des activités économiques les plus dynamiques de
la ville : le transport des migrants vers la Libye et l'Algérie
(Brachet, 2009 ; Mounkaila, 2014 ; Hamani et Bontianti, 2015 ; Hoffmann,
Meester, Manou, Nabara, 2017). À l'intérieur des garages, des
ghettos et dans d'autres lieux de rassemblement des migrants, la police
patrouille pour immobiliser les véhicules chargés. Ces
véhicules et passagers sont ensuite conduits au commissariat de la
ville. Après interrogatoire, les passagers sont libérés et
les chauffeurs conduits au Parquet.
Pourtant, à Agadez, le transport de migrants est
devenu depuis la chute du tourisme, le secteur économique le plus
dynamique dans cette ville carrefour. Avec l'arrestation des transporteurs
l'État du Niger a décidé d'appliquer la loi 2015-36 du 26
mai 2015, une loi votée un an plus tôt qui réprime le
trafic illicite de migrants. Par cet acte, l'État vient de mettre en
marche un dispositif de répression de la migration dite
irrégulière.
Le présent chapitre s'intéresse au cadre
juridique, institutionnel et à la gouvernance de la migration au Niger.
Il tente de cerner la manière par laquelle depuis le sommet de La
Valette une machine juridique et institutionnelle est mise en place au Niger
avec le soutien financier de l'UE et de certaines organisations internationales
afin de lutter contre la migration dite irrégulière. Ce
dispositif peut s'appréhender à travers le durcissement du cadre
juridique, l'institutionnalisation de la gestion de la migration,
l'émergence de nouvelles pratiques administratives et la
répression de cette migration de transit. Ce chapitre a donc pour
objectif d'analyser les changements récents de la gouvernance migratoire
au Niger dans le cadre des relations avec l'UE.
4.1 Renforcement du cadre juridique et institutionnel
de la gouvernance de la migration au Niger
4.1.1 Cadre juridique restreignant les
mobilités
4.1.1.1 Législation migratoire et pratiques
administratives
C'est en 2000 que les Nations unies adoptent la Convention
sur la criminalité transfrontalière organisée plus connue
sous le nom de protocole de Palerme en référence à la
ville italienne où a eu lieu la signature. Entrée en vigueur le
29 septembre 2003, la convention de Palerme est
85
complétée par deux protocoles additionnels sur
la traite des personnes et le trafic illicite de migrants entrés en
vigueur respectivement le 25 décembre 2003 et le 28 janvier 2004. Le
Niger ratifie le 30 septembre 2004 la convention des Nations Unies contre la
criminalité transnationale organisée ainsi que ces protocoles
additionnels en 2009.
En septembre 2013, l'émoi suscité par la
découverte de 92 morts, dont 52 enfants et 37 femmes, dans le Sahara
à la frontière entre le Niger et l'Algérie suite à
une panne mécanique, motive les autorités à encadrer cette
migration (Boyer, Ayouba et Mounkaila, 2020, p 109). Le Niger va traduire dans
son ordonnancement juridique le protocole de Palerme sur le trafic illicite de
migrants en terre, mer et air afin de doter le pays d'une base juridique pour
prévenir et réprimer la migration dite irrégulière
comme le soulignent ces propos : « vu la gravité de la situation et
pour que ces victimes ne soient pas oubliées, le Niger a ainsi, non
seulement légiféré, en adoptant la loi 2015-036 du 26 mai
2015, pour qu'en pareille circonstance d'abandon par les trafiquants des femmes
et des enfants, que ces trafiquants soient sévèrement punis, car
en 2013, il n'y avait pas encore de loi appropriée pour leur poursuite,
sur la base d'un délit, qui est la mise en danger de la vie d'autrui.
»23.
C'est ainsi qu'avec le soutien de l'ONUDC et de l'UE,
l'Agence Nationale de lutte contre la traite des personnes a
élaboré une loi pour traduire dans l'ordonnancement juridique du
Niger le protocole de Palerme. Cette loi rédigée par des acteurs
nigériens et internationaux vise à « prévenir et
combattre le trafic illicite de migrants, protéger les droits du migrant
objet de trafic illicite, promouvoir et faciliter la coopération
nationale et internationale en vue de prévenir et de combattre le trafic
illicite des migrants sous toutes ses formes» (Loi, 2015-36). Au sens de
cette loi, le trafic illicite de migrants est le « fait d'assurer, afin
d'en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre
avantage matériel, l'entrée illégale dans un État
Partie d'une personne qui n'est ni un ressortissant, ni un résident
permanent de cet État ».
En amont de la soumission de cette loi, l'ANTLP a
organisé deux séances parlementaires d'information à
l'endroit des députés nationaux pour les rallier à sa
cause comme le soulignent les propos de sa directrice générale au
moment des faits « En 2015, nous avons fait le lobbying à travers
deux (2) séances d'information parlementaire qui ont abouti à
l'adoption par l'Assemblée nationale de la loi n°2015-36 du 26 mai
2015 relative au trafic illicite de migrants,
23
http://www.lesahel.org/index.php/2019/09/27/mme-goge-maimouna-gazibo-directrice-generale-de-lagence-nationale-de-lutte-contre-la-traite-des-personnes-e
86
permettant ainsi à notre pays d'être le premier
de la sous-région à disposer d'une loi réprimant le trafic
illicite de migrants »24.
Soumis à l'Assemblée nationale pour adoption,
la commission des affaires sociales a été saisie sur le fond pour
examen du projet de loi sur le trafic illicite de migrants. Après
analyse, celle-ci a saisi les acteurs de la société civile
notamment Alternative Espace citoyen. Selon l'un des membres, son organisation
a attiré l'attention des députés sur l'impact de cette loi
sur la libre circulation des personnes et des biens et la migration circulaire.
Il en est de même de la sortie illégale du territoire qui devient
un crime dans la loi présentée. Prenant en compte ces
observations, les honorables députés ont transmis un avis
favorable à son adoption. Ainsi, après les débats qui ont
porté principalement sur l'impact de ladite loi sur la migration
nigérienne, la libre circulation, les différents groupes
parlementaires ont invité leurs collègues à voter en
faveur de son adoption.
Le contenu de la loi ainsi votée criminalise le trafic
illicite de migrants et prévoie de lourdes peines aux auteurs «
Article 10: Est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq (5) à
moins de dix (10) ans et d'une amende de 1.000 000 de francs CFA à 5.000
000 de francs CFA, toute personne qui, intentionnellement et pour en tirer,
directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage
matériel, assure l'entrée ou la sortie illégale au Niger
d'une personne qui n'est ni un ressortissant ni un résident permanent au
Niger. » (Loi 2015-36 P4).
La loi vise donc à poursuivre les transporteurs, les
hébergeurs, coxeurs, passeurs qui constituent le support de la migration
vers l'Afrique du Nord ; en même temps elle considère le migrant
comme une victime. Il ne doit donc pas faire l'objet de poursuite.
L'analyse des articles de la loi indique un durcissement des
conditions de mobilité à travers le Niger. Elle se traduit par
une restriction des conditions de mobilité dans l'espace Sahel -Sahara
puisqu'une bonne partie des dispositions visent la migration de transit. Cette
loi a ainsi criminalisé une migration jadis tolérée par
tous.
Pour soutenir l'application de cette loi, l'ANLTP avec le
soutien financier de l'ONUDC et d'Eucap Sahel, a organisé plusieurs
sessions de formation à l'endroit des acteurs de la chaine pénale
afin qu'ils puissent avoir la même lecture du texte. Par-delà, le
renforcement des capacités vise à former des compétences
locales capables de gérer la migration selon les normes
24
https://www.nigerdiaspora.net/index.php/interviews/1382-entretien-avec-mme-goze-maimouna-gazibo-
directrice-generale-de-l-agence-nationale-de-lutte-contre-la-traite-des-p
87
et les standards internationaux qui régissent la
thématique. Cette démarche rappelle la notion d'approche
gestionnaire des migrations qui indique que les ateliers, les sessions de
formation sont des espaces privilégiés pour les experts pour
transférer des pratiques et des normes de gestion d'un pays à un
autre (Beaujeu 2009 ; Aguillon, 2016). En fait, « le renforcement des
capacités forme la gouvernance, non pas comme imposition externe mais
comme une relation dans laquelle on aide les États-cibles à
améliorer leur situation. ». (Andrijasevic, et Walters, 2010).
L'OIM par exemple dans son approche n'impose pas aux États, il profite
des formations de renforcement des capacités pour changer la vision
notamment sur la migration et influencer les actions.
Engagé depuis 2007 dans l'élaboration d'une
politique nationale de migration afin de disposer d'un outil d'aide à la
décision, le Niger se trouve dans le dernier semestre de 2016 contraint
de mettre en veilleuse le processus faute de financement et d'ouvrir un autre
chantier moins ambitieux pour satisfaire ses amis européens. En effet,
l'intérêt brusque de l'UE sur la migration de transit ne peut
s'accommoder de l'attente que le pays se dote d'une politique nationale. C'est
pourquoi l'UE a décidé de financer l'élaboration d'une
stratégie nationale de lutte contre la migration
irrégulière au Niger.
Le travail est alors confié au comité
interministériel chargé d'élaborer la politique migratoire
du Niger. Ce choix est motivé par la volonté de mettre à
profit l'acquis institutionnel. Le CIM étant un cadre existant. Il faut
aussi éviter de perdre du temps avec la mise en place d'un autre
comité. C'est aussi une façon pour l'UE de pousser ces acteurs
à mettre dans le tiroir la PNM et de s'atteler à
l'élaboration de la stratégie. Le comité est un cadre
multi acteurs mis en place par un arrêté du ministre de
l'Intérieur. Sa composition a évolué au gré des
enjeux du moment. En effet, aux acteurs nationaux comme les ministères
de la justice, de l'intérieur, des affaires étrangères, de
la promotion de la femme et de la protection de l'enfant, de la défense,
de l'emploi, du tourisme, se greffent des agences onusiennes : OIM, ONUDC, des
agences de coopération technique : GIZ APM, GIZ Progem et des ONG
internationales. Il a la légitimité nécessaire pour
conduire ce processus. Ainsi, s'ouvre le jeudi 16 juin 2016, les travaux du
Comité interministériel chargé d'élaborer la
politique nationale de migration mandaté pour rédiger la
stratégie nationale de lutte contre la migration
irrégulière. Le comité élabore le document au bout
de cinq sessions tenues à Niamey en présence d'experts
internationaux (OIM, ONUDC, ICMPD et UE) auxquelles participaient à
chaque fois les membres du CIM, les
88
praticiens du terrain tels que les services de la police, de
la magistrature et de la société civile. « Un
déplacement au poste de police frontalier de Makalondi et un autre dans
la ville d'Agadez ont été organisés afin de prendre en
compte les réalités du terrain ». (CIM, Décembre
2016). Les principaux axes développés dans le document sont :
· mesures relatives à la gestion des
frontières ;
· mesures de prévention ;
· mesures répressives et de protection ;
· mesures relatives au retour et réinsertion des
migrants;
· mesures transversales.
L'analyse du contenu de la stratégie
révèle que le document a été fortement
influencé par les acteurs européens qui ont suscité son
élaboration et ont commis des experts dont l'objectif principal reste
l'endiguement de la migration dite irrégulière. Conviés
comme experts aux travaux du CIM, ceux-ci ont transposé des
modèles, des normes et standards de lutte contre la migration
irrégulière dont leurs institutions d'attache fait la promotion,
au contexte nigérien. Il s'agit des organisations comme Frontex, OIM,
ICMPD et UE. Cette approche n'est pas sans rappeler la notion de modèles
voyageurs dans le cadre des projets de développement. Olivier de Sardan
mentionne que les experts transposent d'un pays à un autre des projets
qu'ils ont mis en oeuvre ailleurs sans prendre en compte le contexte local
(Olivier De Sardan, 2017).
Assortie de son plan d'action, la stratégie n'a pas
fait l'objet d'application globale, mais certains aspects ont connu une mise en
oeuvre. Il s'agit de la gestion des frontières avec la mise en place du
système d'information migratoire et d'analyse des données (Midas)
porté par l'OIM en collaboration avec Eucap Sahel, la promotion du
retour volontaire, mais aussi les mesures répressives. L'approche du
plan d'action n'est pas exempte de critiques comme en témoignent ces
propos « les plans d'action devraient être entendus comme une
technique essentielle au travers de laquelle les gouvernements se construisent
comme des agents portant des responsabilités éthiques et une
calculabilité pour la réforme dans des domaines de politiques
particuliers. C'est l'instrument du plan d'action qui configure un nouveau type
de relations entre les gouvernements, la communauté internationale et le
contrôle des frontières étatiques. »
(Andrijasevic, et Walters, 2010).
89
Le plan d'action a été présenté le
1er juin 2017 à la deuxième session de la
réunion du cadre de concertation des acteurs de la migration. À
cette occasion, il a été recommandé « de
renforcer le dialogue entre les dispositifs de mise en oeuvre de la
stratégie nationale de sécurité et de la stratégie
de lutte contre la migration irrégulière compte tenu des
complémentarités qui existent entre ces deux documents
stratégiques » (SP/CCM Rapport 2 juin 2017). Cette orientation
stratégique révèle une volonté de faire le pont
entre gestion sécuritaire et répression de la migration de
transit.