Chapitre B: Enjeux philosophiques et politiques du
rapport parenté/pouvoir
Les différents points que nous venons de faire montre
pour analyser les notions de parenté en tant que sphère
privée et de pouvoir conçu ici dans sa dimension publique
manifestent a priori notre souci de situer et d'appréhender les mis en
jeu qui se dissimulent au sein de cette politique de la parenté.
Autrement dit, il s'agira de montrer les implications et les effets même
de celle-ci dans la gestion du social, du politique et de l'administration du
royaume.
A cet effet, le dévoilement de sa structuration interne
permettra de jauger un peu plus prés les limites de cet appareil
étatique et de sonder plus rigoureusement la réalité du
gouvernement monarchique et de ses institutions dans leur rapport avec la masse
populaire. Par « limite » nous entendons non pas les manquements ou
les faiblesses de l'Etat encore moins les tentatives d'abus dans la gestion des
affaires sociales et de confiscation par la force barbare -c'est-à-dire
non justifiée et non associée au droit- du pouvoir, même
s'ils ne sont pas ignorés ou pas pris en compte, mais les ruses
politiques et les implications sociales et philosophiques et leur impact dans
la stabilité des corps étatique et politique et de l'harmonie
nationale.
67
1-De la centralisation du pouvoir: force de l'Etat
Une société pour l'Etat est l'expression
utilisée par Michel Izard pour qualifier le système politique des
mooses. Dans sa plus rigoureuse acception, l'Etat s'exprime ici, à
travers son processus de maturation, dans sa forme concrète, laquelle
s'est définie chez les mooses par un système d'ordonnancement des
institutions administratives en suivant leur degrés d'importance
calqué sur le model de proximité d'avec le Nam et le
système de parenté. Il se définit aussi par une
élaboration de leurs relations respectives, c'est-à-dire par les
rapports de subordination et de dépendance réciproques qui
existent entre les différentes entités locales et centrales.
Avec l'Etat, donc, s'affaissent les politiques de gestion
lignagère comme fondement des affaires sociales que l'on retrouvait au
sein de ce que l'on a appelé dans ce processus de formation les
états segmentaires et territoriaux compris ici comme des étapes
de cette marche vers l'effectuation du gouvernement central. Comme le montrera
romantiquement par ailleurs Adam Heinrich Müller, dans son apologie sur
l'Etat, rien, en matière humaine, ne peut être pensé en
dehors de l'Etat. De ses propres mots, il dira : « Rien n'existe en dehors
de l'Etat, être « complet, total, vivant », qui n'est pas issu
d'un contrat, qui ne peut faire comparé « à une simple
manufacture, à une société d'assurances, à une
compagnie mercantile », mais qui embrasse l'ensemble des activités
humaines, et qui ne peut exister sans l'amour, la foi et le sacrifice des
citoyens, dont le paiement de l'impôt est le signe de la joyeuse
obédience ».78
Ceci laisse entendre que la nature de l'Etat ne saurait se
suffire de simples clauses issues d'un engagement mutuel ou procéder de
relations mercantilistes mais constitue un cadre unitaire social où
l'individu s'affirme pleinement et jouit de toutes ses propriétés
matérielles, psychologiques, existentielles. Il est moins un simple
agrégat d'humains qu'un ensemble à la fois
hétérogène et homogène animé d'un commun
désir de vie commune et régis par des normes prescrites; ce qui
suppose un mode d'administration et des choix politiques stratégiques et
efficaces pour sa gestion. Ce qui se matérialise ici dans la politique
Mossi, c'est la mise en branle de la vérité de l'Etat central et
de ses institutions, de ses pouvoirs locaux dont la plus petite entité
est le village dont Savonnet-Guyot décrit comme le point d'application
spatial du naam de son chef.
78 Müller, A. H. « Eléments de
l'art de gouverner » (Elemente der staats kunst), In ENCYCLOPEDIE
PHILOSOPHIQUE UNIVERSELLE. LES OEUVRES PHILOSOPHIQUES,
tome 1. Paris : Puf, 1992, p.1995
68
Ainsi l'on assiste, avec l'Etat, à une véritable
dénaturation du principe du système lignager qui ne parvient plus
à maîtriser et à harmoniser toute cette horde de chefs et
d'autorités nés de la conquête. Ces limites de la politique
lignagère dans cette nouvelle donne est analysée pertinemment par
Savonnet-Guyot : « sur un territoire saturé de commandements,
l'engendrement segmentaire des Naam ne peut plus s'accompagner de
l'engendrement segmentaire des commandements, selon le bel ordonnancement du
principe lignager...L'histoire territoriale ne peut plus avoir même
développement que l'histoire lignagère, le principe lignager ne
trouve plus son inscription territoriale ».79
Cette approche de la nouvelle vision du politique par la
réalité effective de l'Etat dont Savonnet-Guyot fait montre ici
est également partagée par Michel Izard quand, parlant
spécifiquement du royaume du Yatenga lequel, comme nous le savons, fut
une des principales entités autonomes et centrales du grand Empire
mossi, il dira :
« C'est par les ratés de la machine segmentaire
que l'Etat manifeste l'imminence de son apparition. L'Etat naît des
multiples pliures de la société segmentaire sur elle-même.
Il naît d'un procès de sur-saturation d'un espace fini par des
couches successives d'hommes qui arrivent à l'histoire et en exigeant
réponse à leur attente fondamentale, qui est l'attente du
pouvoir, alors même que l'inadéquation première de l'espace
historique au temps historique sur-détermine la déception du plus
grand nombre au coeur même de cette attente ».80
Ce sera donc autour de cet Etat central et de ses
démembrements institutionnels que se manifesteront les enjeux politiques
et philosophiques, toute cette instrumentalisation du système
parenté/pouvoir, toutes les ruses et les subterfuges idéologiques
et étatiques, aussi bien au niveau du gouvernement central qu'au niveau
local, que nous essayerons d'analyser et d'interpréter ici.
Préalablement à cette analyse du mode de gestion de l'Etat, la
première lecture que nous faisons de cette centralisation du pouvoir
autour du Mogho Naba et autour des autres Naba des principaux empires, le
Yatenga Naba par exemple, concerne la dimension magico-religieuse que
revêt la nature de l'empereur, de son statut de noblesse et le
caractère divin du pouvoir qu'il détient. Cela sera
déterminant d'ailleurs dans le choix des dirigeants des provinces,
cantons et villages.
79 Savonnet-Guyot. Op. cit. p.92
80 Izard, Michel. In Archives orales d'un royaume
africain. Cité par Savonnet-Guyot. Idem.
69
Le détenteur du naam est le premier magistrat de la
circonscription qu'il préside. La possession du naam légitime sa
souveraineté, exige son respect et sa soumission et fait de lui, aux
yeux de toute la communauté, l'être le plus parfait et ayant le
plus de force, le père spirituel ; par conséquent il jouit d'une
autorité juridique au sein de la société. Cette force et
cette « perfection » lui viennent de sa proximité
généalogique, en tant que membre du lignage royal, d'avec les
ancêtres. Le naam, symbole du pouvoir, garantit la
légitimité des chefs et de leur autorité et permet de
veiller au bien-être du peuple. Faisant du naam la force permettant de
parer à la déperdition des symboles sociales de la culture,
Alassane ndaw pose ainsi les raisons qui faisaient qu'il devait être
mangé par le roi et les chefs afin de préserver les oeuvres
humaines et d'empêcher leur destruction par le désordre.
Il peut se justifier aussi par l'âge lequel n'est pas
perçu, me semble t-il, comme physique, ordinaire ou naturel mais comme
métaphysique et spirituel, incarné des archipatriarches et qui se
mesure par le degré de sagesse qui habite tout chef et qui
émanerait des ancêtres. Aussi, la nature d'un Naba
relèverait-elle du mérite du Naam et du recouvrement de
qualités nécessaires et compatibles à l'exercice des
hautes fonctions. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs son choix
n'était pas automatique. La dévolution monarchique de père
en fils ou la fameuse règle de primogéniture y trouvait sa
parade. En ce sens Balima montrera que la règle de dignité
consistait à mettre en évidence les conditions d'être-Naba
et concernait à la fois le savoir et le pouvoir de mériter le
Naam. Ainsi, pour lui, c'était en quelque sorte un correctif à
l'application brutale de la règle de primogéniture.
Les qualités que doit recouvrir un roi chez les Mossi
concernent entre autres la courtoisie, la patience, le savoir et la
capacité de surprendre et d'écouter, la maitrise et la domination
de soi, car disent-ils, le commandement des autres suppose au préalable
le commandement de soi. Comme à un style étonnamment
machiavélien, ils estiment que l'excès de
générosité, l'extrême avarice, l'irrespect envers
les anciens et les ainés, la négligence des devoirs
religieux...sont indignes d'un prince. Pour eux, « le prince, même
irréligieux ou areligieux, a toujours intérêt à
montrer un dehors religieux parce que le vulgaire, qui partout le prend pour
modèle, et qui est partout la majorité, est toujours
sincèrement religieux et on ne gagne rien à le choquer ou
à le troubler».81
81 Balima. Op.cit. P.87
70
A ce stade de la pensée politique moose, nous voyons
que le jeu dans le rapport de force tend à se substituer à une
relation de sagesse, d'intelligences dont la finalité concerne l'emprise
du prince sur le symbolique, le cultuel populaire. Ici le prince se trouve dans
l'obligation d'apprendre à reconnaitre et même à incarner
ses valeurs cultuelles, bonnes pour le peuple et parfois dommageables pour lui.
Le peuple exige de lui qu'il respecte les vertus cardinales de bonté, de
pitié, de fidélité, d'intégrité et surtout
de ferveur religieuse ; ses repères en matière de valeurs
éthiques et sociologiques. Pour cela, il est nécessaire qu'il
soit un grand simulateur et dissimulateur en paraissant les avoir. Pour
Machiavel « il n'est donc pas nécessaire à un prince d'avoir
en fait toutes les qualités susdites, mais il est bien nécessaire
de paraitre les avoir... »82
Tout un rituel procédural est donc observé dans
le choix des rois. La conduite des affaires sociales, la gestion d'un pouvoir
faisant l'objet de maîtrise et de savoir, il est aisé de voir que
capacité et expérience, âge et sagesse sont des
qualités que doit recouvrir un souverain. En ce sens VAN EETVELDE,
citant un proverbe peul qui parlait de l'expérience acquise au cours des
événements de l'existence humaine comme condition de mesure de la
sagesse: «l'homme âgé n'a pas acheté la sagesse, il a
longtemps vécu», affirmera : « l'expérience de
l'âge confère des vues plus pénétrantes et plus
sages sur les êtres, sur les événements, sur les choses de
ce monde et celles du monde invisible...L'âge aide l'homme à
s'adapter et à se conformer aux réalités temporelles et
spirituelles, à trouver des solutions acceptables, sinon idéales,
aux multiples problèmes que pose le groupe familial
».83
Ces différents statuts constituent des
paramètres de validation des fonctions et des privilèges dont
jouirait l'empereur, dans la légalisation des institutions comme l'Etat
et le transfert des pouvoirs. Malheureusement cette sagesse, dont ont de tout
temps incarné nos rois, ne semble guère être
cultivée par nos chefs d'Etat. Pour eux, être intelligent ou sage
revient à abuser du pouvoir en procédant à des calculs
politiques qui n'intéressent jamais l'intérêt
supérieur des peuples mais l'intérêt partisan, individuel
et égoïste. Ils rusent négativement des institutions
publiques pour leur propre compte. La plupart de nos chefs d'Etat sont
obnubilés par le pouvoir. Ils n'arrivent pas, à cette
époque du XXIe siècle, à se hisser au dessus
des intérêts privés et à administrer des politiques
sociales.
82 Machiavel. Op.cit. p.129
83 Van Eetvelde. Op.cit. p.77
71
Il caractérise également une forte
légitimation de la force, celle-ci étant à la fois
physique et spirituelle, du roi et de sa supériorité naturelle
devant le commun mortel parce qu'il est descendant direct de la famille des
« élus de la divinité ». En Afrique la force se
mesurant à la durée de l'existence de l'individu, nous concevons
que la personne ayant le plus longtemps vécu est naturellement plus fort
car ayant le plus d'expérience et plus apte à répondre aux
multiples sollicitations de son peuple et à faire face aux
difficultés du monde extérieur. Cette légitimation de la
force et de l'âge coïncide avec cette perception du roi perçu
comme le représentant de Dieu sur terre et qui incarne l'Etat ainsi que
toutes ses institutions centrales. En ce sens Yves charales Zarka dira qu'
« il n'y a d'Etat que lorsque l'usage de la puissance ou de la force est
enveloppé dans un procès de légitimation
».84
Dans la plupart des sociétés
négro-africaines, le souverain est, à quelques exceptions
prés, appréhendé de la même manière. Son
autorité est incontestée ; il est le plus puissant et cette force
des aïeux qu'il incarne fait surtout qu'il soit responsable non seulement
de la stabilité sociale mais aussi de la fécondité des
terres ou de leur stérilité. En tant que premier personnage de la
nation et de l'Etat, il est soumis à une vie strictement
réglementée. Chez les mooses, et si l'on en croit Cheikh Anta
Diop, « son emploi du temps est fixé jusque dans ses moindres
détails. Le Morho Naba n'a pas le droit de quitter Ouagadougou sa
capitale, non pas par orgueil royal, mais parce que les rites le lui imposent
».85 Ceci explique l'aspect irréversible dont se
caractérisent les lois rituelles sur leur force et leur
supériorité sur n'importe quel citoyen, n'importe quel dirigeant.
Ce qui montre une fois de plus l'infaillibilité des lois
constitutionnelles établies par la coutume et la non possibilité
de soustraction de la part d'une tierce personne quel que soit son statut, sa
naissance, sa richesse.
L'autre aspect de cette merveilleuse élaboration du
politique concerne la Raison d'Etat. Celle-ci ne constitue pas une
manifestation moindre dans cette logique de gouvernance fondée
essentiellement, pour ce qui est de la délégation du pouvoir, sur
la parenté. Cela ne surprend guère puisque nous nous situons
devant un régime monarchique fondé sur une conquête
essentiellement menée par une certaine catégorie sociale
guerrière, une certaine famille.
84 Zarka, Ives Charles, Hobbes et la pensée
politique moderne, coll. « Essai ». Paris : Puf, 1995, p.229
85 Diop, C.A. L'AFRIQUE NOIRE PRECOLONIALE. Etude
comparée des systèmes politiques et sociaux de l'Europe et de
l'Afrique Noire, de l'Antiquité à la formation des Etats
modernes. Seconde édition, revue. Dakar : Présence
africaine, 1987, p.66-67
72
Cependant, malgré la suprématie de celle-ci dans
l'acquisition du pouvoir, son exercice s'établira sur une autre logique
de démarche méthodologique plus différente et plus
rationnelle car il est une chose d'acquérir un pouvoir et c'en est une
autre de savoir l'exercer et de le conserver. Autour de l'administration
centrale notamment autour du Mogho Naba, roi/empereur, se constituera un
ensemble de mécanismes et de stratégies politiques et
idéologiques dans l'exercice libre et sûr des institutions et la
gestion autonome des affaires de l'Etat. Ainsi la première attitude que
le monarque, de même que tout prince, est obligé d'adopter afin de
se garantir toute l'assurance et la sécurité nécessaires
devant cette lutte acharnée pour le pouvoir, a consisté à
imposer la raison d'Etat. Elle s'explique par cette politique du Mogho Naba qui
consiste à ne compter que parmi son entourage des serviteurs, des gens
du commun n'ayant aucune ambition politique et entièrement soumis. Ces
nouveaux partenaires n'ont aucun lien de sang à proprement parlé
avec la famille royale ou celle des prêtres de la terre.
Elle consiste à dire, selon Savonnet-Guyot, « que
le roi, se détournant de ses proches devenus trop nombreux, trop
turbulents et assoiffés d'apanages, et rapprochant de lui ses sujets les
plus lointains, cherche de nouveaux alliés pour le gouvernement de
l'Etat ».86 Cette nouvelle approche de la pratique du pouvoir
n'est pas une fin en soi. Elle justifierait tout en mettant en lumière
ce que c'est que le pouvoir et son exercice, ce qu'est la politique, -
conçue comme une certaine forme de guerre, de luttes, de
conquêtes- et plus substantiellement ce qu'est le pouvoir politique. Il
est, suivant le propos de Massaer Diallo « objet de convoitise, source
d'injustice ». Commentant un proverbe peul du Sénégal disant
qu' « on ne prête pas la royauté, on ne prête pas une
femme, on ne prête pas un fusil », il dira : « le pouvoir
incite au refus de tout partage ; » même s'il considère tout
de même que « cela débouche sur la tyrannie comme pouvoir
sans partage ».87 Cette approche dans l'appréhension de
la nature du pouvoir en général et de l'autorité en
particulier, fait montre de sa dimension extra-parentale ou familiale.
86 Savonnet-Guyot. Op. cit. p.92
87 Diallo, Massaer. « Éléments
démocratiques dans les sagesses du Sénégal » In
Philosophie et démocratie en perspective interculturelle,
Studies in intercultural philosophy 3, 1997, p.188-189
73
Rapportant des proverbes peul et wolof qui font état de
l'incompatibilité de la fonction royale par rapport aux liens sociaux
d'amitié ou de parenté : « le Roi n'est pas un parent
», « n'a pas de parent », « n'est ni un parent ni un ami
» dira Kocc Barma Faal, Massaer Diallo dira qu' « en
énonçant cette « vérité » le penseur
mettait en exergue le fait que le pouvoir politique transcendait les valeurs et
considérations humanistes. De ce fait il était source de cynisme
et excluait dans son essence toute considération sentimentale
».88 Cela conforte bien notre idée consistant à
dire qu'un prince sage et avisé ne doit, pour n'importe quelle raison,
associé aux affaires politiques et publiques celles familiales ou
privées.
Quelle que soit la perspective dans laquelle Kocc Barma
inscrit ses propos, de dénonciation, de défiance ou de
méfiance, le pouvoir, par essence, ne peut faire l'objet de partage. Il
ne peut être exercé que par un seul surtout à cette
époque de l'histoire où il fait l'objet de tensions à la
fois interne et externes. Le roi, en tant que institution
représentative, n'est, ne doit être ni avoir de parent, d'ami
surtout pour sa propre sécurité que pour la stabilité de
son territoire. Outre cela, il est la volonté populaire et
représente l'Etat, la chose publique et, rien que pour cela, il doit se
départir de son appartenance ethnique, parentale, linguistique. La
gestion de la res-publica n'est pas assimilable à celle de la
famille. Cela se comprend bien puisque le pouvoir qu'il détient
n'émane que du consentement du peuple, ensemble
hétérogène, pluriethnique et non de sa propre force ou de
sa naissance.
Même si nous ne pouvons balayer d'un revers de la main
le fait que les conquérants mooses se sont imposés de la force
pour changer la vision politique des autochtones en imposant leur nouvelle
idéologie, cette puissance a été légitimée
par le consentement des peuples vaincus, par l'adoption et la soumission devant
les lois et l'acceptation d'intégrer la nouvelle politique. Il s'agirait
donc ainsi d'une délégation du pouvoir, d'une aliénation
de la liberté par le peuple au profit des nouveaux princes. Et c'est
justement cela même qui va sceller le contrat. Il s'agira d'un engagement
réciproque dans lequel chacun y trouvera son compte et respectera sa
part en matière de devoirs et de droits. Il consistera aussi à
parer l'autocratie et la tyrannie.
88 Idem. p.189
74
Ainsi il serait donc logique d'affirmer avec Massaer Diallo,
dans son commentaire sur une déclaration introductive89
à l'intronisation du Damel du Kajoor au Sénégal, que ce
sont les électeurs qui accordent le pouvoir et c'est le peuple qui le
légitime par son consentement. Pour ce qui est des Mossi, les
électeurs sont les représentants du peuple au sein de la cour
royale. Il s'agit donc de ce Grand Collège des ministres ou du Conseil.
Cette attitude du prince Mossi consistant donc à écarter du
pouvoir central ses frères peut même s'appréhender comme
une mise à mort douce et judicieusement calculée, un
affaiblissement de tous ses concurrents. Cela justifie mieux si nous comprenons
les risques que représente le partage du pouvoir et surtout au niveau
des instances supérieures de l'Etat. L'histoire montre bien cette
jalousie qui a toujours entouré l'espace des instances suprêmes de
l'administration.
Dans la pratique du pouvoir, toutes les normes
sécuritaires et préventives sont de mises. Dés lors il est
admis que l'autorité du prince, celle du roi qui se confond avec l'Etat,
ne doit faire l'objet d'aucun partage ni d'aucune rivalité. Pour cela
une nécessité d'élimination politique de tous ceux que
l'ont pourrait appeler comme Machiavel d'« ennemis naturels » et de
constitution de son entourage comme « milice gouvernementale » sont
tout à fait justifiables et justiciables. Elle manifeste
également des convictions et des finalités que l'on assigne
à l'entreprise politique. Celle-ci étant affaire d'hommes il est
aisé de la concevoir a priori et a posteriori comme un rapport continuel
de force dont toutes les possibilités, tous les dangers et les risques
d'exactions sont, naturellement, à prévenir. Dés lors la
concentration autour de soi de toutes les forces et de toutes les assurances
possibles devient un besoin vital, une nécessité de survie et de
pérennisation de la longévité du pouvoir car il est de
mauvaise attitude politique de fonder une telle entreprise sur du sable
mouvant, sur de l'incertain.
L'interprétation qu'en a faite d'ailleurs Balima nous
éclaire davantage sur cette démarche préventive de la
gouvernance de l'Etat. Parlant de l'origine sociale et des fonctions de ces
ministres, qui du reste sont pour la plupart issus de familles modestes et
parfois sans lien de parenté avec le Mogho Naba, il s'interrogeait sur
le fait qu'ils puissent occuper de telles hautes fonctions au détriment
des chefs légitimes d'extraction nobles. Comme l'atteste bien d'ailleurs
Jean Suret-Canale quand, parlant du statut des ministres dans le
système
89 « La préférence que t'accordent aujourd'hui
tous les diambours parmi tes égaux t'érige au dessus de nous,
d'eux et à plus forte raison des Badolo. Ta position actuelle,
témoigne de l'honneur que nous te conférons. Si tu ne
dévies pas du chemin normal envers tes sujets, tu nous donneras toute ta
vie. Si tu agis en contresens, tu t'attireras le désaccord de tes
électeurs et nécessairement la haine de ton peuple »...
75
politique dahoméen, il le compare à celui
Mossi90. A dire vrai Balima considère qu'il est apparemment
choquant et insolite de constater que les décisions étatiques ne
puissent venir ni des membres de la classe royale ni du Mogho, lequel est
supposé incarné l'Etat et garantir le devenir de la nation, mais
de sujets captifs ou de gens extérieurs au groupe proprement dit des
Mossi. Pour lui tout repose sur le fait qu'il est souvent dangereux de confier
des responsabilités de cette haute facture à ses pairs rivaux. A
en croire ses propos « il est de bonne politique ou, du moins c'est une
politique avisée pour un chef d'avoir pour ministres des personnages
dont l'intérêt est qu'ils soient dévoués et
compétents et dont toute l'ambition est de servir fidèlement, des
hommes souvent sortis de rien, qui devront tout au maître, des hommes
dont le passé et le présent seront garants de l'avenir
».91 Ce que reprend ainsi coup sur coup Suret-Canale en parlant
des Mossi : « le souci est visible, comme au Dahomey, d'écarter des
hautes fonctions les candidats possibles à la couronne
».92
Notons ici que ces ministres, malgré leur provenance,
pour la plupart, modeste, composent le Conseil. Les décisions
émanent du Mogho Naba ne sont appliquées qu'après
consultation et approbation du Collège des ministres à tel
enseigne que l'on est tenté de les comparer aux membres de la Chambre
des représentants. Il est donc la Chambre où toutes les
composantes de la société pluriethnique, de la nation sont
représentées. Les enjeux susceptibles d'être
décelés de cette politique sont diverses. Cependant ils sont pour
la plupart d'ordre sécuritaire aussi bien pour le roi que pour la
stabilité des corps politique et étatique lesquels peuvent
être altérés si un sentiment de marginalisation ou
d'injustice naissait ou fut soupçonné au sein des couches
sociales apparentées et qui concerne la représentativité
au niveau des centres de décision. Aussi ne pouvons-nous pas y voir un
souci d'organisation nationale dont le but consiste à mieux faire croire
que l'on exerce le pouvoir, non pour se servir mais pour être au service
de la nation et mieux assurer sa suprématie ?
90 « Entretenus par le Palais, dotés de fiefs,
pouvant recevoir du roi des esclaves provenant des prises de guerre, les «
princes » étaient exclus de toute charge et de toute fonction
politique : ministres et dignitaires de la cour, chefs locaux, et même
épouses royales [...] étaient en revanche pris parmi les simples
dahoméens, dont les familles acquéraient ainsi une position
supérieure et constituaient une sorte de « noblesse d'office
»... ». Jean Suret-Canale. Afrique Noire Occidentale et Centrale.
Géographie-Civilisations-HISTOIRE. Troisième édition
revue et mise à jour. Paris : Editions Sociales, 1973, p.122
91 Balima. Op. cit. p.92
92 Suret-Canale, J. Afrique Noire Occidentale
et Centrale. Géographie- Civilisations-Histoire. Troisième
édition revue et mise à jour. Paris : Editions Sociales, 1973,
p.122
76
En tout cas tout semble porter à le croire puisque les
différentes fonctions stratégiques sont attribuées
à ses serviteurs, ses ministres. Ceux-ci ont par ailleurs pour
rôle d'informer et de constituer les intermédiaires entre les
Kombeemba ou gouverneurs des provinces et cantons et le Mogho Naba. En fait ils
sont formés au droit coutumier à servir, dans les faits de
manière courtoise et polie, en l'informant car comme le dit l'adage si
gouverner c'est prévoir, il est impératif pour pouvoir
prévenir de s'informer. Ici l'information recouvre une dimension
fondamentale et stratégique car relevant moins d'une simple action de
faire connaitre d'un fait que d'une obligation pour le roi d'être en
permanence à l'écoute de son peuple pour des raisons
sécuritaires et politiques. Aussi faudrait-il admettre qu'elle
revêtirait une certaine politique rusant dont la finalité serait
« de sonder l'opinion publique à des fins personnelles : pour
garder le pouvoir et prévenir les révolutions de palais dans ce
climat de rivalité dynastique ».93 Ainsi tel pouvait se
comprendre cet habitude du Morho Naba qui, se déguisant la nuit,
parcourait le quartier populaire de sa capitale dans l'anonymat absolu,
écoutant les conversations des gens.
Mais en réalité si l'on s'accorde sur les
impacts sur l'Etat des différentes fonctions qu'ils occupent et des
prérogatives dont ils jouissent surtout à ce stade de
l'évolution de l'esprit dans la gestion du pouvoir, l'on peut bien dire
avec Balima qu'en tant que hauts personnages chargés de la
préparation et de l'exécution des décisions, ils
exerçaient la réalité du pouvoir. Ce qui semble retenir
notre attention ici c'est qu'il s'agit moins d'une gestion absolue, arbitraire
et dictatoriale du pouvoir comme l'on a toujours peint les régimes
monarchiques traditionnels lesquels l'on a taxé souvent de
royautés bestiales et barbares sans organisation ni système
politique cohérent que d'une politique dont les modalités et la
finalité ont pour objet de garantir la cohésion et l'unité
nationales. Vu le caractère cosmopolitique de la société
moose, nous estimons que ces procédures sont en vue d'un souci
d'intégration et de nationalisation de tous et celle-ci semble
être déterminé par des politiques permettant d'assurer la
force et la violence légitimes dont doit recouvrir l'Etat.
93 Diop, C. A. L'Afrique noire
précoloniale, op.cit, p.67
77
En marge de ces stratégies visant à
prévenir ou à parer les risques de tyrannie ou d'absolutisme
susceptibles de découler de cette centralisation du pouvoir, des
pensées, des procédés gnoséologiques et
pédagogiques régissaient les sagesses populaires, les contes, les
proverbes. Ainsi les ruses des moins forts, les soulèvements populaires
telles que véhiculées par la tradition orale, la
désobéissance civile, les élections basées sur les
critères de sélection constituaient des manifestations, des
mécanismes de parade à tout abus d'autorité de pouvoir et
d'injustice, comme moyens de dissuasion de toute force se voulant
autocratique.
Cette force de la masse populaire constitue un poids non
négligeable pour le prince dans son exercice du pouvoir. Cela se
manifeste bien dans son rôle dans la procédure successorale. Pour
cela lisons ces propos de Skinner qui nous relate ici cette procédure.
Apres que les prétendants se soient manifestés, le Ouidi Naba
réunissait discrètement le Conseil et leur récitait cette
formule : « Le pays n'a pas de chef et il lui en faut un. Parmi tous ceux
qui souhaitaient être élus (di nam, « à manger le nam
»), c'est à vous qu'il incombe de choisir le meilleur ». A ces
propos, les conseillers répondaient : « Naba ! Vous êtes
notre supérieur et c'est à vous seul que revient le droit de
faire ce choix. » Ainsi se voyant attribuer la liberté de choisir,
il déclarait au Tansoba, avant de faire connaitre son choix : « Mon
coeur est lourd, car je crains que ceux dont les espoirs n'ont pas
été exaucés ne recourent à la violence pour obtenir
ce qu'ils souhaitent. » A cela ce dernier répondait : « Cela
irait à l'encontre de la tradition et de la justice... ». Ayant
reçu l'appui de tous, il pouvait maintenant faire savoir l'heureux
élu ; à ses conseillers de dire donc et en même temps :
« Naba ! Vous avez exprimé votre volonté et celle de tout le
peuple. »94
A la suite de tout cela, le Ouidi, faisant convoquer le
nouveau prince, il continua sur la procédure d'installation. Ce que nous
pouvons retenir à ce stade de la cérémonie d'investiture,
c'est que la volonté populaire se manifeste et que la dévolution
arbitrale automatique y est absente. E n s'adressant au prince élu, il
met en avant les exigences rituelles et coutumières de la population et
le respect des prescriptions politiques. En ces termes voici ce que nous en
rapporte Skinner : « Avant que votre père [ou votre frère]
ne meure, vous a-t-il désigné comme successeur ? » A cela il
répond par « Non sire ! Mon père vous a laissé toute
liberté pour choisir l'homme qui vous plairait, qu'il soit aveugle ou
lépreux ! ».
94 Skinner. Op.cit. p.97-98
78
Cette question posée trois fois, il répond aussi
par trois fois et le Ouidi Naba peut désormais le consacrer en
déclarant : « je vous remets le nam de votre père et de vos
grands pères. Vous devez essayer de vous comporter comme ils le firent
lorsqu'ils possédaient le nam ».95 Notons ici en passant
que les questions sur la diversité ethnique, linguistique et culturelle
posent énormément de soucis à nos Etats contemporains. Ils
sont à l'origine des guerres ethniques et claniques, religieuses et
politiques qui entrainent l'insécurité, l'absence de
stabilité territoriale, la précarité, l'exploitation
injuste des mineurs que l'on appelle communément « enfants-soldats
», et démesurée des forets et des richesses, la
pauvreté des terres cultivables due aux produits chimiques et
nucléaires, les maladies, la fuite des populations et des cerveaux...
.
Lors du 55e anniversaire de la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme (DUDH), la Rencontre Africaine pour la
Défense des Droits de l'Homme (RADDHO) avait publié, à la
suite d'une série de conférences-débat, un document
intitulé L'Afrique de l'Ouest face au défi de la
sécurité humaine. Dans cet ouvrage, le Général
Mamadou Seck, montrait dans son propos que l'Afrique fut depuis 1970 le
théâtre de plus de trente guerres meurtrières et durables
ayant pour origine des conflits internes qui annihilent tous les efforts de
développement socio-économiques. Cette situation étant
due, dit-il, « à des facteurs à la fois endogènes et
exogènes d'ordre politico-ethnique, mais également d'ordre
économique, avec pour corollaire le déficit ou l'absence de
démocratie ».96
Tout ceci est le résultat de mauvaises politiques de la
part de nos chefs d'Etat qui privilégient plus l'intérêt
personnel, partisane, clanique ou ethnique au détriment de
l'intérêt populaire, public, supérieur de la nation. Il
faudrait donc des politiques sociales d'intégration des peuples, faire
tout pour parer au favoritisme, de ne concevoir le chef d'Etat que comme
personne publique sans appartenance religieuse, ethnique, partisane. Il est la
volonté populaire et doit agir en tant que telle. Les moyens de l'Etat
n'appartenant pas à sa famille ni à son parti, il ne doit les
utiliser que pour la cause nationale.
95 Idem. p.100
96 Général Mamadou Seck. «Plus de
30 guerres en 34ans » In L'Afrique de l'Ouest face au défi de
la sécurité humaine. Dakar : EDITION RADDHO, juin 2005,
p.72
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Nos Etats modernes ont l'obligation de se départir du
joug occidental, du mimétisme pour penser et agir de façon
autonome et souveraine. Pour cela la constitution d'une nation homogène
et harmonieuse, la fondation d'un Etat aux institutions fortes et
équilibrées, la légalisation de politiques
d'intégration des peuples, de partage des pouvoirs et des richesses
constitueront des bases sur lesquelles s'établira la cohésion
sociale, territoriale et nationale gage de progrès et de puissance. Tout
cela autour d'hommes d'Etat et de citoyens au sens propre du terme, des
républicains vertueux n'ayant à coeur que la patrie et la
sauvegarde des valeurs sociaux culturelles, de la protection civile et de la
conservation du patrimoine populaire.
Tout ceci ne peut être effectif sans la mise en
application de mécanismes politiques et étatiques rigoureuses de
gestion des affaires sociales comme semblent l'avoir fait les mooses. Ils ont
très tôt, comme dans beaucoup de sociétés
traditionnelles africaines senti la nécessité de gérer le
social et de parer aux risques des révoltes populaires ou de
désobéissance civile en prenant dés le début du
processus de socialisation et d'intégration de toute cette masse aux
diverses visions et coutumes, des stratégies de gouvernance en
favorisant des politiques idéologiques permettant de faire respirer
l'Etat et de responsabiliser tous devant le patrimoine commun. Ainsi une
très nette décentralisation accompagnée d'une
autonomisation des pouvoirs, une démocratisation dans la gestion des
affaires publiques, la soumission devant toutes les institutions, le respect
mutuel, le partage des pouvoirs, la délimitation des champs d'action
aussi bien pour le temporel que pour le spirituel,...seront les fondements de
la stabilité et de la superpuissance de l'Etat et des peuples mooses.
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