2- Parenté et exercice du pouvoir
« ...C'est avec raison qu'on a distingué
l'économie publique de l'économie
particulière, et que l'état n'ayant rien de commun avec la
famille que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un et l'autre,
les mêmes règles de conduite ne sauroient convenir à tous
les deux »68 s'indignait Rousseau quant à la non
recevabilité de la genèse de l'Etat dans la famille. Ces propos
illustrent bien la distance opérée par les théoriciens du
droit politique sur la question de la genèse de l'État, de ses
fondements et des modalités de sa gestion depuis la fin du
XVIe siècle avec les penseurs comme John Locke - qui critique
la théorie sur la monarchie du droit divin telle que
élaborée dans le Patriarcha de Robert Filmer- jusqu'aux
Lumières avec Rousseau et ses contemporains.
Cette nouvelle approche du politique rompt avec une ancienne
conception laquelle faisait dériver l'Etat de Dieu ou de déduire
la manière d'exercer le pouvoir étatique à celle du
pouvoir familial. Suivant ces auteurs en l'occurrence Rousseau, la famille est
par excellence le domaine de la vie privée, du coeur, de «
l'économie domestique et patrimoniale » tandis que l'Etat est celui
de la raison, du public, de la volonté générale.
Dés lors le chef de famille ne saurait se concevoir comme un chef
d'Etat. Ainsi, même si les fonctions du père de famille et du
prince tendent vers une seule finalité à savoir le bonheur, la
nature des voies suivies et les mécanismes d'administration restent
différents. Aux dires de Rousseau, « quoique les fonctions du
Père de famille et du prince doivent tendre au même but, c'est par
des voyes si différentes ; leurs devoirs et leurs droits sont tellement
distingués qu'on ne peut les confondre sans se former les plus fausses
idées des principes de la société...
».69
Pourtant, il semble que ce soit dans cette même logique
que s'inscrivait Hegel dans sa définition de l'Etat et de ses
fondements. Si pour lui, l'Etat constitue ce solide édifice dont «
l'architectonique de sa rationalité [...] fait reposer la
solidité du tout sur l'harmonie des parties », alors il ne saurait
s'édifier à travers ce qu'il appelle « la bouillie du coeur,
de l'amitié et de l'enthousiasme »70. En principe ceci
reviendrait donc à faire de celui-ci, non plus une instance basée
sur la dimension privée, des sentiments, mais ancrée
substantiellement dans une sphère publique régie par des lois en
tant qu'expression de la volonté générale.
68 Rousseau, J.J. « Discours sur
l'économie politique » In Du Contrat Social ou Principes du
Droit Politique. Op.cit. p.66
69 Rousseau, J.J. « Du Contrat Social ou Essai
sur la Forme de la République, Premier version. Livre I «
Premières notions du corps social », chap. V «Fausses notions
du lien social». In Du Contrat Social. P.122
70 Hegel, G. W. F. Principes de la philosophie
du droit, préface, traduit, présenté et annoté
par Robert Dérathé, seconde édition revue et
augmentée. Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 1986, p.50
61
Mais si la dimension privée est si différente de
celle publique, comment peut-on concevoir l'harmonie sociale dés
l'instant qu'au sein de l'Etat se trouve imbriqués en l'individu le
sujet et le citoyen lesquels se trouvent en situation conflictuelle? Comment
peut-on équilibrer cette disharmonie entre ces deux dimensions, entre
l'intérêt particulier et l'intérêt
général ? Comment ce dualisme s'effectue t-il chez les mooses ?
Existe-t-il chez eux une politique tendant à corréler ces deux
dimensions ? Qu'en est-il exactement de la perception de la parenté chez
les Mossi et quel est son rapport à la politique ? Que
représente-t-elle et quels en sont les modalités d'exercice et
les enjeux ?
Autant de questions qui, nous semble t-il, à travers
leurs réponses, seront en mesure de satisfaire les attentes concernant
les enjeux sous-jacents aux rapports entre parenté et pouvoir dont cette
deuxième partie s'intitule. Nous entendons ici par « politique de
la parenté » le système politique de gestion et de
délégation du pouvoir fondé sur la parenté ou le
lignage telle que nous le manifesterons dans la structuration du corps
politique. Elle consiste chez les Mossi à attribuer aux membres de la
classe royale dominante ou des groupes affiliés la liberté
d'administrer les circonscriptions locales et à leur laisser la
plénitude de leur pouvoir dans l'exercice de leur fonction afin
d'assumer le destin du peuple.
Les provinces, les cantons et les villages sont sous la
conduite de descendants de la famille royale comme l'atteste ici ce propos de
Skinner : « les Mossi réservaient toutes les positions importantes
dans l'organisation politique traditionnelle à ceux qui
prétendaient descendre en droite ligne de Ouédraogo et d'Oubri,
les fondateurs de la nation Mossi ».71 La parenté, comme
nous l'avons définie tantôt et cadrée contextuellement,
renvoie ici à un mécanisme d'exercice du pouvoir et de gestion du
politique.
Dans les sociétés africaines, à
régime monarchiques, le pouvoir parental et plus particulièrement
du père jouit d'une suprématie légitime au niveau des
rapports sociaux de base comme au sein de la famille et au niveau
étatique. Il est légalisé du fait de son ancienneté
car provenant des ancêtres et se caractérise d'une autorité
juridique au sein de la communauté. Faisant de la paternité et de
son autorité le fondement de la société et du droit, VAN
EETVELDE dira : « le père tient son autorité de ses
ancêtres, dont il poursuit la tâche. Il est un chaînon qui
relie les vivants au monde des aïeux décédés.
Lorsqu'il parle, il exprime des volontés ancestrales
».72
71 Skinner. Op.cit. p.49
72 VAN EETVELDE. Op.cit. p.75
62
Cette conception du Père est quasi
généralisée en Afrique. Elle manifeste les idées
d'engendrement, de fondation, d'autorité concernant tout ce qui fait
allusion à l'exercice d'un pouvoir. Il est dés lors au
début comme à la fin de la réalité sociopolitique
et du droit. C'est d'ailleurs en ce sens que juridiquement le vocable
«paternat» est utilisé pour caractériser ce
système juridique, où la source des rapports de droit entre les
individus du même groupe socio-biologique se trouve dans
l'autorité du père. Dans les Etats Mossi, ce genre d rapport
entre parenté et pouvoir est fortement visible dans l'architecture
politique et étatique.
La parenté ou encore le système de lignage
constitue un cadre de référence à la compréhension
et à l'analyse de la structuration du mode de gouvernance et de gestion
du pouvoir des rois Mossi. Elle représente le socle de la fondation des
Etats et le point focal sur lequel repose toute la disposition des corps
politique et étatique. En effet l'administration traditionnelle est
structurée de manière pyramidale et sur la base d'une filiation
à la fois patrilinéaire et matrilinéaire. Les
Nanamsé c'est-à-dire les chefs principaux, descendants de la
famille royale, occupent les premières fonctions en se plaçant
à la tête des quatre grands royaumes. A ce niveau Skinner montrera
que chez les Mossi, les plus hautes positions dans la hiérarchie
administrative sont détenues par les héritiers directs de
Ouédraogo et d'Oubri, les fondateurs de la nation Mossi. Ceci est
également attesté par ces propos des Archives : « le chef de
Tenkodogo était le Saamba (oncle ou père) de celui de
Ouagadougou. Les chefs du Yatenga et du Boussouma étaient aussi issus de
la lignée royale de Ouagadougou ».73
Qu'il s'agisse d'une affiliation linéaire ou
collatérale, la prédominance de la gestion parentale aussi bien
du pouvoir politique que du religieux dans la hiérarchisation pyramidale
des fonctions politiques et étatiques de cette société ne
fait l'ombre d'aucun doute. A quelques exceptions prés, les Naaba sont
naturellement issus de la famille conquérante qui a édifié
l'Etat ; les charges gouvernementales et administratives, aussi bien au niveau
central qu'au niveau local, sont affectées à ses membres et
à ceux des familles avec qui l'on a conclut le pacte- les gens de la
terre- mais aussi à ceux qui ont accepté de se soumettre à
la volonté du conquérant en adoptant sa vision de l'Etat et du
monde, sa langue, sa culture.
73 Archives. Op.cit. p.178
63
Néanmoins, les hautes fonctions les plus
stratégiques constituant le socle de la force sécurisante et de
la stabilité quant à la gestion de l'Etat et de ses
démembrements sont détenues par la classe sacerdotale. C'est
pourquoi les différentes composantes de la nation Mossi :
principautés, provinces, cantons, villages sont sous l'empire d'un
représentant de la famille royale ou des apparentés. Cette
politique de la parenté dans l'affectation des charges administratives
est quasi générale dans l'univers négro-africain et cela
du fait des structures sociopolitiques fondées sur des systèmes
de lignage et d'alliance. Chez les Mossi, le pouvoir est souscrit dans une
logique de filiation patrilinéaire. La plupart des chefs était
des descendants de la lignée royale d'Ouédraogo et d'Oubri. Les
royaumes, les provinces, les cantons et les villages sont respectivement
gérés par les Morho Nanamsé, les
Dimdamba, les Kombemba et les Tense Nanamsé,
tous de classe noble.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Skinner
considérait que la parenté constituait la base de la classe
dirigeante. Cette idée est également partagée par H.
Baumann et D.Westermann. Ces auteurs considèrent qu' « Oubri a
été le premier Morho Naba à diviser le pays en provinces
subdivisées en districts et en villages. Il a mis de ses parents
à la tête de toutes ces unités, de sorte qu'il se trouvait
être au sommet d'une hiérarchie fixe ».74 Cette
représentation parentale au sein de la segmentation de l'Etat en
institutions autonomes fait que l'on assiste à une première
approche de partage politique du pouvoir lequel sera effectif dans l'exercice
authentique et proprement dit de la chose publique et du choix des
mécanismes de gestion des intérêts privés et publics
de la part des rois moose.
Cette approche de la parenté dans la question du
pouvoir est en partie liée à la conception que les mooses se font
de la notion de chef ou de souverain, détenteur de pouvoir et
d'autorité. Le pouvoir se ramène chez les Mossi à cette
force divine qu'ils nomment Nam ou Naam. C'est à partir de cette notion
que se mesure la capacité de gouverner d'un chef, de tout Naba, de son
degré de légitimité et justifie sa suprématie
devant les autres. Cela se comprend mieux si l'on se réfère
à sa double origine telle qu'elle est mise ici en évidence par
Alassane Ndaw : « il renvoie au pouvoir qui a été mis en
place par les fondateurs afin d'édifier l'Etat, mais il se
réfère aussi à la puissance divine dont le chef est le
dépositaire »75.
74 Baumann, H. et Westermann, D. Les peuples et
les civilisations de l'Afrique suivi de Les langues et l'éducation.
Paris : Payot, 1962, p. 403-404
75 Ndaw, A. Op. cit. p.189
64
L'enjeu fondamental autour du Nam, symbole du pouvoir,
concerne moins l'aspect possession perpétuelle de l'autorité que
la capacité et le savoir de l'acquérir et de le conserver car
elle fait l'objet de lutte et de conquête et l'échec entrainant en
même temps sa perte. Ici l'autorité du souverain est en permanence
à risque. L'on cherche toujours par tous les moyens à la
fragiliser, à la mettre en déroute. C'est pourquoi tout un
arsenal étatique et juridictionnel à la fois politique et
religieuse va être mis en place pour parer ou pour contrecarrer cette
course prétentieuse et acharnée pour le pouvoir.
Le Nam constituant un principe de domination et surtout de
légitimation et d'appartenance à la classe aristocratique avec
tous les privilèges dont elle regorge, il est aisé de voir et de
comprendre cette lutte ambitieuse pour la conquête du pouvoir comme
d'ailleurs il se fait remarquer dans nos Etats dits modernes. Cette course ou
encore cette compétition pour l'exercice d'une quelconque entité
étatique se solde parfois, dans le phénomène de
délégation du pouvoir, par des injustices et des discriminations
quant à la possession du Nam d'un fils ou petit fils de rang royal. Ce
qui entraînait ainsi la résignation et l'exile ou la
conquête, par les déchus, de nouveaux espaces.
Un tel ravissement du pouvoir à certains ayant droits
était en partie lié au fractionnement lignager en segments de
lignages et favorisait en général l'extension du Mögo. En ce
sens Skinner fera remarquer que : « la segmentation du lignage faisait que
certains segments avaient plus facilement accès au nam et c'est aux
conflits de souveraineté qui en résultèrent que l'on doit
attribuer la création des divers royaumes, principautés et
même de certains cantons Mossi »76.Cette privation ne
consiste pas à une perspective arbitraire de transmission du pouvoir
mais se justifie par cette approche qu'ont les mooses et qui concerne la
dimension et le statut que revêt l'autorité, le chef. Celui-ci
incarne aussi bien la force puissante et le respect mais aussi le savoir et la
sagesse, inspirateurs de la peur et de la méfiance, facteurs de la
soumission et de la souveraineté gages de l'assurance du destin
collectif et individuel. Dés lors ce dernier ne doit souffrir d'aucune
imperfection: infirmité, déficience mentale, faiblesse physique
et psychique entre autres.
76 Skinner. Op. cit. p.50
65
Néanmoins il arrivait que certains fils
légitimes renoncent volontairement aux charges gouvernementales en se
taillant de nouveaux fiefs tandis que d'autres perdaient le pouvoir à la
suite d'une défaite à un duel pour l'hégémonie.
Ainsi ils se disposaient d'eux-mêmes et édifiaient de nouveaux
royaumes. C'est ainsi que la province de Boulsa a été
instituée par Naba Namende, fils, selon Skinner, de Oubri.
Il a délibérément décidé de devenir
Kourita77 de son père en acceptant l'exile au profit
de son frère. Quant à celle de Mane, elle fut fondée par
Nyaseme, fils de Koudoumie. Estimant à la suite de sa
défaite devant son frère que le Nam devait lui revenir, ce
dernier s'empara des Ninisi autochtones et les domina. En rompant avec
la mère patrie, Ouagadougou dés lors dirigé par un certain
Koudoumie, ces princes établirent des royaumes
intermédiaires et se mesurèrent à la souveraineté
suprême du Mogho Naba en se définissant sous le titre de
Dim c'est-à-dire ceux là qui ne doivent soumission qu'à
Dieu.
Au regard de cette apparente politique parentale qui ne
concerne que le partage et la gestion de sphères
politico-géographiques, il ne faudrait pas se hâter d'en conclure
qu'il s'agit d'une liaison intrinsèque et irréversible entre
pouvoir et parenté ou d'une gestion absolue et autoritaire des affaires
de la cité. Il s'agirait plutôt de saisir les enjeux politiques et
philosophiques qu'ils sous-tendent dans l'exercice du pouvoir et les
stratégies politiques mises en place pour conduire librement et surement
l'intérêt général. Comme nous le verrons,
d'ailleurs, dans la schématisation de la structure politique et
étatique et de tous les mécanismes qui interviennent dans la
transmission du pouvoir, il existe chez les Mossi une part faite entre
parenté et pouvoir, entre privé et public, entre spirituel et
temporel pour ce qui concerne la direction de l'Etat et de ses institutions.
Il ne s'agira pas d'une soustraction radicale ou d'un rapport
de rejet mutuel ou d'incompatibilité entre les deux domaines mais d'une
relation de corrélation nécessaire au sein de la
société. En d'autres termes il sera question de déceler
les rapports qui existent entre la personne publique et la personne
privée, entre l'Etat et les citoyens et entre les dirigeants
eux-mêmes d'abord et entre le peuple ensuite mais aussi de voir la
manière de concevoir les intérêts particuliers et
généraux. Aux travers de cette politique de séparation ou
d'harmonisation de ces deux sphères pourront donc se lire les enjeux
étatiques et politico-philosophiques susceptibles de faire constater les
bases de la stabilité du pays.
77 Il désigne selon Skinner un jeune fils d'un
Morho Naba décédé choisi pour représenter son
père sur terre. Il est banni de la capitale et il lui est interdit sous
peine de mort de voir le nouveau Morho Naba.
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